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Le Chaudron d'Or

Ses mains tremblaient un peu quand elle poussa la porte de la Grande Salle de Cérémonie, au plafond en ogive et aux massives colonnes de marbre violet ; autour de la Table lourdement recouverte de brocard violet brodé d'or, siégeait dans toute sa majesté hideuse le Grand Conseil des Sorcières de l'Ouest, que présidait depuis deux siècles l'octocentenaire Orchidée Hautecour, surnommée " Haut et Court " par tous les étudiants en sorcellerie depuis la nuit des temps.
" Or donc, te voilà enfin, Mélamine Courtepointe... Tu vas sur quoi, les 400 ?
- 312, Grande Mère.
- Oui, bon, il est grand temps de te préoccuper d'un diplôme ! Sans compter que, la première tentative n'étant jamais la bonne, tu vas encore nous faire perdre notre temps... Hein, quoi ? Oui, oui, c'est arrivé, mais pas depuis... Gloups... Bien...Hem hem... Tu trouveras dans ce grimoire toutes les instructions pour l'épreuve. Tu as trois mois en temps H, soit à peu près neuf jours en temps V. Je te rappelle que tu dois rester invisible, que tu ne dois recevoir aucune aide, ni humaine ni violette, et que ta note dépendra du nombre de cascades et de leur subtilité. Je suis censée te souhaiter bonne chance... "
Elle marqua une pause.
" Tiens, pour une fois tu t'es habillée à peu près décemment...Je ne m'attendais pas, bien sûr, à ce que tu daignes te vêtir en violet... "

Quand elle fut hors de portée du Palais, elle rouvrit son charme-parapluie au dessus de son balai. Ce sort-là lui valait mainte moquerie de la part de ses collègues, qui mettaient un point d'honneur à endurer pluies, neiges et grêlons. Mais Mélamine Courtepointe avait horreur d'être mouillée, et ne se souciait guère du qu'en dira-t-on. De même pour sa tenue, d'ailleurs. Pour une fois elle avait mis une longue robe noire (la couleur des étudiants), alors qu'elle aurait dû porter du violet, comme tout le monde ; or elle détestait cette couleur, qui n'allait pas du tout, selon elle, avec la flamme de ses cheveux roux. Elle s'habillait généralement en vert, vert bouteille ou vert sapin, voire vert émeraude quand elle était d'humeur badine, avec pour seule concession une écharpe violette en cachemire et soie. Elle adorait le vert, dans toutes ses nuances, et même pour ses chats...mais nous en reparlerons plus tard.
Il lui tardait d'être de retour chez elle, devant son feu de bois perpétuel, pour lire le grimoire de son examen. Non, elle n'avait pas le chauffage central. Elle appréciait bien davantage le feu dans la cheminée, et avec le bois perpétuel, c'était joli, propre et économique, même si rares étaient les sorciers capables de maîtriser ce sort. Malheureusement pour son impatience, dans son jardin l'attendaient un couple de lapins victimes de gastro-entérite, un cerf en mal d'amour un tantinet dépressif et, à bonne distance, un loup amaigri et pantelant dont une patte avait été à demi arrachée par un piège. Mélamine Courtepointe soignait volontiers les animaux. Leur seule obligation était de ne manifester aucune agressivité dans l'enceinte du jardin, et tous les prédateurs s'y tenaient, plus par respect pour elle que par crainte, car elle savait se faire aimer. Quelques granulés à croquer pour les lapins, une potion et un peu de réconfort pour le cerf, puis elle s'occupa du loup qu'elle installa confortablement sur son canapé.
" C'est arrivé où ?
- Au bois de Roncépine, hier soir.
- Et tu as fait quinze kilomètres avec cette patte? Pourquoi tu n'es pas allé voir Jaïsse Rissolande, elle est tout près !
- J'ai confiance en toi, mère Mimine. "
Et ce loup efflanqué au poil terne et aux crocs redoutables leva vers elle un regard qui aurait fait fondre de tendresse le plus inoxydable des chaudrons.
" Ca sera un peu long pour que ça repousse, et il va falloir que je m'absente quelques jours. Tu peux rester ici. Je te laisse de l'eau et des croquettes à loup. Quant à vous... "
Elle se tourna vers la douzaine de chats qui depuis la table, le bahut et les fauteuils ne la quittaient pas des yeux.
" Vous le chouchoutez et vous ne volez pas sa nourriture ! N'est-ce pas, Sapin ? "
Le matou sauta d'une chaise et vint se frotter contre elle en ronronnant, pour témoigner de sa bonne foi. Puis il alla se lover entre les pattes du loup, suivi par toute la tribu féline qui se nicha qui sur le dos, qui contre le ventre, qui dans le cou, faisant au pelage gris une couverture ronronnante de toutes les notes de vert. Ah oui, Mélamine Courtepointe avait une faiblesse pour les chats verts. Elle savait leur donner cette couleur dès la naissance, mais malgré toute sa science et de multiples tentatives de croisements et re-croisements (elle avait même consulté les thèses d'éminents spécialistes humains en génétique), elle n'avait jamais réussi à obtenir une race de chats verts - ce qui la tracassait passablement.

Tout son petit monde étant bien installé, elle passa dans son bureau, dont les murs étaient recouverts de tout ce qui avait pu s'écrire comme livres, manuels, grimoires et autres encyclopédies sur l'art de la sorcellerie. Là, elle se déchaussa, et tandis que ses orteils se tortillaient d'aise à la chaleur du feu, elle se pencha enfin sur le grimoire.
" Votre épreuve consiste à ... "
La boule de cristal posée sur son bureau se mit à lancer des étincelles dorées, puis un visage de femme très âgée y apparut.
" Alors, Mimine ", dit la voix chevrotante , " raconte-moi vite ! C'est quoi ton sujet ?
- Mamie, tu sais bien que je ne dois en parler à personne !
- Mais je suis ta grand- mère ! Et cette chipie d'Orchidée Haut et Court n'a rien à me dire, c'est moi qui lui ai appris à se servir d'un balai, quand elle avait encore les joues toutes roses ! Et puis tu as bien aidé ta soeur Déliria, que je sache, et probablement aussi Walky !
- Chut, Mamie... "
Mélamine rougit légèrement.
" Toi, l'aînée, tu aides tout le monde, tes cadettes sont Chaudron d'Or depuis plus d'un siècle, et toi...
- Mais Mamie...
- Je sais, je sais.. Et tu n'as pas tort de t'en moquer - mais ne répète pas ça à ta mère ! J'aimerais bien avant de mourir pouvoir quand même leur clouer le bec à tous !
- Oui, Mamie, et tu sais très bien que je ne le fais que pour toi.
- Tu as toujours été ma petite fille préférée, Mélamine, tu me ressembles tellement ! Allez, mets-toi au travail... et si jamais tu penses que je peux t 'aider... "
Mélamine soupira en souriant gentiment au visage qui s'évanouit lentement.
" Votre épreuve consiste à faire en sorte que Monsieur Jean-Paul Durand, 59 ans, comptable, domicilié à Speedyville, se trouve, le 24 juin prochain (date H), en train de manger avec les doigts... "
" Mère Mimine ! Vite ! "
Elle repoussa le bureau d'un geste vif et pieds nus accourut près du loup qui avait crié.
Sur le pas de la porte, couvert de boue et de sang, se tenait un horrible pirate borgne, armé d'un sabre ébréché et d'une pétoire hors d'âge, qui déclama d'une voix lourde de rhum :
" La bou... bourse ou la v...v...vie ! "
La sorcière se laissa tomber dans un fauteuil et invita l'homme à s'asseoir, ce qu'il fit, un peu déconcerté mais soulagé quand même.
" Sage, Frankie ", dit-elle au loup qui hérissait son poil et retroussait ses babines, " et vous aussi, mes jolis chats. Je discute avec mon invité. "
Quelques heures et quelques tasses de thé à la menthe plus tard, le brigand s'en repartait ravi malgré ses poches vides, soulagé de son lumbago et de sa cuite, avec les deux yeux de ses vingt ans. Le soir tombait déjà, et il y avait à Rudetour la réunion annuelle du Cercle des Sorcières Bibliophiles, dont Mélamine était la présidente. Vite, le balai après un bisou à toute la maisonnée, la suite du grimoire serait pour demain...

Le Commissaire des Affaires Intercurrentes se présenta poliment chez le Grand Ingénieur des Destinées.
" J'ai un petit souci. "
Il lui tendit deux dossiers : le plus gros était violet, au nom de Mélamine Courtepointe, l'autre (quelques feuillets seulement) concernait un dénommé Jean-Paul Durand, de la dimension H.
" Voilà ce qui se passe : sur la dimension V, Mélamine Courtepointe... le Chaudron d'Or... mais le sieur Durand... qu'est-ce que je dois faire ? Dois-je lancer la Brigade d'Intervention ? "
Le Grand Ingénieur dont la robe turquoise émaillée de paillettes scintillantes balayait nonchalamment le sol nuageux ouvrit les deux dossiers d'un claquement de doigts.
" Hum... le 24 juin...Qu'est-ce qui était prévu pour lui, au départ ? Un rendez-vous, le week-end chez lui... Solitaire, asocial, même... ah, raciste, égocentrique... Attends, je mets la fiche dans l'Urne des Interférences. "
Une urne de deux mètres de haut, galbée comme un superbe sein nourricier, occupait tout le fond du bureau sans murs. Seul un petit ronflement agréable et quelques volutes de fumée turquoise traduisaient l'activité qui s'y déroulait. Par la grande fente inférieure, un parchemin turquoise se déroula.
" Parfait. Tu peux laisser faire. Eh eh... ce serait même excellent pour lui... et pour nous ... et dans trois ans, Bonté Turquoise ! Mais j'en dis trop. C'est bien, très bien. Non seulement tu laisses faire, mais en cas de manoeuvre négative d'origine R, tu fais contrer.
- Dois-je appeler le Commandant des Forces Spéciales anti-R ?
- Un lieutenant suffirait, mais si le Commandant n'est pas informé, il va aller se plaindre au Grand Turquoise... Je m'en occupe. Merci de m'avoir soumis ce cas. "
Et en s'inclinant poliment devant son visiteur, il se transmuta instantanément au Commandement anti-R, en jubilant dans sa barbe.
" Ah, très bien, vraiment très bien.. "

Déjà trois jours en temps V, soit un mois en temps H, et Mélamine n'avait toujours pas lu la fin du Grimoire. Elle avait été un peu débordée par la naissance d'une nouvelle portée de chatons - blancs, toujours blancs, hélas ! - , par une complication sur la patte du loup qui avait brûlé de fièvre et déliré toute une nuit dans ses bras, par les appels en boule de sa grand-mère qui voulait tantôt savoir, tantôt l'encourager, tantôt la houspiller parce qu'elle ne s'était pas encore mise au travail, et enfin par tout le train-train habituel et foisonnant qui comblait sa vie de choses absolument urgentes et indispensables... Mais comment leur dire non ? Elle n'avait jamais su...

Dans la dimension T, le Grand Ingénieur des Destinées commençait à s'inquiéter en la surveillant sur son écran.
" Cette nouille va tout faire rater... Elle est gentille, certes, mais trop gentille ; son petit projet m'arrange bien, moi, il faut que... Attends un peu... Oui... "
Il se plaça devant le micro et appela :
" L'ange Gédéon, matricule 777 V, est demandé de toute urgence chez le GID, pour une mission spéciale... et grouille-toi, nom de ... nom ! "

A l'aube du quatrième jour, une petite personne fluette habillée de noir, avec sur la manche droite trois bandes de tissu violet, cogna à l'huis de Dame Courtepointe.
" Pardon de vous déranger... Je suis étudiant...euh, étudiante en dernière année de euh... Chaudron de Terre et... je cherche un remplacement...
- C'est le Ciel qui t'envoie, ma chère enfant ! "
La jeune personne au teint délicat et aux yeux turquoise rougit violemment.
" - Merveilleux, très très bien, justement j'allais partir en voyage d'affaires! Tu sais soigner les loups ? Tu sais soigner les chats ? Parce que Jungle, ma meilleure porteuse, vient de mettre bas, mais le sortilège que j'ai lancé aux chatons pour les faire verdir les a affaiblis un peu, et alors il faudrait... "
Elle referma la porte derrière l'étudiante et pendant plusieurs heures l'assaillit d'un tir nourri de consignes, instructions et recommandations en tous genres, comme un commandant de sous-marin nucléaire qui confierait son navire à un aspirant, en pleine guerre mondiale.
" Au fait, tu t'appelles comment ?
- Moi euh... C'est à dire... Turquoisine... euh... Turquoisine Gédéon ! ", annonça triomphalement la jeune fille, comme si elle avait gagné la Grande Malle au Loto d'Halloween.
Quand Mélamine Courtepointe eut enfourché son balai, son grimoire sous le bras, Gédéon s'assit entre le loup, les chats et les deux biches nouvellement arrivées et leur dit :
" Je sais que vous m'avez reconnu, je ne vais pas vous mentir. C'est pour son bien, alors il faut que vous m'aidiez, pour qu'à son retour tout soit en ordre. "
L'assemblée animale n'eut pas besoin de vote pour accepter à l'unanimité.

Protégée par son charme d'invisibilité, Mélamine Courtepointe survolait Speedyville en récitant le texte du grimoire.
" Expert-comptable, 59 ans...qu'il participe à une fête avec des inconnus sur la plage de Hauts-les-Flots, le 24 juin...et qu'il mange avec les doigts...Six cents kilomètres, quand même, la mère Haut et Court m'a gâtée...Ah, me voilà chez lui...Je pose le balai sur le balcon, et hop ! à travers le mur... Ca m'a toujours fait rire, ça. Pourquoi chez moi je passe par la porte? Alors, la garde-robe, toujours révélatrice : costumes costumes chemises blanches cravates unies...Un boute-en-train ! Bon, c'est propre, confortable, bien en ordre, mais... Des photos ? Rien ! Cet homme n'a pas de passé, ou quoi ? Pas un objet inutile dans les tiroirs, tous ratissés de frais, pas un atome de poussière, pas de radio... pas de disques ! Pas de musique ! Ah elle me l'a bien choisi, la mère Machin. Manquerait plus qu'il soit raciste !
Bon, il faut que je passe à son bureau voir son agenda... et la tête de sa secrétaire...Ensuite, phase numéro deux, demander l'autorisation au Grand Livre... "
Empruntant un instant le canapé de monsieur Jean-Paul Durand, elle écrivit rapidement un petit parchemin, qu'elle expédia en soufflant dessus, et qui disparut aussitôt ; un petit bruit de clochette quelques secondes plus tard attesta de la bonne réception par le destinataire.
" C'est bien, cette messagerie. Ils font des choses pas mal, à l'Est. Comment s'appelle ce sorcier si célèbre, déjà ? Ira...Idi... Sais plus. Bon, direction le quartier des Affaires, ensuite un petit saut à Hauts-les-Flots, et je réfléchis à mes cascades. Alors, il me faut :un chat, une panne de courant, un livreur , une gamine...des inconnus sur la plage...et des cascades... "

Dans la dimension R, un diable de l'ARR ( Agence Rouge de Renseignements), section H, se présenta au QG de l'AM ( Armée Maléfique) et demanda à voir le Général Sangdecrise, splendide dans son uniforme rubis recouvert de décorations rutilantes. Le pauvre diable espion se sentait un peu minable avec sa cape rouge rapiécée et son jogging écarlate élimé aux manches...Il tendit maladroitement son rapport de 15 pages " Jean-Paul Durand. Urgent ". Le Général s'installa confortablement dans un grand fauteuil en cuir vermillon, les pieds sur la table basse recouverte de corail, en sirotant un Bloody Mary... puis il bondit vers le transmetteur en hurlant " Nom d'un pompier pyromane ! ".
" Ici Sangdecrise. Envoyez-moi Letordu, tout de suite. Quoi, occupé ? TOUT DE SUITE ! "
Il se tourna vers l'espion :
" Rompez, mon gars. Bon travail. "
Le pauvre diable, en repartant, fut projeté à terre par une mini-tornade rouge. Il prit tout son temps pour se relever, s'épousseta, refit ses lacets...et put entendre quelques bribes de la conversation.
" Et tu t'en occupes en priorité !
- Oui, mon Général.
- Tous les moyens sont bons, mais il ne faut pas que ça arrive ! Cette idiote de Courtepointe va réussir à nous piquer un client, et tu peux me croire, Chaudron d'Or ou pas, ELLE LE FAIT EXPRES ! "

Mélamine Courtepointe s'assit paisiblement sur la pelouse au bord du Timing, le grand fleuve de Speedyville. De sa boule portable elle appela Citronnelle, la visionneuse du Palais.
" Début à cinq heures, heure H, demain. Fin... je ne sais pas, de toute façon il faut que ça tienne avant minuit... Ah, il y aura des intérieurs et des extérieurs nuit... Tu auras aussi des simultanés, je t'envoie un double des cascades...
- Tu peux compter sur moi, ma fille. Et ne t'inquiète pas, j'ai un nouveau charme de retouche instantanée !
- Normalement tu ne devrais pas en avoir besoin, mais merci quand même... "
Puis elle sortit de son sac un nouveau parchemin.
" Et maintenant, le dossier Cascades qui doit partir ce soir. Alors...Tout commence par un peu de vent... "

Le vent se leva à 5 heures, ce 24 juin, un peu après le soleil, et se déchaîna aussitôt en rafales violentes. Sur le toit de chez Roland Biscauteau, dit Roro, déménageur de son état, il s'amusa à bousculer les tuiles, et à 5 heures 30 réussit à en arracher une douzaine. Roland venait de glisser ses quatre croissants dans son four électrique, quand le bruit l'attira dehors. Il jura en regardant les tuiles au sol, jura encore quand la porte se referma à la volée, re-re-jura parce qu'il ne pouvait plus l'ouvrir et eut un moment d'angoisse en pensant que le four allait mettre le feu à la maison. Il courut chez son voisin, téléphona à un serrurier qu'il tira du lit, puis appela son ami Marcel, dit Croque-au-sel, qui travaillait à l'Electricité, et qui voulut bien couper le courant chez lui à condition qu'il promette d'installer rapidement un compteur dans la rue.
Quand Roro eut raccroché, Croque-au-sel qui avait travaillé toute la nuit eut un doute : Roro, c'était le 12 ou le 14 ? Par prudence, il coupa le courant dans tout le quartier ( la manoeuvre était d'ailleurs beaucoup plus simple).
Le serrurier arriva à 7 h 30, et Roland put rejoindre ses deux collègues qui l'attendaient depuis plus d'une heure devant chez le père Rincedoigt pour commencer enfin à charger à 8 h 15. Le courant était rétabli depuis peu, mais les embouteillages générés par la panne des feux tricolores n'avaient pas fini de se résorber.

En se réveillant spontanément vers 7 h 45, Augustine Allétage, concierge du 240 bis avenue Lenormand, s'aperçut qu'il n'y avait pas d'électricité. Elle sortit alors vérifier le compteur qui était dans le hall. Ce faisant, elle permit au chat Milo de s'échapper vers les étages. Quand il en redescendit, galopant comme s'il avait le diable à ses trousses, il traversa la rue, sauta sur une poubelle en face du 243, faillit la renverser, bondit en l'air pour se rééquilibrer, et atterrit sur le pare-brise de la voiture de Charles Duraille, employé des Chemins de Fer, qui lâcha le volant, explosa une autre poubelle et s'encastra dans le réverbère voisin, ce qui le fit arriver en retard à son travail.

24 juin, 7 h. Jean-Paul Durand, 59 ans et 11 mois, ouvre les yeux. Le réveil n'a pas sonné, mais il n'en a pas besoin; le programmateur n'a pas marché non plus. La cafetière... Bon, pas de courant, pas de café. Il peste devant son rasoir électrique et son four à micro-ondes.
Il se douche, grignote deux biscottes, essuie les miettes, ouvre la porte. 7 h 50, ça va. Quelque chose se faufile dans ses jambes, et deux grands yeux verts émergeant d'une longue fourrure tigrée le regardent effrontément. Au loin une voix appelle :" Milo, Milo.. " Durand chasse le chat, qui esquive en s'éloignant de la porte. Durand crie, tempête, décoche coups de pieds et coups de poings, trépignements, vaisselle cassée et malédictions inutiles ; le chat s'est logé sous le buffet.
8 h 35. Durand est en retard. Quand il a poussé le buffet, la porte s'est ouverte et la farine s'est renversée. Le chat redécore le canapé en velours noir de motifs géométriques aléatoires. Dans une dimension parallèle, un R nommé Letordu essaie de se placer dans le regard du chat (les chats voient dans toutes les dimensions), mais chaque fois un T qui s'appelle Disraël s'interpose... Enfin Letordu fait mine de se lasser, s'accroupit un moment, puis jaillit devant le chat comme seul peut jaillir un diable de sa boîte.
8 h 40. Durand, couvert de sueur, de farine et de colère, ferme à double tour la porte de son loft sur l'affligeant spectacle d'un capharnaüm de luxe.

8 h 45. Durand sort du parking. Sur les premiers mètres il a eu l'impression qu'un pneu était crevé, mais il n'en était rien. Dans une dimension parallèle, un R essoufflé poursuit un T avec un canif à la main.
8 h 55. Durand quitte l'avenue du Maréchal Leclerc après 7 minutes d'embouteillages. Rue du Cerf, rue Monet, ça roule. En prenant à droite rue Vidal il va rejoindre la rocade. Mais un camion de déménagement obstrue totalement le passage. Durand klaxonne, descend, trouve un déménageur titubant sous une table en marbre qui lui coupe la parole et l'insulte :
" Eh mollo, connard, c'est pas le jour ! On est à la bourre et en rentrant j'ai le toit à réparer, alors tu fais pas chier passe que j'peux encore t'en coller une ! "
Durand, bloqué à l'arrière par une file de voitures, tambourine sur le volant. Dans une dimension parallèle, on voit des chaises et des cartons qui passent en douce par l'escalier de service, ralentis par de jolis éclairs bleus qui les immobilisent quelques instants. Avec un de ses collègues, Roro a chargé un bahut d'époque sur le pont. Il commence à le baisser quand le bahut bascule sur le capot de la voiture la plus proche. Durand hurle. Il est 9 h 20. Constat, dépanneuse, il est 10 h 30. Mélamine Courtepointe se frotte les mains. Dans la dimension parallèle, on se regarde en esprits de faïence mais on se repose.

10 h 35. Durand se hâte vers la gare. Il ira à Trèsenpente en train. Il voudrait bien prévenir son client mais évidemment le portable cherche réseau désespérément. 10 h 45. Durand entre en trombe dans la gare Saint-Phunambule, repère sur le tableau d'affichage : " Trèsenpente : 10 h 51 , voie 7 ", et fonce.
10 h 46. Charles Duraille vient de se faire tancer vertement par son supérieur pour son retard. En inspectant les quais, il ramasse le petit panneau marqué 1 qui jouxte le panneau marqué 7 de la voie 17. Les crochets ont lâché, tiraillés par le vent. Il se dirige vers le hangar pour les remplacer.
10 h 48. Durand saute dans le train qui s'ébranle sans un regard autour de lui, s'affale sur un siège, tombe la veste, desserre sa cravate et s'essuie le front. Il appelle son client qui justement avait cherché à le joindre pour décommander. Durand reste poli et serre les dents. Le temps de rentrer à Speedyville, il sera presque 14 h . Très bien, il est en week-end.
Mélamine Courtepointe sourit tendrement à cet homme qui s'est assoupi un moment et qui croit qu'à la prochaine gare il va pouvoir rebrousser chemin...
" Mais Monsieur, je vous répète que ce train ne va pas à Trèsenpente mais à Hauts-les-Flots, qu'il y a encore cinq heures de trajet sans aucun arrêt, et que vous me devez cent dix-huit sous et quinze cents ! "
Durand, qui n'a pas pu se raser ce matin et dont la cravate à moitié défaite est parsemée de taches de farine, se sent faiblir un peu malgré sa bonne foi tumultueuse, sous le regard accusateur des autres passagers. Il règle le contrôleur et regarde par la fenêtre : au lieu des dunes arides du Nord, voilà les pâturages verdoyants du Centre, Médiaville, Saint-Origan...

17 h 22. Le train 420 en provenance de Speedyville entre en gare de Hauts-les-Flots. La température extérieure est de 34°, l'air iodé est lourd, la poussière sale et le prochain train le lendemain à 10 h . Inondé d'un soleil radieux sur le parvis de la gare, ébloui par le scintillement d'une mer bleue et lisse, Durand garde sa mauvaise humeur. Il a chaud, il a soif.
17 h 35. Un demi panaché plus tard, Durand a moins soif. Il regarde les vacanciers qui passent, rentrant de la plage avec marmaille et clébard.
" Ridicule ", pense-t-il. Il se félicite d'être resté célibataire. Il se lève pour aller s'acheter une chemise propre, un rasoir jetable et une brosse à dents, avant de chercher un hôtel, quand une jeune bohémienne l'interpelle :
" T'as pas cent balles eh m'sieu ? "
Il la renvoie d'un geste mais elle, talonnée par une sorcière qui lui souffle d'insister, s'accroche à sa manche.
" Eh ste plaît, 'sieu, faut que j'prenne el train, bon Dieu de bon...
- Lâchez-moi, espèce de... Allez-vous-en ! "
Il a fait un grand geste pour se dégager, et la petite, qui ne doit pas avoir plus de seize ans, se protège d'un bras terrifié et fond en larmes, aidée en cela par quelques gouttes de distillat d'essence d'oignon...
Les passants s'arrêtent, dévisagent Durand qui ne se sent toujours pas très sûr de son look.
" Ca va, ça va, calmez-vous ! Là, venez à l'intérieur, tenez, essuyez-vous. Non non, gardez-le, j'en ai d'autres... "
17 h 45. Tandis que dans la dimension parallèle Letordu et Disraël en sont venus aux mains, Mélamine Courtepointe envoie une bouffée d'ondes de gentillesse en direction de Durand, qui cligne des yeux avant d'éternuer.
" Et vous êtes sûre que vous êtes enceinte ? "
Lila raconte son histoire, le beau Kenny depuis un mois, en cachette de son père, ce matin l'émission de télé en direct interrompue à cause d'une panne de courant dans la capitale, le père qui sort promener le chien, le chien qui les découvre tous les deux, le père qui frappe Kenny, Kenny qui s'enfuit, le père qui l'enferme dans la caravane...
" Il m'attend à Platedune, il faut que je prenne le train...
- Mais vous êtes mineure ! Votre père va vous faire rechercher par la police ! "
Dans le regard de Lila, Durand se sent étranger, ignorant et ridicule.
" Oui, bon, mais... "
18 h 30. Durand a réussi à persuader Lila d'aller parler à son père. Ils passent juste la porte du café quand ils sont encerclés par une dizaine de gitans, anneau à l'oreille et couteau à la ceinture. Lila les insulte dans un dialecte inconnu et l'entraîne vers la plage.

21 h 30. Jean-Paul, après son quatrième pastis, attaque le vin rosé avec les brochettes de lapin, sur la plage de Hauts-les-Flots, autour du feu de camp où dîne toute la tribu. Manuel, le père de Lila, lui donne de grandes claques dans le dos.

23 h 45. Mélamine Courtepointe s'impatiente un peu. Une guitare sur les genoux, Jean-Paul se fait prier depuis bien dix minutes.
" Mais Manu, j'te dis qu'ça fait ben 40 ans que j'y ai pas touché à une guitare ! "
Allez, mon garçon, c'est pour les dix points supplémentaires... Un souffle d'élixir Django, version n° 5, brevetée Courtepointe...
Les doigts de Jean-Paul courent sur les cordes et lui-même n'en revient pas. Lila danse en frappant des mains. Les hommes crient de joie en sautant par dessus le feu.

Le 25, vers 2 h du matin. La visionneuse s'est arrêtée. Mélamine Courtepointe se fait un petit plaisir. Jean-Paul somnole à moitié, bercé par le flamenco de l'oncle Pablo. Sa main fatiguée joue distraitement dans le poil d'un gros chat noir qui s'est lové sur son ventre ; s'il avait un peu plus de force, et s'il faisait plus clair, il pourrait voir que ce chat a les yeux violets...

27 juin. Jean-Paul donne sa démission immédiate chez " Béranger et Associés, les comptables qui savent compter ", sans attendre la date officielle de ses droits à la retraite.
30 juin. Une caravane flambant neuve attend Jean-Paul sur la plage de Hauts-les-Flots.
4 septembre, jour de la rentrée scolaire. Jean-Paul fait le tour du campement pour aller débusquer les quelques indécrottables tire-au-flanc. Puis il commence sa classe devant vingt-deux gamins entre quatre et quinze ans ; les hommes viendront ce soir, quand les enfants seront couchés. Lila, abandonnée par le beau Kenny, est venue demander, en ronronnant autour de lui comme une chatte, s'il ne voulait pas qu'elle lui fasse le ménage... et peut-être que les femmes, le dimanche, pourraient avoir un cours ou deux...
" Tu sais, c'est juste que quand on fait les courses, si on les vole pas ils nous arnaquent sur la monnaie... "

Mélamine Courtepointe se délasse enfin sur son canapé, en feuilletant nonchalamment les deux numéros du " Monde Violet " arrivés pendant son absence. Tous les gros titres parlent de la révolte des Géants, à l'Est.
" Iriador Kersigatt triomphe des Géants. Un nouveau soleil à l'Est : LE Kersigatt "
" Beau gosse ", remarque-t-elle.
Son regard revient sur la table, où le loup Frankie a déposé deux superbes lièvres, en promettant de revenir souvent. Et au beau milieu, rutilant de mille feux sur son coussin de velours violet, le Chaudron d 'Or serti de trois diamants et gravé d'une inscription que Mélamine savoure comme un très vieil armagnac.
" Mélamine Courtepointe. An 824 OH. Mention de Très Grande Excellence. Avec les Félicitations du Grand Jury. "
Elle revoit encore la mine de Haut et Court quand Jean-Paul a fait danser tout le camp de gitans . Et les applaudissements des jurés, et les félicitations de sa grand-mère :
" Très Grande Excellence ! Comme moi ! A la première tentative ! Comme moi ! Et tu sais, ça n'était pas arrivé depuis... depuis moi !Ah ma petite fille, tout ça m'a redonné une deuxième jeunesse...Nom d'un sortilège liquide, je ne mourrai pas avant d'avoir fait sauter sur mes genoux trois de tes enfants ! Tes soeurs, elles...

En deux ans, la délinquance a diminué de moitié à Hauts-les-Flots. Le conseil municipal a fait construire un préfabriqué pour l'école de Jean-Paul, puis l'a nommé conseiller honorifique ; l'année suivante, il a été élu maire, a épousé Lila qui venait d'accoucher du troisième, et a organisé le premier concert mondial de musique tzigane en plein air, pour le 15 août, avec plus de 30 pays participants.
Ce soir-là, sous les flashes des journalistes, il déclara à la presse :
" Le plus important, dans la vie d'un homme, c'est de pouvoir choisir son destin... "

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© Narwa Roquen



Publication : 21 février 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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La dernière Dame du Lac  
Lulibaba
Destin aveugle  
Miriamélé
L'Oracle

signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


3 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 31-08-2005 à 20h06
Critique courte sans spoiler
Un agréable conte moral, toujours bien écrit, avec de bonnes idées comme les chats et un ton humoristique. Ca louche un peu du côté de Harry Potter mais ce n'est pas génant. Les descriptions et la construction générale sont bien maitrisés.
Lindorië Ecrire à Lindorië 
le 17-05-2005 à 12h51
Il n'est jamais trop tard...
Je tente de rattraper mon retard en matière de lecture . . Bravo J'ai dégusté du commencement à la fin. J'aime les gens qui ont de l'humour.
sieste Ecrire à sieste 
le 10-03-2005 à 02h34
Aussi bien que d'habitude ;o)
Bonsoir.
Il y a un petit moment que je passe sur le site et je lis ici des nouvelles meilleures les unes que les autres. J'ai une affection particulière pour Narwa Roquen, et je ne suis pas déçue, cette nouvelle est pleine d'humour et drolement bien menée. J'aime aussi sa série sur l'Istar qui porte son nom, c'est différent, un peu plus sombre mais excellent aussi (c'est bien qu'elle soit avec Ra...

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