La nuit s'attarde sur la route de campagne. Le GPS est tombé en rade à la sortie de la bretelle d'autoroute. Ma vue faiblit, c'est indéniable...cela a commencé ! Les signes précurseurs sont là tels que décrits dans le Livre Noir de Heiligen Heights Inc, le puissant conglomérat, connu aussi sous le vocable Homme².
Tiens, je me demande où j'ai bien pu le fourrer, ce bouquin. Si je suis là au milieu de nulle part, dans cette nuit de fin du monde, perdu dans cette campagne inconnue et dans ce brouillard à couper au couteau, c'est bien à cause de lui. A cause de moi aussi sans doute. Mais s'il n'existait pas, où serais-je ? Ah oui, je l'ai balancé sur la banquette arrière avec les Perspectives Dépravées de Baltrusaitis.
Celui-là, je l'ai annoté minutieusement. Nerveusement. Certaines de ses pages en sont devenues illisibles. Là, dans ces marges gribouillées gît une partie de mon secret. Ce secret qui me pousse en avant comme ces jouets d'enfants mus par un mécanisme à ressort qu'on remonte avec une clé. Ils filent droit devant eux et invariablement, ils finissent leur course contre le pied d'une chaise ou d'un canapé. Trajectoire incontrôlée. C'est mon destin et il est inscrit quelque part dans mes gènes.
Je n'aperçois plus dans le rétroviseur les phares qui m'ont constamment suivi depuis le milieu de la journée. J'aurais juré que c'étaient les chasseurs de H². Ils ont failli me coincer à plusieurs reprises. Mais je suis plus malin qu'eux. D'ailleurs je suis bien plus malin que la plupart d'entre vous. C'est pour ça que H² cherche à tout prix à récupérer ses trésors. Le Livre Noir en fait partie. Le brouillard est mon allié cette nuit. Même si ma vue n'est plus ce qu'elle était, je reste étonnamment à l'aise, perçant loin les profondes nappes qui me font penser à de grands linceuls blancs où je m'enfonce en silence.
Je roule depuis l'instant où j'ai ouvert les yeux sur ce monde, à l'extérieur des murs blancs de l'espace confiné du laboratoire. J'ai perdu la notion du temps. C'est pourtant une course contre la montre. Il faudrait que je me repose. Fermer les yeux quelques instants. Je suis endurant mais mon métabolisme réclame son dû. Trop de nuits sans dormir. Trop de kilomètres avalés. Si j'interromps cette cavale, je meurs. Foutu Livre Noir. Je le hais et il est moi ! Dieux, faites que cela finisse...vite ! Mais en quels dieux croire ?
Quelques maisons surgissent du manteau cotonneux comme de grands fantômes figés dans un mouvement incompréhensible. Je déchiffre le nom de la localité : Pierrepont, sur la D70. Je me rapproche de mon but. Il reste peu de chemin à faire. La nuit a été longue, très longue. Je n'emprunte que des petites routes sinueuses.
Ils viennent de cieux étrangers. D'une grande île posée sur la mer des Caraïbes, de la terre des hautes montagnes, d'Ayti dans la langue de leurs ancêtres. Leurs visages sont marqués par l'enfer qu'ils ont traversé depuis la Cité Soleil. Au temps de l'Opération Bagdad, ils étaient deux des plus redoutés tueurs d'Aristide. L'un porte un masque de chair grimaçant, la balle du soldat onusien lui ayant emporté une bonne partie du visage. L'autre ne quitte jamais ses lunettes noires pour cacher l'horreur tapie au fond de ses yeux.
Ils sont assis en silence à l'arrière de la berline allemande comme des ombres qui attendent. Aucune émotion ne se dégage de leur présence, juste une odeur indéfinissable de putréfaction qui flotte insidieusement autour d'eux, comme une aura méphitique. Ce sont deux cadavres assis sur le cuir pleine fleur de la banquette. Ils sont déjà morts mais nul ne le sait. Ils évoluent à la lisière du monde d'en dessous, comme dans un rêve primal. Ils gardent une grande lame cachée dans un étui ouvragé, la terrible machette, l'emblème de leur caste. Le temps n'est pas venu de réveiller les démons qui sommeillent en eux.
Georges leur jette un rapide regard dans le rétroviseur intérieur. Il est mal à l'aise. La mission risque de tourner au fiasco. Il se souvient des mots employés par Michel, son ami et superviseur de sécurité de la division Archange, dans la salle protégée du complexe de recherche de H² près de Munich.
" Bellérophon. C'est le nom de cette opération. Niveau de priorité absolue. Tu trouveras dans cette pochette photos, adresses, génotype, localisation satellitaire... bref. Tout ce dont tu as besoin !
- Que s'est-il passé ? demande Georges.
- Les mesures de sécurité ont foiré. Des procédures n'ont pas été respectées. Les hyènes cherchent les coupables et certaines têtes vont rouler dans la sciure, crois-moi ! Les charognards reniflent dans les couloirs et les scalpeurs affûtent leurs coupe-coupe. Il est crucial que rien ne filtre de cette affaire. Les investissements en jeu sont tout simplement pharaoniques et les dividendes escomptés au-delà de toute imagination. Si ça sort sur la place publique, les actionnaires ne seront pas contents ! répond Michel en lui tendant une grande enveloppe épaisse et rigide.
- Et les dispositifs de biosécurité embarqués ? s'étonne Georges. La technologie Terminator est en principe infaillible !
- En principe. A l'évidence, nos biogourous sont incapables de donner une date de péremption. D'après eux, les conditions extrêmes de l'expérience induisent trop de facteurs d'incertitude. Ils commencent à m'exaspérer, avec leur charabia incompréhensible et leur mysticisme de bazar!
- Donc, recours aux vieilles recettes ! sourit Georges.
- Effectivement, et là, tu es le meilleur. Pour le reste, tout y est : billet d'avion, carte de crédit sécurisée... Tu trouveras à l'aéroport d'arrivée une voiture et une équipe de nettoyage spécial. Aucune trace ne doit rester derrière ! "
Georges se rappelle le bon vieux temps. Michel et lui s'étaient connus sur les bancs du département de biologie moléculaire du M.I.T. C'est là que H² les avaient approchés, séduits et recrutés. Mais ils n'étaient pas devenus d'autres chercheurs travaillant sur le vivant. Non, H² leur avait trouvé d'autres talents. Bien plus intéressants à ses yeux. Michel avait été versé dans la Division Archange en charge de la sécurité du groupe. Georges avait doucement été convaincu qu'il avait des aptitudes particulières le qualifiant pour des missions spéciales, les missions Vaudou. Ce genre de mission dont nul ne parle dans le journal du 20h et qui n'est jamais rapporté en conseil d'administration. Pourtant leurs traces parsèment les faits divers des journaux locaux, toujours dans les pages intérieures. Comme ce cultivateur du middle-west retrouvé mort dans la carcasse carbonisée de son pick-up. Un taux d'alcoolémie avait eu raison de lui et de son combat acharné contre la prolifération de la nouvelle génération d'OGM. Seul un fouineur avisé, connaissant les gris-gris employés, pourrait peut-être discerner, dans les flots de nouvelles banales et tragiques, la marque microscopique d'une mission Vaudou.
Vaudou. Ce nom se marie parfaitement avec l'origine des nettoyeurs. Ceux-ci, depuis le bar de l'aéroport, avaient été obstinément silencieux. Ils ne souriaient jamais, une fonction apparemment oubliée. Malgré leur type caraïbe marqué, ils se fondaient naturellement dans l'arrière-plan comme deux félins au sein de la forêt tropicale. Il n'avait qu'à donner le signal pour qu'ils libèrent des forces noires et mortelles.
L'appareil de localisation par satellite émet régulièrement un bip rassurant. Georges a roulé rapidement et se rapproche tangentiellement de sa cible. L'horloge luminescente du tableau de bord indique 5 heures 15. Il connaît ce coin de France.
Les marques blanches sur la chaussée me bercent dans un étrange ballet qui me ramène loin en arrière.
Je suis cette créature qui règne sur un monde informe, parmi des monstres hermaphrodites, mi-hommes mi-poissons. Je peux sentir la confusion de mes doigts et de mes nageoires. Je rêve à la lumière du ciel en caressant les moignons de mes ailes racornies, au gré des vents profonds qui agitent ces ondes ténébreuses. Là je vis, entouré de taureaux à face humaine et de serpents à pattes de chiens. Je suis couché aux pieds de mon père dont les souvenirs remontent aux origines. Je sortirai bientôt de ce limon originel et je foulerai la terre malgré la douleur qui me transpercera à chaque respiration. Cette terre qui m'est promise.
Est-ce que cela fait partie de ma réalité ? Suis-je juste un mauvais rêve sur le fusain de vos obsessions, une autre forme de pollution nocturne ? Mon temps dans le sablier s'écoule inexorablement. Je ne suis pas une créature de Dieu. Non. Je suis la bête qu'il rejettera dans l'enfer qui l'a vue naître, dernier rejeton d'une chaîne d'unions contre nature. Dagon est mon père et Echidna est ma mère.
J'ai marché parmi vous et nul ne m'a vu. Je me suis glissé dans les ombres des souterrains du palais de Néron où j'ai admiré les fresques délirantes d'une nature luxuriante. Le lierre donne naissance au bouc, la chèvre le lion et l'aigle fusionnés affolent les regards. Vous appelez cela les grotesques. Les grotesques... défiant la raison et la nature ! Suis-je grotesque ? J'ai cherché vainement les réponses dans les représentations des figures monstrueuses de Bosch, dans l'expressionnisme harmonieux de Schongauer, dans la hantise des origines de Redon ou dans les fulgurances de Moreau, le peintre des mythes. Mais le temps m'a manqué et il y a tant à voir !
Tous ces artistes ont été habités par ces visions d'une autre humanité, celle qui existe de l'autre côté du miroir, celle qui repose juste sous la surface de l'eau, celle qui a été oubliée dans la quête inassouvie de l'humanité pour la perfection. Je suis l'écho de cette humanité altérée, alternative, autre... celle qui est légère et joyeuse. Celle qui laisse entrevoir des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je murmure aux oreilles des dormeurs des démences éternelles, de celles qui ont permis la construction des quais d'orichalque de l'Atlantide.
Je suis une idole, une image de l'homme, brouillée et illisible mais passionnément vivante et rebelle. Je m'enfuis le long de routes hésitantes où la nuit est mon alliée. Tempus fugit. Les chasseurs éternels de mes frères et de mes soeurs sont à mes trousses. Ils ont terrassé les dragons légendaires au fur et à mesure que la raison et la foi repoussaient les ténèbres de la liberté. Ils ont noyé le Graoully dans la Seille. Il ne reste qu'une rue qui rappelle son existence dans la bonne ville de Metz, un prix remis à un écrivain de science-fiction et un dessin sur un blason de foot ! Ils ont poursuivi la Tarasque pour la rejeter dans le néant. Seize chasseurs sont partis, huit seulement sont revenus fonder les cités de Tarascon et de Beaucaire.
Je suis fatigué. Le processus s'accélère. Le poison se libère peu à peu dans mon sang. Ils l'appellent Bellérophon. C'est le nom de code de mon facteur Terminator. Je l'ai lu dans le Livre Noir de H². Non, je ne suis pas l'oeuvre de Dieu mais une créature hasardeuse née d'une injection de cellules souches embryonnaires, transfectées in vitro, dans le blastocyste d'un embryon receveur. Je ne suis qu'une série de caractères alphanumériques dans un process industriel de H². Un simple code-barres dans leur base génétique. Le fruit d'une expérience interdite. Je vis dans la marge. Je suis une note griffonnée dans la marge du grand livre de la création qui attend l'instant d'être raturée ou effacée.
Malgré le chauffage poussé à fond, je grelotte dans cette voiture. Le facteur Terminator recombine en silence des informations subcellulaires, programmant ma mort. Combien de temps me reste-t-il ? J'allume l'autoradio. La musique emplit l'habitacle. Je reconnais immédiatement la mélodie, fluide et sucrée. En un instant, son visage flotte devant mes yeux. Elle me manque. Elles me manquent. Toutes.
Les frères Machette sont deux zombies sur la banquette arrière. Avec un brin de maquillage cheap des productions américaines des années '70, ils sembleraient sortir tout droit de la nuit des morts-vivants ! Georges éprouve une sensation désagréable le long de sa moelle épinière.
Qu'est-ce ce que lui avait dit Michel récemment, à l'occasion du pot de départ d'un des financiers du 3ème étage ?
" Tout ça n'est pas né d'hier ! Notre travail n'est pas reconnu à sa juste valeur. La transposition de la loi canadienne dans le codex international nous a obligé à reconfigurer notre stratégie, mais, on le sait tous ici, c'est bien pour le progrès de l'humanité et sa survie que nous nous employons à explorer les voies aujourd'hui condamnées. Rappelle-toi ce qu'ils disaient à Monsanto : " nous n'avons pas à garantir la sécurité des produits alimentaires génétiquement modifiés. Notre intérêt est d'en vendre le plus possible ! C'est à l'instance publique de contrôle de veiller à leur sécurité." C'est aux Etats de prouver que nos produits sont dangereux ! Tu te souviens de Dolly, la brebis clonée, cette pauvre bête de foire qui a vieilli trop vite. Cela a frappé l'imagination de l'opinion internationale ! On a tout de suite catalogué le pauvre animal comme un monstre de Frankenstein. Et forcément les savants ayant osé l'expérience ont été traités de fous inconscients !
Oui, on se souvient tous de Dolly, mais qui se souvient de Polly ? Une lettre d'écart et un pas énorme pour l'humanité ! Polly, c'est en quelque sorte la fille prodigue de Dolly. Son code génétique avait été, disons " enrichi " par l'adjonction d'un gène humain amélioré ! C'était un bon début !
Mais à l'époque certains n'ont réussi qu'à desservir notre cause, celle qui cherche à améliorer le vivant. Quelle piètre image de notre art a été donnée par ces chercheurs à la petite semaine, ces cow-boys de biologistes, émargeant au ministère de l'agriculture américain. Ils ont injecté à de braves porcs une hormone de croissance humaine. Pour quels résultats ? Ces pauvres bêtes, devenues velues et arthritiques, ont été atteintes de strabisme et de léthargie. Des monstres. Dans leurs petits yeux porcins, si quelqu'un avait cherché à interroger leur âme, je crois qu'il y aurait lu toute la détresse de l'homme. Crois-tu que nous étions ainsi sur l'île de Circé, la sorcière d'Homère ? "
Michel se montre souvent loquace quand il se sent en sécurité et qu'il a bu un petit peu trop.
La nuit s'épuise mais hors la luminosité des cadrans du tableau de bord, la pénombre règne encore dans la voiture. L'équipage infernal traverse la nuit à vive allure. Georges pousse la puissante berline dans ses derniers retranchements. Les vibrations du moteur, quoique amorties, deviennent perceptibles au creux des reins. Les pinceaux des phares trouent l'obscurité qui se délite imperceptiblement.
Georges est perplexe. Il ne trouve aucune cohérence dans cette poursuite ininterrompue. Aucune logique sur laquelle s'appuyer pour anticiper le mouvement suivant du fugitif. Il l'a traqué dans les venelles de Florence, non loin de la chapelle des rois mages. Il l'a talonné dans Rome. Il l'a même aperçu quand qu'il traversait la via del Fiori Imperiali. Mais à chaque fois, il lui a échappé, glissé entre les doigts. Confusément, il sent qu'il y a une chaîne de causalité qui relie tous ses déplacements. Les ordinateurs ont tourné à plein régime à Munich. Des milliers, des centaines de milliers d'occurrences ont été croisées et comparées pour essayer de déterminer un fil conducteur, un dénominateur commun à tous ces mouvements erratiques. Des années en temps machine ont été consacrées à cette analyse. Le seul résultat se résume en une simple probabilité à peine significative. Une trajectoire d'interception. C'est mieux que rien. Une chance existe de le surprendre à Colmar. Pourquoi pas ? Sur l'écran de poursuite, l'écho du fugitif s'en rapproche aussi. Cela sera Colmar.
Les fantômes sont assis derrière lui. Ils restent impassibles, deux silhouettes noyées d'ombre. Georges n'entend même pas leur respiration. Ils évoluent à la lisière de l'humanité. S'ils ont domestiqué le démon, celui-ci les a dévorés de l'intérieur. Leur enveloppe corporelle ne renferme plus qu'un insondable et silencieux enfer. H² les a escamotés à la morgue alors que le drap recouvrait déjà leurs corps. Sont-ils réellement vivants ?
Maedhros. C'était ainsi qu'ils m'appellent. Je suis une créature solitaire qui cherche sa voie dans un monde où il n'y a pas de place pour elle. Pas encore. Si rien ne m'est inconnu, chaque chose me semble étrangère.
Je marche sur une vaste esplanade sous le soleil. C'est le Ferragusto. Les romains se sont enfuis dans la douceur de leur campagne, le Latium, laissant la ville éternelle aux touristes débraillés et aux marchands ambulants de glaces et de boissons fraîches. Même les automobiles ont déserté la ville qui retrouve le temps de quelques jours une indolence virgilienne. Je suis assis dans l'ombre du géant construit par Vespasien. Le Colisée est pris d'assaut par des cohortes bigarrées assommées par la canicule. Les files d'attente s'enroulent autour du monument dans un brouhaha de langues différentes. Je souris. Selon la légende, le Colisée ne doit jamais être achevé. Le jour où cela arrivera, la ville aux sept collines disparaîtra.
Cela fait bientôt cinq jours que je me suis enfui. Je suis toujours en vie, à mon grand étonnement.
Dans la foule qui se presse pour pénétrer dans l'édifice, un visage attire mon attention. Un visage féminin. Un visage qui remue en moi des souvenirs profondément enfouis. La sensation familière échauffe mes sens. C'est un appel venant d'un temps immémorial. Elle me regarde également. Elle me fixe insolemment. Comme enchaînés l'un à l'autre par un lien invisible, nous échappons progressivement aux lois de ce monde. Les passants s'immobilisent dans un dernier mouvement ralenti. Le temps devient solide tandis qu'un silence spectral enveloppe cette portion d'Italie. La lumière du jour revêt une nouvelle teinte, soyeuse et moirée, comme diffractée par un prisme fou qui brouille les contours en sortes d'aquarelles délavées.
Je peux décrire parfaitement le visage de l'inconnue. C'est un visage de Madone en extase. Un visage que j'ai contemplé sur les fresques de la chapelle Sixtine. Sur les tableaux de la galerie Borghèse. C'est l'une d'elles. L'une de celles que j'ai connues dans cette course : Berne, Milan, Florence. Elle me reconnaît aussi confusément, le sang ne peut oublier. Aujourd'hui, un destin singulier va nous réunir. Nul ne fait attention à nous, cachés par une divinité bienveillante qui a érigé autour de nous un rempart d'invisibilité. Une bulle hors du temps. Les formes s'estompent. Ne restent que des brumes ondulantes de couleurs chatoyantes.
Si mon père, Dagon, est un dieu oublié, il n'a rien perdu de sa puissance originelle.
Aucune parole n'est échangée. Inutile dans l'harmonie du moment. Nos doigts se parlent en tâtonnant. Nos bouches se cherchent fiévreusement sans que nos yeux ne se perdent une seconde. Nos corps se tendent l'un vers l'autre pour une étreinte promise d'éternité. L'impatience nous gagne et le souffle court, nous quémandons, nous réclamons, nous implorons. La matière n'existe plus, seule compte la magie de l'instant, le sortilège de la nécessité naturelle.
Au-dessus de nos têtes, une immense forme emplit la voûte céleste. La gueule changeante d'une créature mi-homme mi-poisson qui se dresse devant de cyclopéennes constructions.
Sous le regard de cette puissance bienveillante, nous nous aimons comme nous nous sommes aimés quand l'Atlantide disparaissait sous les flots déchaînés. Nous nous aimons comme nous nous sommes aimés quand les armées achéennes assiégeaient Troie. Nous nous aimons comme nous nous sommes aimés dans les entrelacs du temps et de l'espace. Dans l'ultime étreinte, nous nous arrêtons, inondés de sueur. Puis l'oubli nous emporte dans une petite mort.
Au matin, c'est elle qui paie la chambre de l'hôtel. Nous nous quittons dans un dernier baiser sur la place Navona, devant la fontaine des quatre fleuves. Nous nous séparons pour ne plus jamais nous revoir dans cet âge du monde. Je reprends la fuite sentant sur ma nuque le souffle mortel de mes poursuivants. Ils ne m'auront pas. Pas avant que j'ai atteint mon but.
Le souvenir s'efface doucement comme je cligne des paupières. Un panneau me prévient que je pénètre dans Kayserberg. Colmar est à une grosse poignée de kilomètres.
La douleur s'est éveillée. Le facteur Terminator envahit massivement mes organes, le compte à rebours entre dans son dernier cycle. J'ai lu le Livre Noir de H², je sais à quoi m'en tenir.
Le facteur Terminator se manifeste d'abord par une sensation douloureuse dans les pieds, une sorte de fourmillement. Ensuite l'estomac est tourmenté d'une violente cardialgie. Les doigts sont saisis d'une contraction tellement forte que les articulations peuvent se luxer. Un feu intérieur dévore les extrémités des membres tandis que d'abondantes sueurs sanglantes ruissellent sur l'ensemble du corps. Après les vertiges, surviennent les troubles de la vision qui dégénèrent jusqu'à la cécité totale. Les capacités mnésiques sont aussi attaquées. L'acétylcholine et les catécholamines n'assurent plus leur fonction, entraînant des pertes de vigilance et des visions hallucinatoires. La gangrène se développe, les tissus virent au sombre et se dessèchent tandis que la nécrose gagne les zones encore saines. Alors les organes internes se convulsent dans une décomposition biochimique. La mort survient rapidement, peu après ces symptômes. Quelques battements arythmiques d'un coeur en déliquescence. H² protège ses intérêts.
Dégoûté, j'ai fermé le livre. Mes larmes ont humecté la couverture sinistrement noire.
C'est ma malédiction. Je suis né sous le sceau de l'ignoble.
" Tu sais, chez nous, avant, nous étions différents. "
Georges tressaille. La voix est forte et modulée, avec un curieux accent chantant. Il serre le volant un peu plus fort que nécessaire. Il ne répond pas, ne voulant briser cet élan imprévisible, ce pont fragile tendu entre eux. Dans le rétroviseur, leurs visages restent dans l'ombre.
" Moi qui te parle, j'ai violé, torturé, tué. A de nombreuses reprises. Pour le bien. Pour le mal. Pour moi. Pour Aristide. Je n'en sais plus trop rien, à vrai dire. Il y avait de la joie et de l'excitation, du pouvoir aussi. Oui beaucoup de pouvoir sombre. Tu crois que j'étais seulement la créature d'Aristide mais, entre lui et moi, qui tirait réellement les ficelles ? Tu crois que je suis incapable de réfléchir, moi, le pitbull, le fantôme carnivore de H² ? Tu n'as pas vécu ce que j'ai vécu, grandi où j'ai grandi, traversé ce que j'ai traversé. De bien des façons, tu es un homme riche et complet, vivant dans un monde privilégié. Tu as trouvé ta voie. Mais dis-moi, est-ce la voie droite, est-ce une voie juste ? Moi qui te parle, je suis né dans une dimension où la démesure se conjuguait avec l'inhumain. Et pourtant, j'ai l'impression que nos routes se confondent dans cette quête où la lumière a disparu et ne reviendra pas. J'ai plongé ma machette dans le coeur de tes ennemis. Je poursuis ce monstre en liberté à la surface de ton monde. Que sommes-nous sinon des monstres qui massacrent nos semblables pour que nos maîtres puissent marcher au grand jour et jurer sans sourciller que cela n'existe pas. T'es-tu demandé qui, de nous, était le plus à blâmer ?
Je ne quitte jamais mes lunettes noires parce que plonger les regards dans mes yeux est insoutenable. Il y a une folie qui tournoie dans mes prunelles. Elle aspire l'âme aussi bien que les cantiques noirs qui s'élèvent en Haïti. Tu y verrais des cauchemars que ta raison ne pourrait accepter. Des cris et des larmes, des chairs et du sang. Beaucoup de sang, des rivières de sang, des fleuves de sang, des mers de sang. Tu t'y noierais sans fin. Je ne retire jamais mes lunettes parce que le monde réel, pour moi, est à jamais pourpre profond! Aucune autre couleur ne subsiste. Il y a longtemps que j'ai perdu la raison. Elle est enterrée sous un tas d'immondices dans la cité du Soleil, juste à côté de mon âme.
Tu sais comment on nous appelait là-bas en Haïti. Comme celui que nous poursuivons. Nous sommes de la même race, du même sang en quelque sorte. Ne t'inquiète pas. Cela ne nous empêchera pas de remplir notre mission! Je connais ma mère et je me rappelle mon enfance insouciante dans la crasse et la misère !
Regarde, le jour affronte la nuit. C'est inespéré. Le dénouement est proche. Les machettes vont frémir en se réveillant, le goût du sang les a toujours affolées. Bientôt nous nous endormirons pour toujours mon frère. "
Le silence se reforme.
Georges se demande s'il n'a pas rêvé. Les silhouettes d'ombre sont toujours aussi immobiles. Seul est perceptible le bip sur l'écran de contrôle. Colmar est tout près à présent. La discrète sonnerie de son Palm l'avertit d'un téléchargement d'informations urgentes. Dès qu'il peut le faire, il stoppe la voiture pour lire le document sur l'écran du Palm. Les ordinateurs ont trouvé une corrélation. Il dispose maintenant d'une adresse et de quelques éléments d'explication. Dans peu de temps, c'est la fin de l'histoire.
Il n'a pas poussé sa formation de biologiste après son recrutement mais il a compris que le concept de monstre dans la société moderne avait été apprivoisé et banalisé. Les recherches menées par H² explorent les voies interdites pour le plus grand bénéfice des actionnaires et le bien futur de l'humanité. Il croît en ce dogme. Aucune objection éthique ne doit freiner les expériences sur le vivant. L'essor de l'humanité vers les étoiles est proche. L'essaimage et l'ensemencement humain vont commencer. H² investit le champ quasi divin de la transgenèse bien au-delà des limites fixées par les instances internationales en matière de bioéthique, fondées sur la loi canadienne de 2004.
Que dit la loi ? Georges la connaît par coeur. Elle porte sur la procréation assistée et interdit tout simplement la fabrication des chimères et des hybrides. Elle pose une limite à l'utilisation de l'embryon humain et de gamètes humains. Ceux-ci ne peuvent être assimilés à du matériel biologique à la libre disposition des laboratoires. Elle sanctuarise aussi le génome humain. Celui-ci ne peut être mélangé à d'autres espèces parce qu'il est dépositaire de la part d'humanité qui distingue l'homme de la bête. Altérer son intégrité, c'est risquer des mutations incontrôlées, l'apparition d'une sous ou d'une sur-humanité. Mais H² a vu se profiler de gigantesques bénéfices en prenant pied le premier sur cette terra incognita, à l'aube de temps nouveaux. Il faut un nouvel homme pour ces temps nouveaux ! Cela sera Homme².
On dit que le Seigneur se reposa le 7ème jour après avoir créé Adam et Eve, si je me souviens bien de la description de la création. A Rome, il y a avait une Bible. Elle traînait dans le tiroir de la chambre d'hôtel. J'ai lu le texte sacré très vite bien qu'il fut rédigé au surplus en latin. Les langues ne sont pas une barrière pour moi, ni d'ailleurs le nombre de pages.
J'entre dans Colmar. Le GPS fonctionne à nouveau. Grâce à la machine, dans le prolongement de la rue Kléber, je prends à droite et m'arrête dans la rue d'Unterlinden. Je suis arrivé.
La fatigue alourdit mes paupières. Beaucoup de signes vitaux présentent un niveau d'alerte inquiétant. Une douleur fulgurante perce ma poitrine. Une sensation de brûlure envahit mon bras droit. Je dois constamment compenser les chutes brutales d'une tension moribonde. Transpirant, je passe une main sur mon front et mes doigts se perlent de traces sanglantes. Mes ressources s'épuisent.
L'aube est encore jeune. Le soleil d'Alsace est timide pour ce coeur d'été. L'ancien couvent des Dominicaines ferme la perspective de la place Unterlinden. Je suis chez moi en quelque sorte, puisque le nom de cette place renvoie aux tilleuls, ces arbres aux fleurs hermaphrodites ! L'architecture du bâtiment est typiquement gothique. Je traverse rapidement le cloître aux arcades de grès rose, passant près d'une fontaine d'où jaillit un mince jet d'eau. Je sais où je dois me rendre. La chapelle. Mon destin m'y attend.
A l'intérieur de la chapelle, la fraîcheur est une merveilleuse caresse qui assoupit un temps les flammes qui me consument de l'intérieur. La grâce et la spiritualité qui se dégagent de cet endroit unissent le temporel et le sacré. Un pont immatériel tendu entre mon âme nécrosée et la promesse d'un salut divin. Il est là, l'objet de ma quête, offert à mes yeux éblouis, immense et majestueux, étendant ses panneaux comme un ange auréolé de la lumière céleste déversée par les grands vitraux au fond de la nef. Il est ouvert mais il s'agit de la première ouverture. Tremblant, je déplie les panneaux pour découvrir la deuxième ouverture, révélant ce qui conduit ma vie depuis une semaine. Saint Antoine entouré par des gargouilles infernales, mi-hommes, mi-bêtes, qui le martyrisent. Tout en haut du panneau, le visage providentiel de son Dieu apparaît dans un halo de lumière surnaturelle, qui fera fuir ses tortionnaires et le guérira de la tentation. Savez-vous que le Maître des Enfers est venu en personne pour corrompre l'âme de l'ermite mais la foi inébranlable de ce dernier en son Créateur le sauva à la fin.
Je recule de quelques pas pour mieux m'imprégner de la force qui se dégage des couleurs utilisées par l'artiste. La tête me tourne, les lignes de perspective tanguent dangereusement devant mes yeux défaillants.
Je tombe à genoux. L'atroce douleur creuse un puits de douleur droit dans mon crâne. Un puits dans lequel je m'enfonce et me perds irrémédiablement. Les incendies synaptiques se propagent entre mes neurones. Tout mon être se consume. Répondant à l'appel de la Mort qui résonne en moi, je pénètre vivant au coeur de l'Enfer.
" Ne bouge pas ! "
La voix s'élève sur ma gauche. Je discerne une ombre qui s'avance. Elle tient un éclair blanc dans la main droite. Une lame qui saisit la lumière incidente. Je sens une deuxième présence plus éloignée qui attend. Les tueurs d'H². Je ne veux pas abdiquer. Je libère mes dernières réserves.
Je retiens mon souffle. Dans le silence de la nef, je distingue à grand peine le bruit des semelles de crêpe sur la pierre. Je dois être une vision d'horreur avec tout ce sang qui ruisselle de mes mains, de mon visage, qui forme de grandes tâches sombres sur mes vêtements de lin. Deux flaques rouges s'élargissent sur les dalles autour de mes genoux. Un corps en perdition. Le facteur Terminator extermine mes cellules une à une. La lame se lève. Dans un mouvement si rapide que nul oeil humain ne peut le suivre, ma main happe violemment ce bras menaçant et le tord en tirant vers l'avant. J'entends une plainte étouffée. Sans miséricorde, j'abats mon autre main sur la nuque découverte, craquement d'os écoeurant. Le tueur n'a pas été suffisamment attentif. Je suis à moitié levé, haletant sous l'effort. J'ai abrégé ma vie de quelques précieuses minutes. Il ne m'en reste plus beaucoup à présent. Une paire de lunettes baigne dans mon sang, près de moi.
Le second tueur se montre plus prudent. Je ne bouge pas pour garantir la précision de l'écholocation, ma tête légèrement penchée en arrière pour améliorer la réception de mes tragus. Le retard, la variation de fréquence, l'amplitude de l'écho et surtout leurs différences entre mes deux oreilles déterminent la distance, la vitesse, la taille et l'azimut de ma proie. Il est là, à quelques mètres. C'est une ombre qui évite la lumière et le bruit. Je ne peux réitérer la même stratégie. Je bande mes muscles une toute dernière fois. Je n'aurai qu'un seul essai. Le saut est immense, irréel, inconcevable, inhumain. Je le surprends en retombant derrière lui. Je plonge une main tendue, dure comme l'acier, entre ses omoplates, arrachant le tissu, déchirant les chairs et écartant les côtes, les brisant comme du verre. Dans une ultime étreinte, je lui saisis le coeur. Il pousse un râle épouvantable quand il découvre mon avant-bras jaillir de sa poitrine et ma main tenant son coeur écrasé qui palpite encore, masse spongieuse et rougeâtre. Il s'affaisse sur lui-même, derrière le retable. Son visage grimace encore quand la Chasseresse Blafarde l'emporte.
C'est fini. Ils sont morts mais je marche sur leurs talons.
" Pourquoi ici ? "
Je n'ai plus la force de tourner la tête vers le nouveau venu. Il était caché dans les turbulences du combat précédent. Ma vue se trouble et mon équilibre devient précaire. Mon corps est un brasier infernal. Je vis mes derniers instants.
" Pourquoi être venu ici, à Colmar, dans ce musée ? Pourquoi ce retable de Grünewald ? Te considères-tu comme ce Christ crucifié, couvert de blessures et agonisant. A bien y réfléchir, tel que tu es là, tu es plus proche de lui qu'aucun autre homme. " La voix de l'homme est douce et sans cruauté.
- Le Christ ? Non. Pas le Christ. " Je n'ai plus beaucoup de lucidité.
" Alors pourquoi ? Ce retable est vraiment une merveille de l'art allemand. Les neuf tableaux décrivent la crucifixion, l'annonciation, le concert des anges, la nativité, la résurrection et la tentation de Saint-Antoine. Tu vois, j'ai bien révisé ma petite fiche. Quel lien avec toi ? Pourquoi le retable d'Issenheim ? Dis-le moi avant de mourir. Car tu meurs n'est-ce pas ? Le facteur Terminator s'est enfin décidé à se réveiller ! A en juger par ton état, cela va aller très vite !
- Tu es Georges, je te reconnais. Tu as toujours été à mes trousses, ici et maintenant, comme tout au long des siècles ! Tu sais ce que je suis pour tes semblables, pour H².
- Oui, une chimère. Et beaucoup plus que ça. Il y a deux types de chimères. Le premier est le fruit d'un embryon humain dans lequel a été introduite au moins une cellule provenant d'une autre forme de vie. Le second est le fruit d'un embryon humain consistant en cellules provenant de plusieurs embryons, foetus ou êtres humains. Toi, tu es un cocktail des deux. Il faut des hommes robustes pour conquérir les étoiles. Le marché est immense et porteur. Les investisseurs se frottent déjà les mains. Tu n'as pas été conçu pour survivre longtemps. Un rat de laboratoire sophistiqué, une brebis à visage humain, pas plus. Il n'y a rien en toi qui soit naturel. Tu appartiens à H² jusqu'à ta dernière cellule et tu es protégé par un tas de brevets plus ou moins secrets. Mais il y a eu cette faille dans le protocole, ce fantôme dans la machine !
- J'ai surtout pris conscience de ma propre existence et des chaînes qui m'emprisonnaient. Tu vois ce panneau de droite, il représente la tentation de Saint-Antoine, assailli de démons aux formes fantastiques, de gargouilles chimériques. Je suis à leur image. Contrairement à cet ermite qui a résisté la tentation, H² s'est laissée corrompre par le diable et a enfanté les démons. Je suis l'un d'eux sans doute, mais je veux vivre. Je veux voir d'autres levers de soleil, je veux vivre cette vie à peine entrevue. Mais toi, le représentant de cette société damnée, tu me refuses le droit d'exister. Le créateur a peur de sa créature et lâche ses chiens. En fait, tu n'es que la forme moderne de ceux qui ont toujours pourchassé mes semblables. Te rappelles-tu Saint-Georges, ce légionnaire romain qui repoussait les chimères asiates aux marches orientales du monde chrétien ? C'était toi. Te souviens-tu de Bellérophon, qui tua la mythique Chimère ? Toi encore.
- Tu divagues, le facteur Terminator provoque des hallucinations. Mais pourquoi ce tableau précisément ? Il y en tellement qui ont dépeint la tentation de Saint-Antoine ou des monstres chimériques ? Bosch, Bruegel, Dali, Ernst, Vélasquez. Pourquoi Grünewald ?
- Laisse moi te conter une histoire. Au 16ème siècle, une maladie dégénérative emportait les malades qui avaient mangé du pain confectionné avec des farines infestées par l'ergot de seigle, un microscopique champignon parasite. Les plus pauvres étaient les plus exposés car ils se contentaient du pain noir de la disette, aux grains non triés. On disait de ces malades qu'ils étaient atteints du feu de Saint-Antoine parce qu'ils éprouvaient l'atroce sensation d'être consumés par d'invisibles flammes et tourmentés comme lui ! Les symptômes de cette affection... sont étonnamment proches... de ceux du facteur Terminator inscrit dans mes gènes. L'ordre des Antonins... soignait... ces malades... et ce retable... avait... la... propriété... miraculeuse... de... pouvoir... guérir... ce... feu... ardent... Mais... il... semble... bien... que... j'avais... tort... d'y... croire..."
Tout se passe très vite. Je m'accroche au bras du chasseur qui s'est imprudemment approché. J'ai un goût de sang dans la gorge. Il essaie de me repousser maladroitement. Mes ongles ensanglantés griffent sa peau dénudée. Il glisse soudain et pour ne pas chuter lourdement, il pose la main dans une flaque de sang. Mon sang. Mes forces m'abandonnent définitivement et je lâche prise. Ma tête fait un bruit sourd quand elle heurte la dalle. Une dernière fois, je croise les regards de Saint-Antoine mais il ne me regarde plus, me refuse son paradis. Qu'il aille au Diable...
A cet instant, une vive lumière descend des cintres. Elle m'enveloppe dans une brillante et douce chaleur. Un visage se penche sur moi, une auréole scintille au-dessus de ses cheveux. C'est Saint-Georges. Ses lèvres bougent mais je n'entends pas. Ses traits subitement se troublent tandis que je suis transporté hors de ce lieu maudit dans l'azur infini. Au loin Dagon, mon père, me sourit. Il m'attend sur le quai d'un antique port entouré par une foule silencieuse.
" Enfin tu es revenu, mon fils... "
Le mois de mai étend un voile printanier sur Rome. Dans la clinique San-Giorgio, un enfant est né. La mère repose à côté. Elle a le visage d'une Madone. Malgré la fatigue de l'enfantement, elle rayonne d'une grâce divine. Elle a les paupières refermées sur son monde intérieur. Elle a pleuré comme ont pleuré les Madones sur toutes les toiles du monde. Il n'était pas là quand la vie a murmuré dans son ventre de mère. Il n'était pas là quand elle a crié pour libérer cette nouvelle vie. Il ne sera jamais là, elle le sait mais il lui a laissé le plus beau cadeau qu'un homme puisse donner à celle qu'il aime.
L'obstétricien entre dans la pièce. Il aperçoit le petit berceau de plexiglas non loin du lit où elle ouvre les yeux.
" Docteur ? "
" Je viens vous déranger pour trois fois rien, madame. Nous devons faire quelques analyses pour compléter le dossier. C'est à cause des nouvelles directives européennes sur l'hospitalisation néonatale ! Les bureaucrates de Bruxelles, quelle engeance ! Quoiqu'il en soit, on prélève sur votre petit bout de chou quelques gouttes de sang et hop, c'est fini. C'est l'histoire de cinq minutes. Nous ferons ça ici, c'est dire ! "
Elle lui fait un petit sourire. " Si vous le dites ainsi docteur ! "
Il n'a pas menti. Cela a duré très peu de temps. Le bébé a à peine gémi. L'infirmière a délicatement prélevé deux échantillons sanguins puis la chambre a recouvré son calme. Il y a une croix en bois au-dessus de la tête de lit. Bizarrement, son ombre portée caresse le front du bébé endormi. Une petite menotte hésitante essaie de la chasser en vain. Par la fenêtre entr'ouverte, le château Saint-Ange se dresse, formidable citadelle, dans le lointain. Là, Saint-Michel resplendit en remettant son épée au fourreau. Un observateur plus attentif se demanderait si, au contraire, il ne se prépare pas à dégainer pour terrasser à nouveau les dragons celtiques.
Le nouveau-né est pris d'un tremblement nerveux qui ne le réveille pas. Sa mère s'est assoupie à son tour, attendant l'heure du prochain biberon. Un léger souffle d'air soulève les rideaux, apportant des parfums de la mer, sel et limon, algues et sable accompagnés des échos du large. Une présence inhumaine pénètre la petite chambre. Une ombre, forme impalpable, mi-homme mi-poisson se penche sur le berceau et murmure :
" Réveille-toi mon fils ! "
" Georges, nous avons un nouveau problème avec la chimère M !
- Je croyais qu'elle était morte à Colmar, l'été dernier.
- Oui. Le corps que tu as ramené l'était bel et bien, foudroyé par le facteur Terminator. Mais il y a du nouveau et c'est très inquiétant.
- Quoi ?
- Nous avons intercepté une information adressée par une clinique romaine au centre italien des affaires sanitaires. Un enfant est né il y a deux jours.
- Ce sont des choses qui arrivent !
- Ne te moque pas ! Celui-ci présentait une anomalie génétique particulière qui a motivé le signalement de la clinique. Suite à un problème post-opératoire relativement bénin, des tests complémentaires ont été réalisés sur le nouveau-né. Au vu des résultats, les Italiens ont d'abord pensé à une anomalie extrêmement rare, recensée à peu près 30 fois par an.
- Et alors ? dit Georges.
- Tu as gagné un petit cours de génétique pour les nuls ! La mère portait deux jumeaux. Grossesse gémellaire dizygote. Deux oeufs. Un oeuf a migré vers l'autre oeuf. Ils ont fusionné sans que le développement du foetus soit contrarié. Le nouveau-né possède ainsi deux génotypes distincts. Certaines parties du corps du bébé appartiennent à un génotype tandis que le reste appartient à un autre génotype. On appelle cela une chimère !
- Oui. Ca me dit vaguement quelque chose !
- Dans l'anomalie que je pourrais qualifier de " classique ", cela peut éventuellement poser des problèmes en cas de recherche de paternité, de transfusion sanguine ou de greffe. Guère plus. Mais là, à Rome, un oeuf a quasi-totalement phagocyté son jumeau. Il n'existe donc qu'un génotype massivement majoritaire avec quelques fragments résiduels de l'autre génotype.
- Cela a devient intéressant. Mais quel est le lien avec notre chimère ?
- A la demande des biogourous, on a rapatrié en douce les informations utiles du serveur de la clinique et du laboratoire du ministère italien pour les verser dans nos banques de données génétiques. Et là, toutes les alarmes de H² se sont mises à hurler ! Cela a dû s'entendre jusqu'en Suisse ! La division Archange a battu les tambours de guerre et...
- ...mon département a été mis en état d'alerte imminente ! Ca, je suis au courant ! Mais pourquoi ?
- Parce ce que le génotype colonisateur a été comparé avec ceux conservés dans nos bases de données. Tu sais que le génotype constitue le patrimoine génétique héréditaire de chaque individu. Chez l'être humain, chaque gène est présent en double exemplaire, l'un provenant du père, l'autre de la mère. Or, à Rome, ce bébé n'a aucun gène de sa mère dans le génotype survivant. Par contre, le résultat a révélé une identité parfaite entre les génotypes du bébé et de Maedhros.
- Mais c'est une parthénogenèse !
- Disons que c'est assez comparable. La chimère semble avoir trouvé le moyen de coloniser son environnement. Et elle se place d'emblée au sommet de la chaîne. A combien de femmes fertiles crois-tu que Maedhros a réussi à " placer " son patrimoine génétique en six jours ? Je te laisse imaginer les conséquences sur une population fermée comme la nôtre. Il faut faire le ménage. Hôpitaux et cliniques ont été mis sous surveillance à l'échelle continentale. Un seul mot d'ordre : éradication ! Je ne sais même pas si la firme pourra cacher cette opération aux agences gouvernementales de sécurité. C'est de notre survie collective, en tant qu'espèce, dont il est question.
Georges opine du chef. Il a une légère migraine. Elle est plus ou moins vivace depuis quelques mois et s'accompagne toujours d'une légère dermatose aux poignets et aux chevilles. Les traitements à base de corticoïdes calment la gêne mais ne parviennent pas à la traiter définitivement. Il a pris rendez-vous la semaine prochaine chez un dermatologue de la boîte.
Je suis vivant, le premier de ma lignée. Il en viendra de nombreux après moi. Il est temps de revendiquer mon héritage : la Terre m'a été promise. Le temps des hommes a glissé dans l'ombre de Dagon.
J'ouvre les yeux. Je suis dans le berceau, à la clinique, quand l'homme m'attrape sans ménagement pour m'emporter. Je suis perdu. H² m'a retrouvé. Je n'ai pas peur car mon nom est légion. Par la fenêtre, Saint-Michel dégaine son épée. Cette fois, tu ne vaincras pas.
J'ouvre les yeux. Je suis dans le berceau. La chambre est claire et spacieuse. Un mobile musical tourne au-dessus de ma tête. Je sens mon amour dans la pièce du bas. Mon amour et ma mère. Une porte, que je ne vois pas, s'entrouvre silencieusement. Un homme se penche sur le berceau et pose un masque de caoutchouc sur mon nez et ma bouche. Un gaz en sort en sifflant. Je vais mourir encore. Je n'ai pas peur car mon nom est légion.
J'ouvre les yeux. J'essuie la buée sur la glace de la salle de bain. Le miroir me renvoie l'image d'un homme d'allure sportive, élancé. La quarantaine svelte, une légère cicatrice sur une arcade sourcilière. Brun, yeux clairs. Je ne me reconnais pas. Mais c'est bien moi. Je suis de retour. Cela a été simplement un peu plus long.
Je noue une serviette autour des reins et pénètre dans la chambre où elle m'attend. Je lui fais mon plus beau sourire et m'assieds au bord du lit. Elle tend un bras délicieux et me caresse le dos langoureusement.
" Viens, d'après mes calculs, la période est encore propice ! Allez mon ange, déploie tes ailes et souffle dans ta trompette si tu veux avoir une descendance ! dit-elle espiègle.
Je ris franchement en me glissant sous les draps après avoir jeté la serviette à travers la pièce.
" Tu ne peux pas t'imaginer à quel point j'ai besoin d'assurer ma descendance chérie ! "
" Je veux voir ça, Georges, ici et maintenant ! " me dit-elle effrontément.
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Netra | Aelig |
le 30-05-2007 à 12h27 | Car mon nom est légion… | |
Les vers sont particulièrement bien choisis. Cette nouvelle fourmille de références littéraires qui par moment, menacent de noyer le récit et donnent une impression d’ensemble presque chaotique. Tu as une facilité incroyable à dérouler des pages au style élégant mais il me semble que tes histoires gagneraient de la force à plus de synthèse. Certaines que tu as écrites avaient plus de rythme. Les d... | ||
le 16-04-2007 à 21h37 | Merci, cette histoire me tient vraiment à coeur! | |
Tous les poèmes sont du divin Gérard de Nerval, tirés de son recueil qui s'appelle....Chimères, bien évidemment. C'est une illustration sublime qui souligne bien certaines lignes de force de l'histoire. Pour le 15 août, mea culpa, l'article masculin est devenu féminin (encore une histoire de chimère). Mais "Ferragusta" est aussi répandu que "Ferragosto" (http://www.anthonyvisco.org/images/p... | ||
le 16-04-2007 à 18h34 | Attention chef d'oeuvre! | |
C'est une histoire riche, complexe, qui nous embarque complètement dans ses méandres... Le style m'évoque Michel Déon, à la fois par ses récits de voyages et par ses personnages secondaires qui racontent leur propre histoire... Toujours le côté très visuel, très photo, qui marque l'empreinte de l'auteur. J'adore le mélange savant de fiction scientifique et de fantasy, et toutes ces références épo... |