Version Flash ?



Aelig




Pour Edwige, ma « p’tite soeur »
et mes cousins Maevane, Adrien et Solène.



Il y a des milliers d’anges au paradis,
Mais le tien, tu sais, c’est celui
Dont le sourire est gravé
Dans ton coeur et dans ta vie,
Le seul que tu ne pourras jamais oublier...


Lorsque Aelig (1) est entré dans la vie de Liam, il n'a pas fait de bruit, il n'a rien dit du tout, il ne s'est même pas présenté. Aelig s'est contenté d'être là.

Liam avait neuf ans, des cheveux sombres impossibles à coiffer, des yeux gris perle en amande, ce qui lui donnait un regard tout doux, et puis un nez mutin et des pommettes hautes. Il habitait dans une petite maison de granit rose tout au bout de la pointe, un peu à l'écart, une jolie maison qui regardait la Mer. Son père était d'origine irlandaise, mais les ancêtres de sa mère étaient des Hurons. Leur fils tenait des deux, il rêvait tout le temps, en regardant la Mer et en jouant du violon, et puis en contemplant la cour vide de l'école pendant les leçons... Liam était ainsi, un peu étrange, l'air un peu triste, un peu dans son monde, là-bas, quelque part, ailleurs... C'est peut-être pour cela qu'Aelig a choisi Liam.

Le jour où Aelig a choisi Liam

Le jour où Aelig a choisi Liam était comme les autres, comme tous ces jours qui passent et auxquels personne ne fait attention. Ce jour-là, des enfants sont nés et des hommes sont morts, des arbres sont tombés et des graines se sont blotties au creux de la terre pour attendre le printemps. Pourtant, Liam, seul peut-être parmi tous les hommes du Monde, n'oublierait jamais quelle lumière baignait la terre ce jour-là.

C'était un matin, très tôt, sous un ciel encore tout pâle, au milieu de champs couverts d'écharpes de brume bleue. Un matin de Novembre, un matin comme tous les autres matins de Novembre, glacé, argent, azur. Au loin on ne distinguait plus l'air et la Mer. Aelig descendait tout doucement, léger comme un songe. Tout en haut de la petite maison de granit rose, la fenêtre de Liam, restée ouverte malgré la froideur de la nuit, l'appelait. Et c'est ainsi qu'Aelig le choisit. Il s'assit au pied de son lit sur la couette toute chaude et ébroua ses ailes tout doucement, pour les sécher sans réveiller l'enfant. Et puis il attendit. Bientôt la maman de Liam vint le réveiller pour qu'il aille à l'école, mais en entrant dans la chambre elle n'aperçut pas Aelig, parce qu'il n'avait pas envie qu'elle le voie. Elle embrassa simplement son fils sur le front et ce seul geste suffit à l'éveiller. Aelig sourit, il sentait qu'il avait bien choisi. La mère sortit en recommandant à Liam de se dépêcher de se lever, pour ne pas être en retard. Il lui répondit avec une mimique d'enfant encore tout ensommeillé. Il resta encore quelques instants allongé, les yeux clos, avant de se redresser et de se frotter les yeux. Alors seulement il vit Aelig, qui était toujours assis au pied du lit. Si Liam avait été un adulte il aurait sans doute cru qu'il rêvait encore, mais c'est bien parce qu'il n'était pas adulte qu'Aelig l'avait choisi.

- Bonjour, murmura Liam très doucement comme s'il avait peur qu'Aelig s'envole.

Mais l'autre ne répondit rien. Il se contenta de sourire. Le garçon lui rendit son sourire, et lui tendit la main. Aelig la prit et ses yeux se plissèrent, mais il n'émit aucun bruit. Pourtant Liam comprit qu'il riait, parce qu'il était heureux. Et lui aussi se sentit heureux. C'était un don qu'avait Aelig de communiquer à qui il voulait ses propres émotions.

- Je dois descendre déjeuner, sinon maman ne va pas être contente... Tu viens avec moi ? demanda l'enfant avec un peu plus d'assurance que la première fois.

Aelig ne répondit pas, mais il suivit Liam hors de sa chambre et jusqu'à la cuisine. Pendant que l'un déjeunait, l'autre s'était perché sur l'étagère des épices et le regardait en fredonnant, les jambes pendantes dans le vide. Mais lorsque la mère entra, elle ne vit rien. Heureusement, Liam avait déjà compris que les adultes ne voyaient pas Aelig, alors il se contenta de sourire sans rien dire.

Aelig accompagna Liam toute la journée; le soir lorsque son nouvel ami alla se coucher, il s'assit à nouveau au pied du lit et le regarda s'endormir. Et il vit que Liam souriait encore en s'endormant. Alors Aelig décida qu'il resterait près de Liam.

Quand Aelig se réveillait.

Quand Aelig se réveillait, il avait toujours du mal à sortir de la transe profonde qui lui servait de sommeil. Souvent Liam s'éveillait avant lui, même le mercredi, le samedi et le dimanche, lorsqu'il n'était pas obligé de se lever pour aller à l'école. Alors il se retournait vers son ami, avec qui il partageait maintenant son lit, et attendait qu'il ouvre les yeux, deux grands yeux violets, un très beau violet sombre. Lorsque enfin Aelig soulevait les paupières Liam avait toujours l'impression qu'il redécouvrait le monde. Son ami avait immanquablement l'air émerveillé à son réveil, et Liam adorait cela, car ainsi lui aussi sentait cette étrange impression qu'on a quand on est face à l'inconnu et qu'on en est fier et heureux. Et Liam aimait ce sentiment, il l'aimait au point qu'il aurait attendu des heures le réveil d'Aelig pour le ressentir encore, encore une fois, ce sentiment qui n'était pas à lui et auquel il croyait ne jamais goûter que du bout des lèvres. Il demanda plusieurs fois à Aelig ce que c'était lorsqu'on le ressentait soi-même, tout à l'intérieur de soi, mais son ami n'avait jamais répondu que par des sourires. Aelig ne parlait jamais : son sourire s'en chargeait pour lui.

Le sourire d'Aelig

Le sourire d'Aelig était un sourire qui prenait toutes les expressions du monde. Le sourire d'Aelig changeait sans cesse, il se mouvait sur son visage comme les vagues de la Mer et les nuages du ciel. Le sourire d'Aelig savait tout dire d'Aelig. Liam avait confiance en ce sourire qui ne mentait jamais, mais qui lui communiquait toujours tous ses sentiments. Et le sentiment préféré de Liam et d'Aelig était celui du matin au réveil, celui qui vous remplit d'un seul coup d'une sérénité et d'un émerveillement sans pareil.

Le sourire d'Aelig ne restait pas enfermé sur ses lèvres, il envahissait son visage : Aelig ne souriait pas qu'avec sa bouche mais aussi avec ses yeux, ses joues, son nez, avec tout.

Mais ce n'était pas là le seul sentiment d'Aelig. Son sourire souvent était joyeux, clair, comme celui des enfants heureux, et Liam souriait avec lui. Aelig possédait dans son âme une palette infinie de joies, les petites et les grandes, celles qui s'expliquaient et celles qui ne s'expliquaient pas, les sombres et les claires. Parfois il devenait triste, nostalgique ou mélancolique, car Aelig se souvenait de tout ce qu'il avait laissé là-bas pour venir ici avec Liam. Aelig avait aussi un sourire douloureux, déchirant, un sourire qui lui arrachait même, de temps en temps, des larmes silencieuses. Alors son ami prenait son violon et jouait longtemps pour le consoler. Aelig et Liam aimaient le son du violon.

Quelquefois Liam se trompait à l'école, et sur le sourire d'Aelig brusquement fusait l'ironie. Aussitôt Liam cherchait son erreur, et ne la trouvait pas toujours. Pourtant depuis qu'Aelig était là, il faisait moins de fautes puisqu'il savait tout de suite quand il en avait fait une : il sentait dans son dos, entre ses deux oreilles, le sourire moqueur d'Aelig posé sur le dossier de sa chaise.

Aelig pourtant n'avait pas de sourire énervé : il n'était jamais en colère.

Lorsque Liam jouait du violon

Lorsque Liam jouait du violon, Aelig était heureux, même si l'air de son ami était triste. La musique avait sur Aelig un effet prodigieux, il la sentait résonner dans tout son être et jusqu'au plus profond de lui-même, et le sentiment qui l'envahissait alors était le même que celui qu'il éprouvait à son réveil. Et parce qu'Aelig n'avait rien en son coeur qu'il souhaitât cacher à Liam, (Aelig n'était pas un homme et son coeur n'avait pas d'ombre) il lui offrait tous ses sentiments pour que son ami les partage avec lui.

Lorsque Liam jouait du violon il voulait mettre dans sa musique tout ce qu'Aelig ressentait, tout ce qu'Aelig portait en lui, tout ce qu'Aelig aimait et détestait, tout ce qui rendait Aelig joyeux et tout ce qui le rendait triste. Mais il ne savait pas le faire : Il mit très longtemps à y parvenir. Au début, la musique de Liam ne portait aucun sentiment, c'était une musique comme en jouent tous les violonistes du monde après deux ans de violon. Mais Aelig aimait tant entendre jouer son ami que Liam passait de plus en plus de temps, sans même qu'il s'en rende compte, avec son instrument. Son professeur le félicitait de ses progrès; Aelig souriait et ses yeux violets brillaient de plus en plus fort, si le garçon approchait la main de son étui noir. Ses parents, eux, n'y accordaient aucune importance. Ils étaient juste contents que leur fils aime la musique.

Le jour où le violon de Liam a chanté.

Le jour où le violon de Liam a chanté, il n'était pas allé à l'école. Pourtant, le vendredi était un jour de classe, mais Novembre s'avançait - cela faisait déjà plus d'un an qu'Aelig et Liam vivaient côte à côte. Or le garçon adorait Novembre. Il trouvait Octobre trop chaud et trop boueux, Décembre trop clignotant, trop plein de guirlandes de Noël électriques auxquelles il préférait les étoiles. Mais en Novembre, le ciel du soir avait la couleur des yeux d'Aelig, et très souvent le ciel du matin, brumeux, prenait la teinte perle irisée de son propre regard. Le ciel de midi, bleu d'acier, lui rappelait l'aura de son ami. Il ignorait encore que sa propre aura était, elle aussi, bleu d'acier.

Liam avait appris la veille ce que signifiait le mot " aura. "
- Maman, comment appelle-t-on cette chose qu'on ressent, un peu comme une lumière quand on approche certaines personnes ?
La maman de Liam avait réfléchit un instant puis avait répondu :
- Une aura.
Une aura. Joli mot, avait pensé Liam.

Ce matin-là donc, Liam et Aelig avaient fait l'école buissonnière. Ils traversèrent les landes jusqu'à la Mer, agitée et nerveuse comme à l'approche d'une tempête. Avec des gestes mesurés, presque religieux, Liam sortit son violon de son étui noir. Le vent venait de l'Océan. Pour ne pas être gêné par ses cheveux sombres, qu'il portait un peu longs, le garçon fit face aux eaux bleues. Aelig s'était posé sur un rocher pour le regarder. Brusquement, Liam réalisa qu'il avait oublié ses partitions. Il hésita, puis mit tout de même l'instrument sur son épaule et commença à jouer les premières notes qui lui passèrent par la tête. Il laissa l'archet glisser quelques minutes sur les cordes puis, découragé, s'arrêta. Ce n'était pas de la musique ! Ce n'était que des notes, des notes qui n'allaient même pas les unes avec les autres ! Aelig l'observait. Il était triste pour son ami qui n'arrivait pas à créer une mélodie. Il descendit de sa pierre et s'approcha de lui, lui posa une main sur l'épaule.

Tout à coup la tempête éclata. Ni Liam ni Aelig ne l'avaient vue venir. Elle s'abattait soudain sur eux avec des clameurs furieuses de vagues et de vents déchaînés, le ciel bleu d'acier en un instant fut noir. Liam recula, effrayé. Mais Aelig resta où il était. Aelig voyait une tempête pour la première fois et, loin de l'inquiéter, la fureur de l'Océan le fascinait. En lui se répandait comme une liqueur douce son sentiment préféré. Il découvrait un monde nouveau qui l'émerveillait, l'attirait, le comblait d'un bonheur immense, étrange, qui brûlait dans ses yeux violets.

Alors Aelig offrit une nouvelle fois à Liam ce sentiment qu'ils aimaient tant. Jamais ils ne l'avaient ressenti aussi intensément. Ensemble.

Sans bien comprendre ce qu'il faisait, Liam reprit son violon et le cala sur son épaule. Il raffermit sa prise sur son archet comme sur une arme dérisoire. Il se concentra sur Aelig, rien que sur les sentiments d'Aelig, sur l'aura d'Aelig, sur le regard d'Aelig contemplant la tempête. Il oublia la peur, il oublia la Mort, il posa sur les cordes le crin de l'archet.

Liam joua dans la tempête.

De son violon une mélodie étrange s'éleva, grandiose comme la Mer, subtile comme le vent, sombre comme le ciel, immense comme l'émerveillement d'Aelig, belle comme le regard d'Aelig.

Liam joua la tempête vue par les yeux d'Aelig.

Liam mit dans sa musique tous les sentiments d'Aelig. Et ils se sentirent heureux. Ce jour-là, le violon de Liam chantait.

Et Liam devint un musicien.

Et Liam devint un musicien. De ce jour de la tempête il émergea transformé. Il oubliait l'école, il vivait entre Aelig et son violon. Ce qui avait été une simple détente devenait une raison de vivre. Un mois plus tard, il entrait au conservatoire régional. Un an après le conservatoire de Paris lui ouvrait ses portes. On l'acclamait comme un enfant prodige, un futur Mozart. Partout où Liam jouait, sa musique émouvait, toute faite des sentiments mêlés du garçon et de son ami, que le morceau soit de lui ou de quelque prestigieux compositeur. Les parents de Liam, fiers et surpris, tentaient de l'aider mais ils savaient bien que déjà leur fils leur échappait. Liam ne dit rien de l'existence d'Aelig, d'abord parce que son ami n'en avait pas envie, et puis parce que personne ne l'aurait cru, aucun adulte raisonnable ne croit en des choses aussi déraisonnables qu'Aelig.

Pour ses douze ans, le premier CD de Liam sortait. Rien que des morceaux célèbres de compositeurs célèbres. Des pièces qu'il aimait, bien sûr, mais qui n'étaient pas réellement sa musique. Liam avait du mal à comprendre qu'à présent, à des milliers de kilomètres de lui, n'importe quand, n'importe comment, n'importe qui pouvait écouter son violon. Car c'était toujours le même violon : il avait refusé d'en changer.

Ce qu'il ignorait aussi, c'est qu'il avait changé la vie de quelqu'un. Mais Aelig continuait de sourire, et Liam et lui avaient choisi d'être heureux.

Lorsque Aelig commença à s'effacer.

Lorsque Aelig commença à s'effacer, ni Liam ni lui ne s'en aperçurent. Ce n'était pas grand-chose, juste ses ailes s'estompaient légèrement, tout au bout, comme quand on frotte un trait de crayon laissé sur un papier. Ils continuaient de vivre. Pourtant de jour en jour, Aelig se sentait un peu plus triste, il regardait souvent le ciel et soudain son sourire devenait nostalgique, une larme bleue perlait de temps en temps au coin de ses grands yeux violets. Et ses ailes s'estompaient un peu plus.

Le succès montait à la tête de Liam. Après les sentiments d'Aelig, il parvenait à changer en musique ses propres émotions, l'archet courrait sur les cordes, de plus en plus vif, de plus en plus beau. Et peu à peu Aelig prenait moins de place dans la tête de Liam, il lui arrivait d'oublier sa présence à ses côtés.

Et Aelig lentement s'estompait.

Bientôt il s'en rendit compte, et il était de plus en plus triste, de plus en plus nostalgique. Il communiquait toujours ses sentiments à Liam, il ne voulait rien lui cacher, mais il savait que son ami grandissait et qu'il perdrait sans doute, un jour ou l'autre, son âme d'enfant. Alors il ne pourrait plus voir Aelig.

Les concerts, les CD, les conférences s'enchaînaient à une vitesse folle autour de Liam et d'Aelig. A présent le Monde entier ouvrait ses portes au jeune prodige, qu'on qualifiait déjà de plus grand espoir musical du IIIème millénaire. Il y eut Paris bien sûr, puis Londres, Berlin, Tokyo, Montréal, New York. C'était sa musique, désormais. Pas celle de Mozart, de Bach ou de n'importe qui d'autre, c'était sa musique et seulement la sienne. Le violon de Liam, la musique de Liam remplissait sa vie, son corps, son âme. Et à mesure que le violon envahissait l'esprit de Liam, Aelig s'effaçait. Dans les notes de Liam, il y avait toujours cet étrange sentiment du matin, celui de la tempête, lorsqu'on s'émerveille d'un monde nouveau. Aelig ressentait toujours ce sentiment-là, bien sûr, mais à présent Liam pouvait l'éprouver à son tour. Aelig lui en avait fait cadeau.

Et tout doucement, Aelig prenait une place de plus en plus petite dans l'esprit de Liam, et tout doucement il s'estompait.

Le jour où Aelig s'évanouit.

Le jour où Aelig s'évanouit, Liam devait donner un concert au Québec. Il avait pris l'avion trois jours plus tôt, à cause du décalage horaire. C'était encore au mois de Novembre; le Québec tout entier se paraît des couleurs vives de l'été Indien. Le garçon avait déjà quinze ans maintenant. Il oscillait entre l'homme et l'enfant, sans être pourtant ni l'un ni l'autre.

De jour en jour Aelig s'était étiolé. Il avait toujours semblé diaphane, translucide, mais il devenait presque transparent. Cependant, il s'effaçait si lentement que Liam ne pouvait pas s'en apercevoir, surtout que les yeux violets et le sourire mouvant de son ami gardaient tout leur éclat, toute leur saveur.

Aelig et Liam s'étaient longuement reposés avant le concert, ensemble, accusant le contrecoup du décalage horaire. Ils s'étaient allongés côte à côte sur le lit de camp qui avait été dressé à l'intention du jeune homme. Puis un responsable avait frappé à la porte de la loge et demandé à Liam de se préparer. Le garçon avait enfilé son costume noir de concert, serré sa cravate, vérifié soigneusement son violon, tendu le crin de son archet. Aelig l'observait depuis le lit. Liam lui sourit, lui tendit la main et l'aida à se lever. Ils quittèrent la loge et longèrent les couloirs qui menaient aux coulisses. Pour la première fois, Liam se sentait stressé, tendu, nerveux. Il tripotait son archet, jetait des coups d'oeil furtifs à Aelig. Son ami lui souriait. Il posa sur son épaule une main presque transparente, à peine encore nimbée d'un halo bleu acier. Mais Liam ne s'en aperçu même pas. Triturant nerveusement son archet, il écoutait la voix du présentateur qui, sur scène, annonçait sa prestation. Le garçon déglutit profondément et, comme le vieil homme en queue de pie clamait son nom dans le micro, il quitta les coulisses et fit son entrée sous une salve d'applaudissements. Toute la tension qu'il avait accumulée se déchargea brutalement, il redevint calme, plus serein qu'il ne l'avait jamais été. Il embrassa la salle de son regard doux. Le violon et l'archet s'élevèrent et se placèrent presque seuls, comme s'ils n'avaient rien pesés. Aelig contemplait son ami, posé au bord de la scène les jambes pendantes dans le vide, invisible à tous à l'exception du garçon. Déjà il n'était plus qu'un reflet bleuté dans les airs. Seuls demeuraient l'éclat émerveillé de ses grands yeux violets et l'ombre claire de son sourire. C'était un sourire heureux.

Liam joua. Une note. Deux. Cinq, dix, cent, mille ! Elles voltigeaient dans toute la salle, insaisissables, aériennes, prodigieuses. Un morceau, un second, un troisième encore, plein de ce sentiment d'émerveillement qui laissait voir un monde nouveau. Et des cascades, des fleuves entiers d'applaudissements enthousiastes à chaque fois que l'archet cessait un instant de courir sur les cordes. Liam joua ce troisième morceau de tout son coeur, de toute son âme. Lorsqu'il s'arrêta le parquet de la scène trembla sous l'onde de choc de la clameur des spectateurs enchantés.

Soudain, Liam sentit un vide étrange entrer dans son coeur. Il balaya la scène de ses yeux perle. Où était Aelig ? Il se figea, livide, hagard.

Aelig !

Il réalisa que pendant quelques secondes, il l'avait complètement oublié. Il l'avait chassé de son esprit. Et Aelig avait disparu.

Il entendit comme dans un rêve le claquement de son archet sur le sol : il l'avait échappé sans même s'en apercevoir. Un pesant silence s'abattit brusquement sur le public, mais aussi sur le personnel de l'opéra. Tous les regards, très lentement, convergèrent vers le garçon blême, inerte, dont les yeux gris perle perdus fixaient le vide devant lui, le violon silencieux pendant au bout d'une main sans forces.

Aelig était parti ! Aelig ne lui sourirait plus, Aelig ne se moquerait plus de ses fautes d'orthographe, les yeux d'Aelig ne s'ouvriraient plus, le matin près de lui, comme deux papillons découvrant le monde. Aelig ne serait plus là, près de lui, toujours. Aelig...

Un coup sourd fendit le silence.

Liam venait de tomber à genoux, le buste droit, la tête dodelinant de côté, comme quelqu'un qui vient de subir un choc.
- AEEEEEEEEELIIIIIIIIIIIIIIIIIG ...

Tous sursautèrent, surpris. Le cri de Liam trahissait un désespoir immense, mais personne ne comprenait quelle en était la source, et personne n'aurait pu la comprendre. Liam était seul, seul avec son secret. Il réalisait qu'Aelig avait été son seul ami, son seul refuge.

Liam était seul. Il bondit sur ses pieds et s'enfuit en courant hors de la salle.

Les larmes de Liam.

Les larmes de Liam jonchaient le drap blanc.

Sa mère le retrouva dans la loge, assis sur le lit de camp, prostré, le visage strié des filets de ses pleurs. Elle avait ramassé le violon et l'archet et les lui apporta. Liam n'y toucha pas, il ne les regarda même pas. Il ne voulait plus penser à la musique, au violon. Il voulait retrouver Aelig. Il repassait dans sa tête tout ce qu'il avait vécu avec Aelig. Tous ses souvenirs de son ami se bousculaient dans son esprit, il ne parlait plus, bougeait machinalement, pleurait parfois en silence, comme le faisait Aelig. Il rentra en Bretagne avec ses parents. Le directeur de l'opéra ne leur demanda rien, et de toute façon, aucun de ceux qui étaient au concert ce soir-là n'exigea de remboursement ou de dédommagement. Personne ne savait pourquoi, mais tous avaient compris que quelque chose s'était brisé dans le coeur du jeune homme.

Son père et sa mère ne lui dirent rien, ne le réprimandèrent pas. Ils ne tentèrent pas de le consoler non plus, car ils ignoraient tout de la cause de sa peine. Qu'auraient-ils pu faire ? Ils attendirent. Ils se contentèrent de laisser l'étui noir qui contenait le violon et l'archet sur une étagère dans la chambre de Liam. Ils ne l'emmenèrent pas voir un psychologue, ils ne demandèrent rien à personne. Ils savaient que c'était inutile. Du jour au lendemain la gloire de l'enfant prodige s'effilocha et mourut. Ses CD se vendaient encore, mais il ne donnait plus de concerts, on ne parlait plus de lui. Aux yeux du monde il disparut aussi subitement qu'il était apparu. Les vieux retournèrent au classique, les jeunes au rock.

Il resta enfermé dans le silence de ses souvenirs. Persuadé que c'était la musique qui l'avait accaparée au point qu'il en oublie son ami, il se promit de ne plus jamais toucher à son violon. Il ne voulait plus entendre la moindre note, il se bouchait les oreilles lorsqu'il percevait le fredonnement de sa mère qui repassait ou mettait le couvert, s'enfonçait du coton dans les oreilles s'il allait faire les courses ou se rendait chez le coiffeur, pour ne pas entendre les chansons qui dégoulinaient de la radio. Liam se sentait minable, égoïste. Il croyait qu'il avait abandonné Aelig pour la gloire. Pour la musique. Il haït tout ce qu'il avait aimé. Il ne voulait penser qu'à Aelig. Il errait pendant des heures, parfois des jours sur la lande, cherchant son ami sous chaque ajonc, sous chaque bruyère, derrière le moindre rocher de la grève. Il attendait des heures avant d'ouvrir les yeux le matin, espérant découvrir Aelig posé au bout du lit comme la première fois qu'il l'avait vu, pour tout recommencer. Et chaque fois qu'il se décidait enfin à soulever les paupières, sa déception était si cruelle qu'il ne retenait ses larmes qu'à grand peine.

Pourtant quelqu'un continuait de n'écouter que la musique de Liam. Mais il ignorait qu'il était devenu indispensable à cette personne. Il ne l'avait même jamais vue.

Où est-il ?

- Où est-il ? demanda la petite fille.
-Je ne sais pas, répondit sa mère. Il a disparu depuis trois ans maintenant. Je sais bien que tu as réuni la somme nécessaire, mais j'ai regardé, demandé partout et partout j'ai vu la même chose : il ne donne plus de concerts, il a disparu.

La fillette leva les yeux, des yeux bleu pâle, pâles mais scintillants comme neige au soleil. Des yeux bleu acier. Sa mère ne put soutenir son regard désespéré. Elle détourna la tête. Elle savait que sa fille allait mourir, mais elle ne pouvait pas réaliser son dernier souhait.

L'enfant avait neuf ans. Elle était atteinte d'une maladie étrange, mal connue et mortelle dont les médecins ne savaient pas même soulager la douleur. Le mal donnait à la peau livide de la petite une couleur bleutée. Parfois dans la rue les gens se retournaient, surpris, et les plus jeunes l'appelaient " l'Enfant Bleue. " Elle aimait ce surnom. Mais elle aimait surtout la musique de Liam. Dans sa douleur, c'était la seule chose qui l'avait soulagée. Elle n'écoutait qu'elle, depuis que la maladie s'était déclenchée et avait ravagé ses muscles et sa santé, à l'âge de trois ans. Autant dire toute sa vie. Le processus mortel s'accélérait dans son corps. Les médecins ne lui donnaient plus que quelques jours à vivre.

L'Enfant Bleue voulait voir Liam.

Alors un soir de Novembre que tout dormait dans sa maison, l'Enfant Bleue se leva, s'habilla très lentement pour atténuer la souffrance qui tenaillait chacun de ses muscles, et s'en alla. Elle avait réussi à trouver l'adresse de Liam. Elle marcha jusqu'à la gare, chercha le premier train pour la Bretagne. Elle le prit sans billet. Personne ne lui posa de question. Elle faillit s'endormir plusieurs fois sur son siège, car elle se sentait déjà très fatiguée, mais elle ne devait pas rater son arrêt. Elle veilla.

A l'arrivée elle sauta sur le quai. Elle erra dans les rues d'une ville qu'elle ne connaissait pas, en pleine nuit, mais elle refoula la peur et la douleur tout au fond d'elle-même : elle voulait à tout prix voir Liam jouer. Errant sur une place, elle aperçut une jeune fille en scooter qui sortait d'une boîte de nuit. Elle l'interpella. La jeune fille, qui avait longtemps été dans la classe de Liam et l'avait apprécié comme camarade, l'emmena à travers la lande jusqu'à la maison de granit rose. Mais elle dut la laisser là, à cinq heures du matin, devant une maison close et silencieuse. L'Enfant Bleue hésita, puis frappa.

Cette nuit-là, par chance, Liam n'avait pas dormi. Il ne parvenait plus à trouver le sommeil tant le vide de l'absence d'Aelig était immense au réveil. Il entendit les petits coups frappés à la porte. Il alla ouvrir.

L'Enfant Bleue leva les yeux vers Liam.

L'Enfant Bleue leva les yeux vers Liam, ses yeux bleu pâle, bleu acier. La première chose qui frappa le jeune homme fut que ce regard avait la couleur de l'aura d'Aelig. Peut-être est-ce pour cela qu'il lui murmura : " Entre " et s'effaça pour la laisser passer...

Ils montèrent tout de suite dans la chambre de Liam, s'assirent sur le lit. Ce que l'Enfant Bleue dit ensuite à Liam, il le garda pour lui et ne le révéla jamais à personne. Ses parents qui dormaient dans leur chambre furent brusquement réveillés par le son d'un violon qui s'élevait dans l'obscurité. Liam avait repris l'archet. Emerveillée, l'Enfant Bleue le regardait, le contemplait, l'écoutait jouer, enchaîner les morceaux les uns après les autres, sans pouvoir s'arrêter.

Cela dura jusqu'à la nuit suivante, et encore toute cette nuit. Pendant trois jours, Liam et l'Enfant Bleue vécurent dans une sorte de transe musicale. Ils marchaient parfois lentement dans la lande ou sur la grève, ou revenaient dans la chambre chaude de Liam, et le jeune homme ne cessait jamais de jouer, de jouer, de jouer encore. C'était tout juste si l'on pouvait s'apercevoir qu'il avait changé de morceau. Il jouait tout ce qu'il avait dans le coeur, dans la tête, il jouait la Mer, la tempête et le Vent, il jouait l'Enfant Bleue, sa souffrance, son courage. Il jouait.

Et l'Enfant Bleue écoutait, attentive, transportée. Elle se sentait mourir mais elle avait l'impression que ce n'était plus elle, mais quelqu'un d'autre, ailleurs. Elle était heureuse.

Trois jours s'écoulèrent, trois jours si courts qu'ils ne les virent pas passer. Lorsque l'aube du quatrième jour se leva, l'Enfant Bleue, dans la chambre de Liam, se coucha sur le lit. Le drap était bleu d'acier. Liam jouait toujours, il la regardait avec un regard brûlant. Alors elle chanta sur la musique de Liam, si faiblement qu'il fut le seul à l'entendre :

Ton aura est bleue, bleue d'acier comme celle des Anges,
A toi qui m'as offert ce sentiment étrange,
Cet émerveillement du monde par tes yeux,
Si neuf à chaque instant... Merci, Liam, et Adieu !

Liam, troublé, fit lentement mourir le long de son archet une ultime note. Enfin, pour la première fois depuis trois jours le silence revint. Allongée sur le lit aux draps dont le bleu pâle se mêlait à la couleur de sa peau, L'Enfant Bleue, dont le sourire serein achevait de s'éteindre au coin de ses lèvres froides, avait fermé les yeux. Le jeune homme s'agenouilla devant elle, prit dans ses mains légères de violoniste les doigts frêles de la fillette et y déposa un baiser. Une larme perla sous ses yeux gris.
- C'est moi, petite fille, qui aurait dû te dire merci...

Les yeux d'Aelig

Les yeux d'Aelig, le sourire d'Aelig, l'aura d'Aelig.

Aelig tout entier, Aelig comme au premier jour de leur rencontre, ce matin de novembre, dans cette même chambre, au pied de ce même lit où gisait à présent l'Enfant Bleue. Dans la musique de Liam, il avait retrouvé Aelig. L'Enfant Bleue lui avait rendu Aelig.

Le soleil montait lentement dans le ciel brumeux, qui prit la teinte perle des yeux du garçon. Il se sentait vide, comme après un effort intense, et pourtant il n'avait jamais été aussi heureux. Il comprenait enfin. Aelig ne l'avait jamais abandonné, pas plus qu'il n'avait abandonné Aelig.

Dans sa musique, Liam avait senti Aelig lui sourire, lui sourire avec tout son visage et tout son coeur comme autrefois, et il avait vu ses mélodies s'élever dans le ciel drapées d'une aura bleu d'acier. Aelig était la musique de Liam, Aelig était en chacune des notes de Liam, la joie d'Aelig jouait au creux les airs gais de Liam, la tristesse d'Aelig dansait sur les douces et sombres mélodies de Liam. Aelig était toujours avec Liam, parce qu'Aelig était en Liam.

Et ce matin dans le coeur de Liam, Aelig ouvrait ses grands yeux violets sur le Monde et posait sur lui son regard émerveillé, son sourire lumineux. Alors Liam sentit comme autrefois le sentiment d'Aelig l'envahir tout entier. Des filets brillants de larmes zébraient le visage fatigué de Liam, mais à travers ses pleurs il souriait. Sa douleur et sa joie se disputaient et se mêlaient dans tout son être. Il regardait l'Enfant Bleue. Il voyait Aelig sourire.

Et dans toute la lande battue par un vent de tempête, on entendit le chant bleu d'un violon voler lentement sur les ailes brumeuses du jour naissant.

N.d.A.

(1) : Aelig : Petit Ange (Breton)

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Publication : 08 avril 2007
Dernière modification : 08 avril 2007


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5 Commentaires :

Haru-chan 
le 14-06-2010 à 09h34
....Thank you
Merci pour cette histoire même si je l'a lit un peu tard >< ! J'comptais te répondre...Mais....Mais finalement j'ai pas le temps. En plus ben, je pleure voilà >< !
Je t'aime >< ! Et j'aime ton texte et ton histoire et puis voilà >< !
Buisson-chan Ecrire à Buisson-chan 
le 04-07-2007 à 22h07
Petit commentaire d'un buisson de roses du poney club de Bois Guillaume
Alors voilà, ce soir, je pensais à toi, alors j'ai fait quelques recherches et je suis contente d'avoir trouvé tes textes. C'est le premier que je lis là, et, même si je ne suis surement pas objective, il a bien failli m'arracher quelques larmes... Aelig me donne une envie soudaine de bleu ^^" j'adore !

Rosalie (je ne sais pas si tu te souviens de moi)
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 01-06-2007 à 12h21
La musique des sphères
Je me suis laissée prendre à ce récit, drôlement joli, à la rythmique originale, qui sent bon la bruyère et la mer. J’ai noté toutefois quelques maladresses de style, répétitions de prénoms, et une faute de français qui s’échappe en même temps que l’archet.
Netra Ecrire à Netra 
le 12-04-2007 à 15h31
Micro-note : Aelig se prononce "élik" (ça passe mieux là ?) et Liam, ben je ne sais pas pourquoi mais dans ma tête c'est un nom de violoniste... Quant à Petite Elfe, je ne m'en suis pourtant pas inspiré, mais je prends ça comme un compliment ^^
Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 12-04-2007 à 09h58
Woaow :)
Très très joli texte, Netra!
Au début, on pense à Petite Elfe, le texte de Maëglin, et puis Aelig prend le dessus, et on entend vraiment le violon jouer.
Après, moi j'ai une toute petite minuscule remarque, qui bien-sûr n'engage que moi, mais j'ai eu un peu de mal avec les noms des deux personnages, Aelig (ok, ça c'est lourd de sens) et Liam, dont les sonorités sont un peu sèches je trouve, diff...

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