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L'Oracle

L'Oracle existait depuis la nuit des temps. Colonne de pierre d'au moins une centaine de mètres de haut, elle était sculptée sur son pourtour de milliers d'yeux, d'oreilles et de bouches.

L'Oracle était doué de vie.

Ses yeux voyaient au-delà des montagnes les plus hautes. Ses oreilles entendaient le moindre murmure. Et ses bouches chuchotaient en choeur, dans une cacophonie incompréhensible.

Lena contemplait l'Oracle. L'enfant avait l'âge de connaître enfin son destin : dix ans. Sa petite main étreignait celle de son père. Son jumeau Caleb tenait l'autre. Sa mère portait dans ses bras le petit Johan. Lena et Caleb étaient grands, bien sûr. Mais personne ne peut se sentir grand ou important face à l'Oracle.
" Ça va bientôt être votre tour, les enfants. Etes-vous prêts ? L'Oracle vous dira tout de votre vie.
- Papa, je ne veux pas y aller !
- Mais pourquoi, Lena ? Moi j'avais hâte à ton âge ! Je rêvais d'être un grand guerrier ou même un riche marchand. J'imaginais que l'Oracle me dirait mille choses extraordinaires !
- L'a-t-il fait ?
- Non, ma fille, pas vraiment. Mais au moins cela m'a évité de rêver pour rien, je suis bien plus heureux comme ça. Tu verras, cela se passera bien. "
Lena ne répondit rien. Son regard se perdait vers le sommet de l'immense colonne de pierre. Un frisson parcourut son corps.
La file avança vers l'Oracle. Les enfants commençaient à apercevoir la base de la construction. Voilà des heures que la fillette suivait ses parents dans l'étrange procession, elle était fatiguée et avait froid. Caleb quant à lui était étrangement grave. Ça n'était pas dans son caractère.

Lena se sentait terrifiée, elle qui n'avait jamais peur de rien, qui poussait son frère à faire mille bêtises, tremblait en avançant. Le petit garçon lâcha la main de son père et fit le tour. Il sourit et tendit la main à sa soeur. Celle-ci la prit en éclatant de rire. Ensemble, ils n'avaient peur de rien !

Ils étaient enfin arrivés au sommet de la colline, deux enfants devaient encore passer devant eux, après, ce serait au tour des jumeaux de savoir leur avenir. Ils avancèrent encore.

Lena ne put retenir un cri en voyant un prêtre de l'Oracle. L'homme était nu, totalement nu. Son corps était squelettique, tatoué d'un rouge sanglant d'yeux, de bouches et d'oreilles. Ses mains s'enfonçaient chacune dans une bouche de pierre vorace, ses pieds avaient déjà disparu jusqu'à la cuisse dans de tels orifices. Sa peau se teintait de gris comme l'Oracle.

Lena tira violemment sur la main de son père et s'en dégagea. Celui-ci chercha à la retenir, son frère voulut la rattraper mais la fillette fut plus rapide. Elle s'enfuit en courant vers le bas de la colline, elle sentait que son avenir ne dépendait pas de cette pierre, que lui confier son futur ne la rendrait pas heureuse mais prisonnière. Lena ne voulait pas savoir.

Elle s'arrêta essoufflée sur le chemin, mais Caleb ne l'avait pas suivie.

Elle se mit à pleurer.

Ses yeux étaient secs quand ses parents la retrouvèrent. Ils ne lui firent aucun reproche. Pourtant la fillette sentit leur tristesse. Eux aussi connaissaient le prix de sa désobéissance. Caleb les suivait le menton haut, les lèvres serrées, le visage impénétrable. Lena savait que quelque chose clochait. Son frère était trop grave.

Leurs parents passèrent devant avec Johan, le petit dormait. Caleb et Lena marchèrent côte à côte, laissant les autres les distancer.
" Qu'a dit l'Oracle ?
- Rien.
- Ce n'est pas vrai. Tu es furieux !
- Non, Lena. J'ai peur. "

Le ton de son frère la fit se retourner. Caleb s'était arrêté. Il pleurait.
" Caleb ! Que se passe-t-il ? Que t'a dit l'Oracle ?
- Des horreurs. C'est toi qui avais raison, Lena, j'aurais dû courir avec toi ! "

La petite fille prit la main de son frère dans les siennes. Leurs regards se croisèrent et se retinrent.
" Je vais devenir un prêtre de l'Oracle, petite soeur. Mon destin est de servir et de mourir. "

Lena ne baissa pas le regard.
" Je ne laisserai pas faire une telle chose, Caleb !
- Il le faudra bien. Nous n'avons pas le choix. Bientôt ils vont arriver. Ils t'emmèneront dans ces bagnes pour enfants et moi ils m'emmèneront là-haut dans leur école de prêtres. "
Il y a des choses qu'on sait déjà - l'odeur du malheur le précède toujours - mais dire ces choses les rend autrement plus réelles et dangereuses. Lentement, Lena acquiesça.
" Je suivrai ces hommes, je n'ai pas le choix. Toi non plus. Mais quand je serai plus grande et plus forte je reviendrai te chercher.
- Je t'attendrai, Lena. "

Les deux enfants se prirent par la main pour descendre la colline. Leurs parents étaient entourés de gardes rouges, ceux qui servent l'oracle. Lena regarda son père puis sa mère et s'avança vers les gardes.
" Lena, nous avons conclu un accord, si tu te présentes devant l'oracle tu n'iras pas au bagne. Tout le monde peut avoir peur, ma petite fille, mais il faut que tu y ailles. "

La fillette se tourna vers son frère. Celui-ci secoua doucement la tête. Ils se sourirent.
" Non, je n'irai pas, je préfère le bagne.
- C'est un bien mauvais choix ,petite ! Tu devrais écouter tes parents.
- Vous allez emmener Caleb ? "

La mère des jumeaux poussa une exclamation de surprise.
" Oui. C'est mon rôle.
- Alors j'irai au bagne. "

Les enfants ne firent pas d'esclandre, ne pleurèrent pas malgré les larmes de leur mère. Chacun fut emmené vers son destin.

Lena fut conduite au bagne pour enfants. Elle savait qu'elle y resterait cinq ans, le temps d'un long lavage de cerveau qui assurerait paix et ordre à la société. Elle serait ensuite amenée devant l'oracle.

Le bagne n'était pas triste. Les lits de fer n'étaient pas moelleux, la nourriture peu mangeable, le travail difficile, mais les enfants résistaient du mieux qu'ils pouvaient.

Les cours de morale du matin étaient tournés en dérision le soir dans les dortoirs éteints. Le travail harassant de l'après-midi devenait prétexte à des jeux et des combats quand les gardiens tournaient le dos.

Lena s'intégra vite et se fit quelques amis. Romain devint bientôt son confident. Un soir elle lui parla de son frère et de sa promesse. Il l'écouta sans dire un mot.
" Pourquoi as-tu refusé de voir l'oracle ? "

Lena fut étonnée de la question. Personne n'osait la poser.
" Parce que je ... enfin, je ne sais pas. Je crois que c'est parce qu'on peut faire ce qu'on veut de sa vie, qu'on n'est pas obligé de suivre les prédictions de l'oracle.
- Et si l'oracle t'avait prédit tout ça ? S'il le savait quand même ?
- Je préfère ne pas savoir. Je veux avoir le choix.
- Pourtant on nous explique tous les matins qu'on ne pourra être heureux qu'en suivant la voie de l'oracle.
- Je n'y crois pas. Il existe toujours des gens malheureux. Mon frère l'était, ce jour-là. Et tous les pauvres ou tous les malades ...
- On dit que ce sont ceux qui ne suivent pas la Voie.
- Tu y crois, toi ?
- Non. "

Romain tourna la tête vers les dortoirs, la nuit était douce, le silence agréable.
" Lena.
- Oui ?
- Je sortirai la semaine prochaine. Quelques mois avant toi. Tu resteras seule ce temps-là. Mais je t'attendrai à la sortie et je t'aiderai.
- Tu m'aideras pour faire quoi ?
- A sauver ton frère. Et si c'est en mon pouvoir je détruirai l'oracle.
- Merci.
- Peut-être verrai-je ton frère la semaine prochaine quand je sortirai. Tu veux que je lui dise un mot ?
- Dis-lui juste que je pense à lui et que j'arrive. Et merci, Romain. "

Lena posa sa tête sur l'épaule de son ami, jusqu'à ce que la nuit soit avancée. Puis ils partirent se coucher.
" J'espère juste qu'il veut être sauvé. " Romain n'entendit pas son amie murmurer. L'oracle, lui, l'entendait. Caleb aussi.

Lena était sortie le matin du bagne. Un maigre bagage de tenues envoyées par sa mère avait fait sa joie. Elle avait vu Romain au coin de la rue, qui lui avait fait un petit signe de la main. Il avait grandi et forci. Il portait même un beau costume. Mais ce n'était pas encore le moment des retrouvailles et il avait suivi de loin la colonne d'adolescents qui gravissait la colline de l'Oracle.

Lena avait trouvé ses tenues bien ternes après cette rencontre et son coeur s'était serré sans qu'elle sache pourquoi.

La jeune fille était la dernière de la cohorte, un garde fermait la marche derrière elle. Elle marchait en silence, redoutant toujours autant de paraître devant l'oracle. Elle entendit bien un bruit sourd mais cela ne l'alerta pas. Elle sursauta quand une main se posa sur sa bouche. Mais Romain et elle avaient si souvent exécuté cette manoeuvre qu'elle sut avant de le voir qui était son assaillant.
" Bonjour, ma belle. "

Lena rougit jusqu'aux oreilles. Jamais son ami ne lui avait parlé comme ça.
" Bonjour.
- Ces huit mois se sont bien passés ?
- Oui, ça va, tu m'as manqué un peu, mais je me disais que tu étais sûrement mieux dehors. Ce qui a l'air d'être le cas.
- Oui, en passant devant l'oracle j'ai pu retrouver ma position, mes parents, enfin tout. Je ne savais pas qu'ils étaient si riches.
- Que t'a dit l'oracle, alors ?
- Bonjour. Il était poli.
- Moque-toi de moi.
- Je suis tombé sur ton frère. "

Lena s'était raidie et arrêtée. Doucement Romain l'incita à suivre le reste de la file.
" Il allait bien, même si l'oracle commençait déjà à l'avaler. Il me connaissait, tu sais. Avant même que je n'arrive, il me connaissait. Il a demandé au garde d'aller plus loin. Je lui ai transmis ton message. Il m'a dit qu'il le connaissait déjà. Il avait l'air triste au fond. Et puis il m'a dit que je pouvais partir. J'ai cru qu'il plaisantait. Et il m'a dit que non, mon avenir ne regardait que moi, il m'a dit que c'était un cadeau. Si je peux je l'aiderai. Je lui dois bien ça.
- Nous allons bientôt arriver, non ?
- D'ici un quart d'heure, je pense.
- As-tu une idée pour l'aider ?
- Si je te disais qui me l'a donnée tu ne me croirais pas ... "

Lena avança vers le prêtre de l'oracle. Le mur avait déjà mangé le bas de son corps, ses mains jusqu'aux coudes et l'arrière de son corps. Pourtant il sourit quand même.
" Bonjour, petite soeur.
- Bonjour, Caleb.
- Je suis content de te voir. Romain attend plus loin."

Caleb n'émettait plus que des affirmations. Ni question ni exclamation.
" Oui. Tu le connais bien ?
- Ton ami est entêté. Il est venu me tenir compagnie de nombreuses nuits. Lena, écoute moi bien, j'ai peu de temps. Je ne te dirai pas ton avenir, je sais que tu ne veux pas le savoir. Mais je t'en prie, renonce à ton projet. Maintenant je suis heureux comme ça. Je ne veux plus être libéré. J'ai envie de faire partie de l'oracle. C'est mon destin.
- Mais pourquoi ? Tu ne peux pas avoir tant changé !
- L'oracle est mon destin, c'est ma voie et cela me rend heureux. Chaque jour qui passe je me détache du monde et je deviens un peu plus omniscient. C'est magique. Laisse-moi cela. Au revoir, Lena. "

La jeune fille se sentit doucement poussée par un garde, un enfant prit sa place tandis qu'elle redescendait le chemin. Romain l'attrapa doucement par le bras.
" Il ne veut pas être libéré. Il ne veut pas. "

La jeune fille balbutiait, son ami la serra dans ses bras.
" Il ment, Lena, il ment. C'est lui qui m'a dit comment le libérer. Il est juste drôlement atteint par ce mur. Et nous allons l'aider.
- Et s'il nous dénonce ! Il sait tout ! Et les autres prêtres de l'oracle, eux aussi savent !
- Non, Lena, nous sommes des sans-avenir, que peuvent-ils savoir de nous désormais ? Ton frère nous a fait un cadeau bien plus incroyable que ce qu'il paraît. Un prêtre fixe un avenir par ses mots. S'il n'énonce rien, alors tout peut arriver, l'avenir redevient multiple et illisible par l'Oracle. Nous rendrons fous au moins deux ou trois anciens prêtres! Leurs figures disparaîtront de la pierre.
- D'où sais-tu tout cela ?
- De ton frère. Il y a huit mois la transformation n'était pas si avancée. Il voulait redevenir humain et m'a confié beaucoup de choses. Il m'a dit que si nous tentions de le libérer, il pourrait mourir. Mais qu'il voulait que l'on tente quand même.
- Je veux tuer ce sale oracle ! "

Lena sentit son ami s'écarter d'elle, de sa main sous le menton il lui souleva la tête et planta son regard droit dans ses yeux.
" Il y a un tas de gens qui ont besoin de ce sale oracle. Est-ce que tu crois pouvoir prendre cette décision ? Et si ton frère ne veut vraiment plus être libéré ? "

La jeune fille ne répondit rien. Elle entama la descente de la colline. Son ami la rattrapa.
" Réponds, Lena !
- On ne peut pas rendre prisonnier quelqu'un de ce qui n'est pas encore arrivé. On ne peut pas tuer l'espoir, c'est monstrueux de vivre ainsi. Dis-moi comment le détruire, dis-le moi ! "

Le jeune homme hocha la tête.
" Je bouche les oreilles du savoir, le savoir se fait multiple, il cesse d'être univoque ; je ferme les yeux du destin, ils ne s'ouvrent plus et le destin frappe au hasard ; je nourris les bouches de la vérité, elles sont rassasiées et cessent de réclamer ce qui leur est interdit. Voilà comment détruire l'oracle. "

L'Oracle était une immense colonne de pierre de plusieurs centaines de mètres de haut. Son pourtour était gravé de centaines d'yeux, de bouches et d'oreilles.
Les yeux et les oreilles pour tout savoir du monde, la bouche pour pouvoir dire la vérité. Seuls les prêtres de l'Oracle étaient capables de la comprendre. Dévorés vivants par l'Oracle, perdant peu à peu leur personnalité et leurs désirs, ces hommes étaient les seuls capables de décrypter les murmures chaotiques de la pierre.

Vers le solstice d'été, une grande clameur se répandit.

La tour immense, la colonne magique, la pierre de l'avenir avait diminué de taille. Son sommet ne touchait plus les nuages, sa circonférence avait réduit de plusieurs mètres, les prêtres hurlaient, pris dans le dilemme de la pierre mourante. La colonne tentait de les avaler, mais sa circonférence diminuant, elle les rejetait en même temps.

Les prédictions étaient incohérentes, la panique se répandit.

Les pèlerins cessèrent de répondre à l'injonction de l'Oracle, préférant épargner les enfants. Les bagnes devinrent inutiles tant la peur de l'Oracle était forte.

Chaque nuit, Lena et Romain gravissaient la colline, le dos chargé de paquets.

Chaque nuit les deux adolescents bouchaient les oreilles de pierre avec de la cire, fermaient les yeux de pierre en leur ajoutant des paupières de tissu, et nourrissaient les bouches avides de pain. A chaque fois, la sculpture disparaissait.

C'était une tâche harassante, sans fin, tant la colonne était immense. Parfois un visage se reconstituait sur la pierre, avant de disparaître.

Des émeutes se produisirent en ville et l'Oracle fut interdit d'accès, Lena et Romain ne purent s'y rendre pendant deux semaines. Puis une nuit ils trompèrent à nouveau la vigilance des gardes et suivirent le chemin de la colline.

Le matin surprit les adolescents à l'arrivée. C'est à la lueur de l'aube qu'ils purent contempler l'ampleur de leur oeuvre.

Un an après avoir commencé, la colonne de pierre n'était plus haute que d'une dizaine de mètres. Deux prêtres était encore retenus par la pierre. Aucun d'eux n'était Caleb.

Les adolescents montèrent jusqu'à la pierre. Personne ne semblait vouloir les arrêter. Aucun garde ne s'occupait plus de l'Oracle, seuls restaient sur la colline les prêtres libres et désoeuvrés.

L'un d'eux se détacha du groupe et se dirigea vers l'Oracle. Son corps malingre et tatoué le soutenait à peine. Lena le regarda monter.

Le prêtre arriva au sommet, passa près des deux adolescents médusés et plongea les mains dans leurs paquets. Il tendit du pain à une bouche de pierre. Celle-ci le prit avidement, l'avala et disparut.
" Nous vous attendions il y a quelques jours déjà. Nos prédictions ne sont plus ce qu'elles étaient. De même que votre ponctualité.
- Les gardes en bas ne voulaient pas nous laisser passer. Vous vous êtes libérés ?
- Si on devait attendre que le destin s'en charge, nous serions toujours sur l'Oracle !
- Caleb ! "

Le jeune prêtre éclata de rire.
" J'ai envie de devenir charpentier, non, plutôt avocat, ou peut-être marin pour voir le monde ! Je ne sais pas ! Je ne sais pas, petite soeur ! "

Caleb serra Lena et Romain dans ses bras.

" C'est merveilleux, je ne sais pas ! "

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© Miriamélé



Publication : 21 février 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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