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De : Narwa Roquen Date : Dimanche 15 fevrier 2015 à 21:07:30 | ||
« Avec cette formidable envie de vie... » M. Berger Laboratoire de Génétique Appliquée, Khenchela, avril 2342. La mélodie du violon était audible depuis le fond du couloir. William, l’assistant de liaison, hésita un instant avant de frapper à la porte. Le professeur n’était pas commode... Mais quand il entendit « Merde, fa dièse ! », il entra sans hésiter. « Professeur, professeur ! C’est maintenant ! » L’homme en blouse blanche en se levant d’un bond bouscula son bureau – une simple planche posée sur des tréteaux. Tenant toujours son violon à la main, il précéda son jeune assistant dans les escaliers, et il était déjà entre le 26° et le 27° sous-sol, dégringolant chaque volée à la vitesse d’une tornade, quand le dernier feuillet virevoltant vint se poser mollement au milieu des livres et des dossiers qui jonchaient maintenant le sol carrelé de son bureau. « Alors ? - C’est en cours, monsieur. Là-bas, dans le coin à gauche. - Mais zoomez, bordel, je n’y vois rien ! » Le professeur, quittant la grande vitre sans tain, se tourna vers l’écran, ou plus exactement vers le drap blanc tendu sur le mur à sa droite. Allongée sur le sable au milieu de quatre de ses congénères, une créature noire et velue écartait les cuisses. « Je peux avoir le son ? - Oh pardon... - Mais filtrez-moi ce bruit de fond, merde ! Ramsès, mon vieux, c’est un instant unique ! C’est la première ! » Le technicien s’acharna sur les claviers. « Allez, Cléopâtre, pousse encore. Là, c’est bien. - Nous sommes avec toi. Ouvre-toi comme une fleur, laisse-le sortir... » Le crâne apparut, puis la tête, puis en un glissement mouillé le corps tout entier, recueilli par deux grosses mains poilues qui le tendirent à la mère. Cléopâtre se redressa, coupa le cordon avec ses dents et enfouit presque la tête du nouveau-né dans sa bouche, en aspirant vigoureusement. Le bébé agita vivement ses bras et ses jambes et enfin... enfin ! poussa son premier cri, vigoureux et clair. « Ouais ! Ouais ouais ouais et ouais ! Zoomez, Ramsès, zoomez, c’est un garçon ou une fille ? - Un mâle, monsieur. - Un garçon ! C’est un garçon ! » Le professeur essuya une larme de joie d’un revers de manche, et la voix tremblante d’émotion il prononça ces mots qui furent reportés dans le Grand Livre Chronique. « Mesdames, Messieurs, vous venez d’assister au plus grand évènement scientifique de ces trente dernières années. Ils peuvent se reproduire ! Notre mission est presque achevée. La Terre est sauvée ! » Juillet 2348, grand amphithéâtre de Khenchela. « Mesdames, Messieurs, Monsieur le Président, en tant que responsable du district de Khenchela, je vous souhaite à tous la bienvenue. Ce que vous allez voir et entendre ce matin restera, j’en suis sûre, à jamais gravé dans vos mémoires comme la plus extraordinaire conférence à laquelle vous ayez jamais assisté. Permettez-moi auparavant de resituer l’évènement dans son cadre historique. En 2304, l’hiver dura 6 mois et des températures extrêmes furent remarquées dans les zones tempérées des deux hémisphères, atteignant -20°. En 2305, l’hiver dura 9 mois, avec, dans les mêmes zones, des températures de -30°. Il neigea sur l’équateur, il grêla sur le Sahara, et en février on nota -7° à Kinshasa. 2306 marque le début de ce que nous nommons la Nouvelle Ere Glaciaire, bien plus froide, semble-t-il, que tout ce que la terre ait jamais connu. L’orbite de notre planète a été déroutée pour une raison inconnue, et les températures extérieures varient entre -40° et +5° selon... les saisons, encore que la notion même de saison ne soit plus que théorique. La population mondiale a été lourdement affectée par ces changements climatiques. Je ne calomnierai pas en affirmant que les gouvernements des différents Etats ont largement sous-estimé l’ampleur de la catastrophe. Au cours du grand black-out de 2306, quand toutes les transmissions se sont arrêtées, quand nous nous sommes tous retrouvés privés d’électricité, de téléphone et d’internet, il n’a plus été question d’attendre un hypothétique printemps. Survivre jour après jour a été notre seule priorité. Nous sommes ici à Khenchela, sous les Monts Aurès, dans les territoires de l’ancienne Algérie. Aucun de vous n’ignore qu’un multimilliardaire, Stephen Works, que certains accusèrent de paranoïa et que d’autres appelèrent visionnaire, avait fait construire ici une véritable cité souterraine, redoutant une pollution extrême de la surface terrestre. Il avait choisi cet endroit à cause de ses célèbres sources chaudes, ressource naturelle permettant d’économiser de l’énergie. Il avait bien compris que telle était la clé de notre survie, si nous devions vivre sous terre. Dans son projet initial, le refuge de Khenchela abriterait une population choisie pour ses compétences, afin de perpétuer l’espèce. Malheureusement, une pneumonie l’emporta en novembre 2305. Pour une raison inconnue, il ne révéla l’existence de cette cité miraculeuse qu’à trois personnes : le professeur Euripide Steiner, émérite chirurgien de Boston, qui périt dans un crash aérien en essayant de rejoindre l’Algérie ; Sophia Castafioripoulos, surnommée la Casta Diva, cette délicieuse et célébrissime cantatrice, qui déclina son invitation parce qu’elle était claustrophobe... et dont le corps fut retrouvé gelé en 2307, dans une rue d’Athènes ; et enfin, et ce fut seulement quelques heures avant sa mort, Stephen Works appela Jean Des Ormeaux, l’écrivain et philosophe français, à qui il confia le soin d’organiser et de gérer son refuge. Mesdames et Messieurs, je vous demande d’avoir une pensée reconnaissante pour Stephen Works et pour Jean Des Ormeaux, disparu en 2322 : nous leur devons la vie. Il existe peut-être d’autres survivants sur la planète ; les expéditions que nous avons développées en surface, pour rapatrier des matériaux et des machines, ne nous ont jamais amené à en rencontrer ; mais nous n’avons, hélas ! plus les moyens de nous éloigner trop de notre base. Toutes les voies de communication à distance sont coupées, et même en période chaude (si je puis dire) nous ne pouvons plus faire voler des avions, faute de carburant et d’une trop faible irradiation solaire. Je souhaite du fond du coeur qu’il n’en soit pas ainsi, mais nous sommes probablement les derniers survivants de l’espèce humaine. En 2306, nous étions environ 28 300 ; d’autres sont arrivés plus tard, portant notre nombre à 42 587 en 2309. Malheureusement les conditions précaires de notre survie ainsi que les séquelles des souffrances des réfugiés – certains avaient traversé la Méditerranée à pied... - portèrent ce nombre à 38 715 en 2312. Une des principales causes de cette récession fut la dénatalité. Nous avions pourtant une population dont 70% avait moins de quarante ans, soit, en clair, à peu près 15 000 femmes possiblement gestatrices. Mais, sans qu’aucune cause ne fût identifiable, moins de 10% d’entre elles furent enceintes entre 2306 et 2312. Et pour être complète, j’ajouterai qu’aucune naissance humaine n’a été enregistrée depuis 2320. Bon nombre d’entre vous se souviendront jusqu’à la mort de l’exode pitoyable qui les réduisit, après avoir perdu tous leurs biens et souvent aussi la plupart de leurs êtres chers, à marcher dans la neige et la glace pendant des semaines et des mois, voyant inexorablement leurs compagnons de route tomber les uns après les autres. Terrifiés, affamés, démunis, amenés quelquefois à manger des cadavres humains pour subsister, confrontés quotidiennement à la mort pendant un temps toujours trop long, souffrant dans leur chair et dans leur âme... Peut-être la Peur, celle qui vous envahit au point que même la mort semble préférable... Peut-être est-ce la Peur qui rôde encore en nous et autour de nous qui a rendu nos femmes stériles. Alors, en 2317, après de multiples tentatives d’hormonothérapie, homéopathie, étiopathie, acupuncture et autres, après que toutes les analyses sur les femmes en âge de procréer se fussent révélées strictement normales, il arriva qu’Auguste Legrand, chef de notre Assemblée, convoqua le professeur Nessi. Il avait alors 39 ans, et c’était un généticien surdoué et remuant, qui bataillait chaque jour pour obtenir les crédits indispensables à ses recherches. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je n’étais alors qu’une modeste assistante de 25 ans, consignée à des tâches subalternes. Quand Auguste Legrand lui posa la question directe « Professeur Nessi, pensez-vous pouvoir trouver le moyen de perpétuer l’espèce humaine ? », il hocha la tête plusieurs fois, avec un sourire discrètement ironique. C’est un des souvenirs les plus forts de ma vie, Mesdames et Messieurs. Imaginez-vous. Bachelier à 15 ans, médecin à 20 ans, professeur de génétique à 25 ans... Ce jour-là, malgré les préconisations en vigueur de revêtir des combinaisons calorifères, il portait un T-shirt noir et un jeans usé. Ses cheveux blonds balayaient ses épaules, ses sourcils étaient broussailleux et ses joues n’avaient pas dû sentir la lame d’un rasoir depuis plusieurs jours. Il avait, au mieux, l’air d’un original, au pire celui d’un innocent réduit à la mendicité. Et cet homme, dont l’apparence peu orthodoxe semblait contredire sa réputation de génie, cet homme répondit, avec une étincelle de malice dans ses yeux verts : « Oui. Je pense que oui. » Je n’y ai pas cru. Auguste Legrand scruta les visages de toutes les personnes qui l’entouraient, et je suivis son regard. Je pense pouvoir affirmer que personne, parmi les présents, n’aurait parié un cure-dent sur la réussite du projet. Et pourtant Auguste Legrand alloua au professeur Nessi des crédits illimités, quitte à restreindre encore le confort de ses administrés. Confort ! Une température de 15° dans les lieux de vie, des protéines trois fois par semaine, et des journées de travail de dix heures... Et nous voilà en 2348, trente et un ans plus tard. Bien sûr qu’il a réussi, avec toujours autant de modestie et de simplicité. Je lui laisse maintenant la parole, afin qu’il vous expose lui-même le résultat de ses travaux. Mesdames et Messieurs, je vous demande d’acclamer debout, avec toute l’admiration et la ferveur qu’il mérite, le sauveur de l’humanité, Thémistocle Nessi ! » Le professeur s’avança en souriant vers la petite estrade. En croisant l’oratrice, il l’embrassa chaleureusement sur les deux joues. Il ne plaça aucun feuillet sur le pupitre. Il y appuya une main. « Mesdames et Messieurs, je voudrais avant tout remercier notre hôtesse, l’irremplaçable Isadora Azoun. Originaire de Khenchela, elle dirige le district depuis dix ans. Je suis un vieux fou, vous savez, aux exigences incongrues et incessantes. Une sorte de tyran, oui, oui, mon équipe vous le confirmera. Et pourtant Isadora, sans être informée de très près de l’avancement de mes travaux, a toujours été envers moi d’une infinie patience et d’une non moins infinie générosité. Je voudrais, avant de commencer mon exposé, lui adresser à travers vos applaudissements nourris toute la reconnaissance qui lui est due. » Donnant l’exemple, il se mit à battre des mains, suivi par la salle tout entière. Il attendit que le silence revînt, avec une expression qui tenait à la fois de la gourmandise et de la facétie. « Je... Je vous remercie d’être venus si nombreux. La recherche... Vous savez, on est souvent seul avec son microscope, son ordinateur, ses doutes... Et alors... Cela fait bien longtemps que je n’ai plus donné de conférence devant une si large assemblée... Mais... (un sourire) comme tous les gens intelligents, je sais m’adapter. A vrai dire... c’est une chose assez étrange. Je suis entré à l’université à 15 ans, et pendant mes premières années de médecine... En fait, je suivais deux années en une, mais c’était facile, j’avais du temps libre. Alors j’allais en auditeur libre écouter les cours de philosophie de la Sorbonne. Et à l’époque... l’un des débats qui agitait le plus l’amphithéâtre portait sur la question « pourquoi l’espèce humaine veut-elle survivre ? » C’était, en ce temps-là, une interrogation purement rhétorique, juste un terrain de jeux pour exercer nos jeunes esprits impatients. Le climat était stable, nous avions quatre saisons, la famine n’existait plus, les épidémies étaient sous contrôle. Il restait bien quelques foyers de guerre, mais limités et circonscrits. L’immense majorité vivait dans... un certain consensus, fait d’hypocrisies et de non-dits, mais malgré tout... cela pouvait ressembler au bonheur. La science nous disait que toutes les espèces vivantes cherchaient avant tout à se reproduire et à se perpétuer : les plantes, qui ne fleurissaient jamais aussi bien que quand elles se sentaient menacées ; les animaux, qui pouvaient se mettre en danger juste pour avoir une chance de se reproduire. Mais les humains ? Espèce supérieure, maîtresse de la planète... Rien ne pouvait nous inquiéter. Pourquoi envisager une survie, puisque nous étions en vie, en paix, heureux ? Nous débattions, mais sans profondeur. Les hypothèses trop spécieuses ne restent que des préoccupations intellectuelles, aussi prégnantes dans nos vies qu’une grille de mots croisés... Quand, en 2317, Auguste Legrand me demanda de trouver le moyen pour que survive l’espèce humaine malgré la glaciation, ma première pensée fut pour ces cours de philosophie. Et j’avoue qu’alors la réponse que je me fis in petto à cette question « pourquoi ? » se résuma à un simple « pourquoi pas ? ». Le challenge était passionnant, et j’eus l’immodestie de prétendre que j’en étais capable. Auguste Legrand s’adressa à moi parce que j’étais un scientifique reconnu, et il n’en restait pas beaucoup. J’étais réputé pour mon intelligence, ma créativité et mon originalité. De plus, depuis l’Exode, je tournais en rond dans un laboratoire désert, sans projet, sans avenir, relisant mes travaux passés et me demandant à quoi ils pourraient servir... Auguste Legrand voulait que je trouve de nouvelles ressources qui s’adapteraient à nos besoins énergétiques. Et moi... j’ai fait exactement l’inverse, en me souvenant que j’étais généticien. Et alors... voilà. Ramsès, diapo. » Sur l’écran géant fut projetée une photo représentant deux grands singes bruns. « Je vous présente Daam et Evita, les deux premiers Chims que j’ai créé, in vitro, de manière tout à fait originale... et artificielle. - Des chimpanzés ! », remarqua quelqu’un dans la salle. - « Chims ? Non, plutôt chimères. Leur génome est à 98% humain, mais il y a aussi 1% de singe, 0,2% d’ours, et le reste se répartit entre le dauphin, le pigeon, le chat, la grenouille, et le ver de terre. Je vous présente l’avenir d’Homo Sapiens : Homo Pacificus. » L’auditoire se figea dans un silence lourd. Thémistocle Nessi émit un petit rire consensuel et en affichant une expression candidement niaise, il martela d’une voix forte : « Homo Sapiens ! Prétentieux, orgueilleux humains que nous sommes ! L’Homme Sage, l’Homme qui Sait... Et qui n’a cessé, depuis des millénaires, de torturer, de soumettre et d’assassiner ses semblables ! Qui n’a cessé – et plus il devenait savant, plus il devenait cruel – d’exploiter, de polluer, de pourrir cette merveilleuse planète bleue qui n’a jamais été avare de ses bienfaits. Vous n’êtes pas responsables des méfaits de vos parents ni de ceux de vos aïeux. Mais vous gardez en vous, inextinguible et meurtrière, la soif de vous enrichir à n’importe quel prix, et la fierté de votre lieu de naissance... L’esprit de clocher, que vous avez trop longtemps déguisé sous le noble nom de patriotisme, et au nom duquel il y a eu plus de morts que par la plus grave des épidémies ou la plus épouvantable des catastrophes naturelles. Il a fallu que nous soyons réduits à l’état de rats, cachés dans un sous-sol, pour que plus personne n’invoque une supériorité de race ou de culture... L’Homme, espèce supérieure ! Qui n’a considéré que son droit, le droit du plus fort, parce qu’il savait lire et écrire, transmettre sa mémoire, fabriquer des outils et des armes... et négligé tous ses devoirs, non seulement envers ses semblables, mais aussi envers notre Terre nourricière... Hem... Pardonnez mon emportement... Je ne suis pas croyant, mais je ne peux m’empêcher de penser que si la Terre se venge aujourd’hui, nous ne l’avons pas volé. » Thémistocle Nessi prit une profonde inspiration et but d’un trait le verre d’eau posé devant lui. « La colère est mauvaise conseillère, vous avez raison. Et je vous assure qu’elle ne présida pas à mes choix. Ou alors... sous sa forme la plus atténuée, la plus compatissante... Revenons un instant à Auguste Legrand, et à son désir de perpétuer l’espèce humaine. Contrairement à ce que la plupart aurait envisagé, et sans doute à ce qu’il espérait, je n’ai pas pensé « ressources », j’ai pensé « créature ». Et une évidence m’est apparue. L’être humain tel qu’il existe aujourd’hui, n’est adapté qu’à une civilisation de confort technologique : nous sommes nus, thermofragiles, nous n’avons plus qu’une vingtaine de dents, nous sommes dépendants pour notre survie de vêtements, de chauffage, d’une alimentation de texture molle, nous ne savons pas hiberner, nous avons besoin de sommeil, nos plaies sont longues à cicatriser, notre système immunitaire est peu performant et qui plus est nous avons en nous des pulsions de toute-puissance qui mettent en danger non seulement notre propre existence, mais aussi celle de l’Autre, et celle de la Terre. Et alors... J’ai envisagé l’existence d’un être humain qui serait plus résistant, plus intelligent donc plus adaptable, et surtout plus pacifique. Et j’ai étudié les génomes. Voyez-vous, je n’aurais rien pu faire d’utile si avant moi, pendant des siècles, des chercheurs anonymes n’avaient consacré leur vie à étudier dans le moindre détail le patrimoine génétique de toutes les espèces animales et végétales, ainsi que de toutes les races humaines, jusqu’aux peuplades les plus éloignées de la civilisation, dont les comportements nous semblaient à première vue décalés et farfelus. Ces hommes, poussés simplement par la curiosité, ont travaillé apparemment sans but. Ils appelaient ça « faire progresser la science », et leurs contemporains se gaussaient en les traitant d’illuminés. Et pourtant... La plupart d’entre vous ne savent même plus ce qu’était la tuberculose. Une maladie insidieuse, capricieuse, déroutante, qui pouvait vous foudroyer en quelques heures ou rester latente pendant des années, avant de se mettre à vous grignoter lentement et à vous consumer dans d’atroces souffrances. C’était il y a très longtemps, en Europe, dans les années 1800. Des centaines de médecins ont collecté, jour après jour, tous les symptômes, tous les signes d’apparition de la maladie, permettant son diagnostic alors qu’aucun traitement n’était efficace. Ils ont multiplié les examens cliniques et malheureusement les autopsies, succombant parfois eux-mêmes au terrible mal, pour dévoiler tous les aspects de ce fléau, eux aussi raillés et méprisés par leurs contemporains, pour cette perte de temps et d’énergie... Mais quand le hasard voulut bien que l’on découvrit les remèdes, leur travail s’avéra plus qu’utile, indispensable : tous les pré-requis étaient en place, il n’y avait plus qu’à soigner pour guérir ! Patiemment, pied à pied, ils avaient utilisé ce temps de l’impuissance pour que leurs successeurs remportent une des plus belles victoires de la médecine. Je convoque des fantômes, me direz-vous. Que nenni. Nos ancêtres généticiens m’ont permis à moi, Thémistocle Nessi, de créer l’être humain qui survivra à la Glaciation. Oh... je suis intelligent, certes, mais j’ai surtout eu la chance d’être là au bon moment. Sans toutes ces études préalables, je n’aurais jamais réussi. Et alors... voilà, j’ai utilisé à outrance les énergies résiduelles pour faire fonctionner des machines d’une incroyable technologie. Pour cela, je vous l’avoue, Mesdames et Messieurs, mais néanmoins avec la complicité bienveillante de l’Assemblée, je vous ai tous privés de quelques calories par repas et de quelques degrés centigrades dans vos chambres. Je ne m’en suis pas attribué davantage ! Mais moi, je savais pourquoi. Et alors... parlons des Chims, de ces merveilleuses chimères qui sont devenues des êtres bien réels. 98% de leur génome est humain, ce qui les place en dessous du chimpanzé, qui en a 99%. Mais ce génome humain lui-même est un panaché de nombreux génomes humains. J’ai emprunté sans vergogne à des génies, à des sages : Einstein, Schrödinger, Nelson Mandela, Gandhi, un certain pape...si, si, il s’appelait François, premier du nom... et aussi à une petite tribu amazonienne, les Zo’é, ce qui veut dire « nous ». C’était une tribu vraiment remarquable ; l’entraide était tellement ancrée dans leurs coutumes que personne ne disait « merci ». Il n’y avait pas de chef, et leur seule punition envers les coupables d’une faute quelconque était de les chatouiller... Les Chims sont intelligents, Mesdames et Messieurs. Leur QI varie de 140 à 170. 80% d’entre eux ont une intelligence de type simultané, mais j’ai veillé à ce que 20% aient une intelligence de type séquentiel : en effet, quand le problème est vraiment ardu, rien ne vaut un esprit capable d’une analyse rigoureuse... Ils savent tous lire et écrire à deux ans, alors qu’ils tètent encore leur mère. Ils connaissent tous le latin et le grec ancien, ainsi que trois ou quatre langues humaines, parfois plus. Seuls quelques rares privilégiés parmi vous ont encore accès à des ordinateurs, et je m’en excuse. Les Chims adultes ont tous un excellent niveau en informatique. Chacun d’entre eux reçoit une formation professionnelle... mais comme ils apprennent très vite, et qu’ils sont encore en nombre limité, ils possèdent en fait deux métiers, l’un intellectuel, et l’autre manuel. Ainsi vous avez des médecins plombiers, des architectes électriciens, des généticiens jardiniers, des chimistes cuisiniers, des astrophysiciens maçons, des mathématiciens couvreurs... et j’en passe... Toutes les combinaisons sont possibles. En revanche, et au risque de vous décevoir, je dois vous informer qu’ils n’ont pas d’hommes politiques... ni de commerçants, ni d’avocats, ni d’huissiers, ni de policiers, ni de soldats... La plupart d’entre eux sont artistes. Peintres, poètes, sculpteurs, musiciens... Il y a même un caricaturiste qui... (petit rire gloussé) Mais je vous en reparlerai. Je me suis penché longuement sur la conformation de leur larynx, et je ne vous cache pas que ce fut une étude particulièrement ardue. Heureusement, dans mes archives personnelles, j’avais à ma disposition le détail complet du génome de La Callas, de Caruso, de Caballé et de Pavarotti. J’ai donc pu ainsi... - Mais enfin, ce sont des singes ! » Un homme, rouge de colère, s’était levé au fond de la salle. Nessi le foudroya du regard, mais garda un ton calme quoique grave pour lui répondre. « Non, monsieur, ce sont des Chims. A un moment donné de son évolution, l’homme avait plus besoin de voir au loin sa proie que de courir vite pour échapper à un prédateur. Et alors il s’est mis debout, ce qui a modifié sa colonne vertébrale et son bassin, rendant la démarche plus instable en terrain inégal, l’empêchant pratiquement d’escalader à mains nues, et compliquant considérablement la naissance des petits, qui requiert le plus souvent l’aide d’un tiers. Que reste-t-il à voir en surface ? Des montagnes de neige, des steppes glacées, des lacs gelés... Des sols glissants, des températures très basses, et une technologie qui pourrait être réduite à néant quand nos stocks d’énergie seront épuisés. Le soleil n’est pas suffisant pour être utilisé, les éoliennes ont un rendement faible, et l’énergie nucléaire sous-entend une infrastructure que nous n’avons plus. Les Chims ont un pelage épais avec un sous-poil très dense ; ils possèdent un tissu sous-cutané fait de graisse brune, comme les ours, qui les rend plus résistants au froid. La température idéale pour un humain est de 22° ; pour un Chim, c’est 5°. Ils sont capables d’hiberner pendant 4 mois si cela est nécessaire, économisant ainsi les ressources. Ils n’ont pas besoin de vêtements. Ils ont 32 dents, comme nous avions autrefois, avec la possibilité de repousse toute la vie. Leur immunité est presque sans faille ; leurs femmes ont de larges bassins et peuvent en cas de besoin accoucher seules. Ah, oui, je ne vous l’avais pas dit... J’ai créé in vitro 642 Chims, avec tous des patrimoines génétiques différents. Et puis... Ils se sont reproduits, Mesdames et Messieurs ! Toutes leurs femmes, toutes ! sont fertiles ! Ah et puis leur vessie est capable, comme celle de la grenouille, de réabsorber de l’eau, si elle venait à manquer. Leurs blessures cicatrisent quatre fois plus vite que les nôtres, leurs membres peuvent repousser s’ils sont sectionnés, même leur moelle épinière est régénérative... Ils ont une espérance de vie de 120 ans, et pour les femmes, une période d’activité génitale de 70 ans ! Leurs sens sont extrêmement développés, ils ont une vision parfaite même en faible luminosité, leur spectre auditif s’apparente à celui du chat, leur odorat est cinquante fois supérieur au nôtre... Et quant à leurs possibilités vocales... Mais le plus important à mon avis, voyez-vous, c’est que tous ces gens sont extrêmement pacifiques. Ils ne sont pas agressifs, ils ne sont pas égoïstes, ils ne sont pas ambitieux... Ils sont naturellement pleins d’empathie et de compassion, et, à ma grande surprise, je me suis aperçu qu’ils peuvent tous communiquer télépathiquement entre eux, ce qui les met à l’abri du mensonge. Ils forment actuellement une communauté d’environ 3000 individus, qui vivent et prospèrent en paix. Ils sont très attachés à leur famille, mais privilégient plus que tout l’intérêt du groupe. Ils respectent leurs aînés, mais leurs décisions sont toujours collectives. Ainsi ils ont décidé qu’il n’y aurait pas de propriété individuelle, donc, logiquement, pas d’argent. Chacun accomplit la tâche pour laquelle il a été formé, formation qu’il a choisie en toute liberté. Les individus qui commettent une infraction à leur code de bonne conduite... sont chatouillés... et pardonnés. Actuellement, ils sont en train de mettre au point de nouvelles espèces animales résistantes au froid, que nous pourrons bientôt produire in vitro, puisque, depuis qu’ils peuvent se reproduire, je ne crée plus de Chims, et mes merveilleuses machines sont au repos... Ils travaillent aussi à trouver des variétés de plantes qui pourraient s’acclimater aux conditions extérieures, ainsi que de nouvelles serres autonomes en énergie pour perpétuer les légumes traditionnels de la planète. Mesdames et Messieurs... la courgette, la tomate, le citron... Est-ce que vous vous souvenez encore de leur goût ? D’ici un ou deux ans, les Chims en produiront assez pour que vous puissiez en consommer tous les jours ! Nous allons tous mourir, voyez-vous... Les Chims seront là pour nous aider dans notre vieillesse, pour nous soigner, nous nourrir, nous réconforter... Mais plus encore... Depuis combien de temps n’avez-vous pas mis le nez dehors, je veux dire, en surface ? Les plus jeunes et les plus téméraires s’y risquent, quoi, une fois par an, si la température est positive... et ils rentrent au bout de dix minutes... Les Chims sortent tous les jours, par tous les temps. Sans combinaisons spéciales. Ils courent, ils grimpent, mais aussi ils pratiquent des relevés, ils construisent des serres, des hangars, des igloos-relais qui leur permettent d’explorer de plus en plus loin. Une tempête de neige ? Ils émettent et reçoivent des ultra-sons qui leur permettent de s’orienter, et ils ont tous, de manière innée et instinctive, la notion du nord... Ils ne se perdent jamais ! Cette planète, que vous trouvez hostile, ils vont l’apprivoiser pas à pas, ils vont la recoloniser, ils vont s’en faire une alliée indéfectible ! » Une femme se leva du premier rang de l’assistance. « Si je comprends bien, Professeur, parce que vous êtes – ou vous croyez être – plus malin que les autres, vous avez fait régresser l’évolution de plusieurs millénaires... Et vous appelez ça sauver l’humanité ? - Chère Madame... L’humanité en soi... telle qu’elle s’est comportée... Je ne suis pas sûr qu’il soit raisonnable de la perpétuer... Mais certains de ses aspects, oui, la philosophie qui en entretenant le doute permet de laisser des portes ouvertes, et surtout l’art, qui engendre tant de bonheur... Parce que si un jour une espèce extra-terrestre devait entrer en contact avec nous, ce sont les seules choses qui pourraient nous rendre admirables à leurs yeux ! - La philosophie ! L’art ! Transmis par des singes ! » Thémistocle Nessi adressa son plus beau sourire à l’auditoire. Puis il leva un bras, et à ce signal le mur derrière lui coulissa, dévoilant un autre amphithéâtre, strictement symétrique, où était assise une assemblée de Chims. Les Sapiens, sidérés, étaient pâles et muets. Et les Chims partirent tous d’un immense éclat de rire... Puis l’un d’entre eux se leva. Il portait au cou un noeud papillon blanc, à moitié enfoui dans l’épais pelage noir. Il salua, puis se tourna vers l’assistance chim et d’une mélodieuse voix de baryton il demanda dans un sourire « Et alors ? » Il leva une baguette de chef d’orchestre. Une vingtaine de jeunes Chims descendit des gradins et vint se placer autour de lui, en arc de cercle, debout. A capella, les jeunes voix, pures et cristallines, reprirent un chant ancien... à peine modifié. « Nous sommes la garde montante Nous arrivons nous voilà Sonne trompette éclatante taratatata ratata... » L’assemblée humaine resta interdite. Pas un murmure, pas un applaudissement. Les jeunes s’égayèrent dans les gradins, quadrupèdes rapides et joyeux. . Des Chims adultes se levèrent, présentant leurs instruments. Violons, violoncelles, flûtes, hautbois, trompettes... Et après l’introduction musicale, la salle tout entière se mit à chanter, en un choeur si limpide et si vibrant que les poils clairsemés des humains se dressaient et que leurs yeux, malgré eux, s’embuaient de larmes. « Va pensiero sull’ali dorate Va ti posa sui clivi sui colli Ove olezzano tepide molli L’aure dolci del suolo natal Del Giordano le rive saluta... » L’art est un mystère. L’émotion que procure l’art en est un autre. Mais, sans nul doute, les deux sont des manifestations humaines. Narwa Roquen, qui court après le bus... Ce message a été lu 7179 fois | ||
Réponses à ce message : |
3 Oh mia patria sì bella e perduta! - Maedhros (Dim 1 mar 2015 à 12:29) 3 Commentaire Roquen - Elemmirë (Mar 24 fev 2015 à 07:36) 3 WA 137 Narwa : commentaire - Estellanara (Mer 18 fev 2015 à 10:18) |