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Le Portique

A la seconde norne siléenne, i-Hesmanth (la Prophétesse).
Au royaume des confidences salvatrices.


Note de l'éditeur

L'engouement pour les jeux de cartes, tel qu'il apparaît dans Dons amers (se référer notamment à l'annexe linguistique de ce récit), est un phénomène culturel tardif : le Tarot fut introduit à Almaq aux alentours de 930, sous l'influence des marchands leráns auxquels on en attribue la paternité (exode consécutif à l'invasion de la Sileranie par les Traghes, à partir de la fin du IXe siècle). Mais c'est en réalité une variante du Tarot Siléen héritée de l'ère impériale (IVe siècle) : une version primitive du jeu existait déjà à l'époque de Fessed Leráni, et s'il s'agit effectivement à la base d'une invention leráne (certains, probablement à tort, font même de Fessed celui qui le fit connaître à la cour de l'empereur Lurein IV lors de son séjour en Caluire aux côtés d'Arbavath II), il devait par la suite connaître de nombreux raffinements avant d'aboutir à la forme communément pratiquée au Xe siècle, avec des noms et des sens différents pour les atouts majeurs. Cela ne veut pas dire pour autant que la ville " imaginaire " où commence ce texte ne puisse pas être Almaq : à défaut d'être répandu, le jeu devait être connu des élites gouvernantes siléennes et de l'entourage de l'amphictyon. Il reste néanmoins que Fessed projette sa propre connaissance du jeu sur la femme de la Cité Basse qu'il fait rencontrer à son narrateur, ce qui confère au récit une part de son caractère fantastique pour ses lecteurs contemporains.

Prime -
                Le Bateleur

Février 393... Je manquai de glisser sur les pavés détrempés par la pluie. Les lanternes orangées de l'avenue principale éclairaient à peine la ruelle dans laquelle je m'étais engagé, et le porche gothique devant moi était plongé dans l'obscurité... Une silhouette de femme, drapée dans une longue cape recouverte d'un châle, se détachait du mur, appuyée aux pierres d'angle. Personne ne m'attendait désormais, j'avais une nuit à tuer.
- Combien ? demandai-je prosaïquement, presque étonné par l'apparente assurance de ma voix.
- Trente pièces d'or, fit-elle sans ciller.
J'acquiesçai, un peu embarrassé. La monnaie passa rapidement d'une main à l'autre. Elle me devança, m'entraînant vers l'escalier en colimaçon qui grimpait à l'intérieur de la tour. Nous entrâmes dans une petite pièce où tenaient à peine un lit double et un bureau.
- Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle en déposant sa capeline sur le dossier d'une chaise.
- Bateleur, répondis-je en songeant à la carte de jeu que j'avais ramassée sur le trottoir un instant plus tôt, en quittant la taverne où j'avais bu quelques bières avec mes compagnons... Il n'est jamais de signe sans fait, ni de hasard sans cause : ce nom convenait aussi bien qu'un autre.
Amusée, elle éclata de rire.
- Alors pour toi, je serai l'Impératrice...
Souriant avec volupté, elle me lança son écharpe violette au visage.
- C'est cela, l'Impératrice pourpre ! fit-elle sur le ton de la plaisanterie.
Et sans attendre, elle entreprit de dégrafer son corset.
- Et pour le début de ton initiation, mon beau bateleur, que veux-tu voir ?
Captivé par ses épaules, blanches et lisses, affolé par les formes que révélait sa tunique de soie, je ne répondis pas. A mon embarras, je sentis la timidité empourprer mes joues, et je baissai les yeux. Elle s'approcha, compréhensive, et caressa délicatement mon visage. " Veux-tu voir mon miroir ? " susurra-t-elle. Je restai muet. " Oui, le miroir, si tu en es digne... " lâcha-t-elle dans un soupir, délaçant d'un geste langoureux les dernières attaches de son chemisier. Les rondeurs pleines de sa poitrine en plissaient l'étoffe soyeuse, aguichant l'éclat de mon regard. Elle me prit la main, la posa sur son sein gauche. " Suis-je pour toi une vulgaire ribaude, ou une prophétesse ? " murmura-t-elle avec un frémissement d'espoir dans la voix. Je lus moins de certitude dans ces yeux qu'au premier moment de notre rencontre. Peut-être que les usages du monde peuvent épuiser jusqu'aux esprits les plus forts... Et pourtant, la réponse n'était que trop évidente désormais que je la tenais contre moi. Elle ne pouvait être, pour moi, ni l'une, ni l'autre, ni même les deux à la fois. Les mots ne prennent de valeur que lorsqu'ils s'étendent par-delà leur sens commun.
- Vous êtes l'impératrice des songes secrets, l'inspiratrice des rêves éveillés, finis-je par admettre.
Elle me lança un regard perplexe.
- Tu es un bien curieux personnage, jeune homme... Viens, fit-elle en m'entraînant dans une seconde pièce encombrée de peaux de bêtes. Elle pointa du doigt un miroir ovale qui trônait sur une commode entre colliers de bijoux, boîtes de fard, peignes d'ivoire et brosses à cheveux. La crainte se dessina sur son visage si doux, ses yeux violacés flamboyèrent. " Prend garde à tes visions, Bateleur, maintenant. Mais je serai avec toi, si tu le veux. "
Je plongeai mon regard dans la surface argentée, tremblant à l'idée de ce que j'allais y découvrir. Les vagues de mes pensées dessinèrent des rides concentriques à sa surface. Aveuglé par l'éclat grandissant de ma figure tourmentée, je serrai la main de ma compagne. " Oh! Oui, je serai avec toi... " répéta-t-elle, " Ne l'oublie jamais, dans tes errances ". Et je passai à travers le reflet mon âme... Un plongeon inquiétant dans les circonvolutions infinies du chaos.

Vous n'êtes pas obligés de croire que les choses se sont déroulés exactement de cette manière. Les actes importent peu, quand ils ne découlent pas de la source des mythes.

Seconde -
                La Princesse

Lachésis filait... Je ne la distinguais que de dos, affairée sur son ouvrage. Face à elle, la jeune Klothô aux cheveux d'or allongeait le fil du fuseau : une belle jeune fille aux joues roses, à peine une adolescente tout juste formée.
- Pourquoi mets-tu ce fil de côté, ô ma soeur ? demanda-t-elle innocemment. Pourquoi le tiens-tu éloigné des autres ? N'est-il pas assez fin pour tes desseins, ne s'avère-t-il pas assez vif et coloré pour tes motifs ?
Bien que ne pouvant deviner l'expression de son visage tourné vers la tapisserie, je ressentis le trouble de Lachésis. " Au contraire... Il m'aime, vois-tu. Je le sens vibrer différemment des autres. Nulle trame ne saurait l'accueillir, quand bien même cette tapisserie serait exceptionnelle. "
- Il éprouverait de l'amour à ton égard, celui dont ce fil fragile est la vie ? Et qu'en est-il de toi ? s'enquit Klothô, espiègle.
- Je le tisserai volontiers dans ma chevelure, si cela ne m'était pas interdit.
- C'est que tu l'aimes aussi, alors !
- Peut-être, quoique j'aie mes raisons...
- Eh là ! Prend garde à ce qu'Atropos ne l'apprenne. Elle t'en ferait passer l'envie. Souviens-toi du sort des mortels entre ses ciseaux...
Lachésis soupira, et m'enroula lentement autour de son doigt si fin. Elle se crispa sur elle-même tandis qu'une vieille femme aux cheveux gris entrait dans la pièce, un sourire mauvais au coin des lèvres. " Et bien, mes filles de la nuit, on paresse ? "

Tierce -
                La Roue du Destin

Etait-ce mon visage, reflété sur l'argent du miroir ? Ces yeux couverts de cernes, ces traits sans reliefs, ces dents mal alignées qu'un vague rictus désabusé dévoilait ? Ou était-ce celui d'un autre ? Je clignai des yeux, il décida d'en faire de même. Aussi irréel que moi, me surpris-je à penser. Le chaton auquel j'avais offert, quelques minutes plus tôt, une soucoupe de lait, vint se frotter contre mes jambes, m'arrachant à mes rêveries. Je l'avais découvert à ma porte, transi de froid, en allant retirer mon courrier.
- Gentille petite chatte, ne remercies-tu que la main qui t'a nourrie, ou es-tu désintéressée dans tes caresses ? fis-je en m'agenouillant pour la gratter derrière les oreilles. Elle poussa un miaulement et darda son regard vertical vers moi. Je ne saurais dire avec certitudes quelles pensées animent ces animaux si étonnants, mais je fus persuadé qu'elle me parlait, à sa façon. Dehors, les flocons de neige virevoltaient dans le vent ; ils dessinaient d'étranges figures sur ma vitre. J'aurais aimé avoir, je crois, le même reflet fractal dans mes pupilles. Je cédai un instant à la mélancolie, mais elle me lécha la main et me mordilla les doigts, me rappelant à son attention.
- Tu es si douce quand tu ne sors pas tes griffes ! plaisantai-je. Elle s'empressa de me contredire en essayant ses dents cruelles sur la partie charnue d'une de mes phalanges. " Eh ! " lâchai-je, surpris, en retirant vivement ma main. Une goutte de sang perla sur le plancher. Elle la renifla, les oreilles dressées, pour finalement lui préférer la soucoupe qui l'attendait encore. J'aurais juré, pourtant, qu'elle y avait trempé sa petite langue rugueuse, pour en tâter le goût. Je pris le parti d'en rire.
- Je te remercie pour ta visite, quoique tu sois une hôte bien capricieuse. Ce n'est pas toi que j'attendais aujourd'hui, mais tu viens à point rompre ma solitude hivernale. Nous sommes faits pour nous entendre, n'est-ce pas ?
Elle ronronna en lapant le lait, ne s'interrompant brièvement que pour s'assurer que j'étais toujours à la même place. Je pris cela pour un assentiment, lui prêtant quelque comportement humain. L'objet de sa surveillance pouvait tout autant relever de la méfiance, évidemment. Encore que ce soit, là aussi, une tentation anthropomorphe. Quel idiot je devais faire, à parler seul avec un animal...
On frappa à la porte. C'était elle, ma belle impératrice emmitouflée dans un manteau d'ébène. Elle se dirigea nonchalamment vers la chambre, comme par habitude. S'arrêtant près de l'âtre, où j'avais entassé du bois sans l'allumer, elle regarda la jeune chatte qui se faisait à présent les griffes sur mon tapis. " Elle t'a trouvée, finalement. "
- Oui, répondis-je sans comprendre. J'avais hâte de me noyer, à nouveau, dans son miroir. Sans lui, je n'étais rien. La succession insipide des jours n'égayait plus mon existence.

Quarte -
                L'Empereur

Je m'éveillais dans une clairière silencieuse... A la lisière, un sanglier vermillait, en quête de quelque tubercule. Une biche timide broutait, l'oeil alerte, guettant mes gestes en bâtant nerveusement des oreilles... Au centre se dressait, isolé, un arbre torturé, témoignant d'une croissance irrégulière et incongrue. C'était un de ces hêtres que l'on aurait dits pleureurs, mais si le dôme de ses branches basses retombait effectivement vers la terre tel un voile pourpre au-dessus d'une souche vigoureuse et fière, une multitude de branches désordonnées se dressait ensuite vers les cieux. La nature avait sans doute repris son droit sur une greffe ancienne, ou bien quelque arbre voisin avait périclité, libérant le hêtre de son ombre malfaisante... Et il s'épanouissait dorénavant sans contrainte aucune, agrippant les nuages entre ses serres renouvelées, enlaçant l'espace aux alentours avec impudeur. Encore qu'il n'eût pas oublié totalement son ancien mode de survie, et que quelques-unes de ses ramilles élevées vinssent quelquefois à pleurer légèrement, sous la brise légère ou le poids de la rosée. A cette époque de l'année, ses feuilles s'enroulaient encore en spirale autour d'elles-mêmes, fragiles vrilles frémissant à l'annonce du printemps, toutes prêtes à s'ouvrir... En dépit de son étrangeté, il était beau au-delà de toute description, cet arbre cosmique : il semblait joindre le monde d'en-bas et le ciel comme nul autre arbre n'aurait pu le faire. Et pourtant... en son coeur, là où les greffons emprisonnés s'étaient refusés à prendre, le tronc se convulsait sous l'emprise de son développement hasardeux, en un amalgame de branches entrelacées, par endroit fusionnées et soudées par la sève sourde qui ne demande qu'à gravir jusqu'au firmament, se soutenant mutuellement les unes aux autres de leur poids respectif. Quelque oiseau imprudent avait construit là son nid, ne se doutant pas que l'édifice entier était instable, que la masse de ses ramures célestes menaçait jusqu'à ses racines. Car une tempête plus forte que de coutume, comme nous en avons parfois connu, aurait bien pu rompre le pilier central à l'endroit même où il se divisait dans cette sorte de gangrène noueuse dont il lui avait fallu s'affranchir pour croître. La colonne du cosmos portait sa perte en son sein, me fis-je la réflexion, mal à l'aise... Puis vint un jeune homme avec un baudrier en peau de biche à son flanc, portant dans ses mains tendues une coupe façonnée d'or. Il m'adressa un sourire sibyllin, et comme je restai muet, tétanisé par l'aspect irréel de la scène, il passa son chemin, disparaissant dans le sous-bois. Cinq jeunes filles vêtues de robes blanches s'avancèrent ensuite, formant autour de l'arbre une ronde enjouée. " Ho Khaos, Ho Dendros " chantonnaient-elles innocemment dans une langue harmonieuse que je devais connaître et dont pourtant la teneur profonde m'échappait. Les rêves ont leurs propres règles qu'il ne convient pas de contester. L'une d'elle s'écarta du groupe, sans cesser de tenir sa compagne d'une main, et d'un geste svelte elle souffla vers moi une feuille cueillie sur le hêtre. Je me baissai pour la ramasser, et tout devint silencieux. L'arbre avait fait place à un trône ouvragé, sculpté de griffons et de licornes, sur lequel siégeait un vieillard couronné qui me rendait mon regard.
- " As-tu laissé passé la coupe de ta jeunesse, jongleur sans art, as-tu laissé filer le Graal de tes rêves, pitoyable escamoteur ? "
Son ton était sévère, sa mine sombre et mauvaise. Mais ce n'est que lorsqu'il se leva, me dominant de sa stature malgré son âge, qu'il me sembla reconnaître mon père, tel qu'il figurait sur un portrait dans notre maison.
Dans le creux de ma paume, la feuille duveteuse manqua de s'envoler. Dès l'instant où je la rattrapai, inquiet de la perdre, le vieux roi s'effaça. Je ne sais pourquoi ces mots me revinrent à l'esprit : " En tout instant je serai avec toi, mon Bateleur ". Trois pages aux cheveux d'or surgirent du décor et me forcèrent à prendre place sur le siège royal. Riant et gesticulant, ils me vêtirent d'un manteau d'apparat, aux bandes rouges et bleues alternées. L'un d'eux accrocha un trèfle d'argent à ma boutonnière, l'autre me glissa une pièce aux reflets cuivrés dans la main, et le dernier déposa des dés d'ivoire entre mes cuisses. Un double six, qui n'aurait demandé qu'à être triplé si mes braies n'avaient pas été plissées. Je me laissai faire sans même oser respirer, retenant mon souffle dans l'attente d'une révélation. Lentement, des pousses se mirent à croître sur le siège, tandis que je me sentais irrésistiblement tiré vers le sol... Je fus bientôt assis à même la terre, ramassé sur moi-même, alors que la ramure du hêtre venait pleurer autour de mon corps. Et la conviction grandit en moi que j'étais comme un tronc empli de sève nouvelle, prêt à exploser, fort comme jamais je ne l'avais été.

Elle dormait paisiblement près de moi, dans ce lit moite où mon songe s'acheva. Son miroir avait glissé contre son ventre, et ma main enserrait encore l'écharpe de soie qui s'enroulait autour de son corps, voilant sa nudité. Je me dressai sur mon séant, maudissant en silence tous les dieux de la planète. " Je ne comprends pas ce que j'ai vu. " bredouillai-je à voix basse, encore perdu dans les brumes de ma rêverie. Elle sourit, les yeux clos, et murmura, sans doute perdue dans ses propres chimères : " Il y a trop d'ordre dans ta vie, trop de raisons inertes... Or l'ordre n'est qu'une portion figée du chaos, un entr'aperçu trompeur de son immensité. Ne peux-tu donc couper le fil de tes émotions ? "

Quinte -
                L'Impératrice

- Qu'as-tu fait, friponne ! s'exclama Lachésis, affolée.
- Je me suis décidée à tisser le fil que tu gardais par dévers toi, ô ma soeur adorée. Car il ne convient pas qu'un fil que j'ai tiré du fuseau n'entre pas dans la trame.
- Malheureuse !
- Que tu dis ! En attendant, ne lui ai-je pas donné à voir, à l'instant, des choses magnifiques ? La vision du Graal n'est pas donnée au premier venu... Mais je sais tisser aussi bien que toi, bien que mon rôle se limite à filer la laine.
- Quelle prétentieuse tu fais ! Il en aurait vu de plus belles encore, gronda Lachésis avec colère.
- Attends, enfin ! A trop le préserver, tu lui gâches son existence. Il ne vit rien qui vaille ! rétorqua Klothô en lissant sa robe.
- Qu'en sais-tu ? répliqua l'autre, hargneuse. " Je le réserve pour un dessein plus noble. "
- Avec la vieille qui nous épie ? Allons donc, tu n'as aucune chance d'échapper à ses filets. Si tu parlais avec les mots de l'amour, comme tu le prétends, tu lui offrirais une vie mémorable. Faut-il que ce soit moi qui le fasse en ton nom ? Car je ne l'ai fait que pour lui, pour son bonheur...
- Tu es jalouse !
- Et pour ta sauvegarde aussi... Car si tu le maintiens sans histoire, n'osant même le mettre dans tes cheveux de peur qu'Atropos ne l'apprenne, attendant quelque instant propice qui peut-être ne viendra jamais, alors il mourra néanmoins, sans avoir connu la félicité des mortels.
- Non ! cria Lachésis. Il aurait connu celle des dieux et des déesses, et tu as tout gâché.
- Crois-tu, gentille soeur que je connais mieux que tu ne le penses, que j'ignore ton jeu ? Que je ne t'ai pas vue tricher avec le destin et braver ses interdits ?
- Que dis-tu ?
- Impératrice ! Lâcha Klothô. C'est ainsi qu'il t'appelle... Quand tu vas le voir, oui, enfreignant le règle... Et tu oses me dire prétentieuse !
- Comment sais-tu ces choses ? L'avoueras-tu, sans que ce soit à moi de te le faire dire ? Tu y vas de tes reproches, alors que tu sais ce qu'il en en est.
- Je t'ai précédée... espérant passer inaperçue... Mais tu m'as reconnue.
- La chatte... Je t'ai sentie, effectivement, essayer d'attirer à toi son affection... Voleuse de rêve ! Envieuse !
- Non ! Ouvre les yeux, Lachésis, je ne suis pas ton ennemie ! fit-elle en jetant un regard sombre vers la porte. Jamais je n'aurais songé que tu irais te perdre ainsi, impératrice. Ne détournes pas la conversation...
Lachésis soupira " J'ai fait cela... pour notre bien commun... "
- Ou pour ta gloire seule, déesse ?
- Il y trouve aussi son compte, je te l'assure.
- Parce qu'il n'a pas d'autre référentiel où juger, catin !
- Klothô ! Il nous observe en ce moment même, s'offusqua Lachésis.
- Alors, pour l'amour des dieux, accorde-lui ce que son coeur demande, sans mentir !
- Jamais !
Elles s'empoignèrent et se jetèrent l'une sur l'autre - la jeune aux seins menus, en forme de poires, et la femme mûre, à la poitrine pleine. Pardonnez-moi pour ces détails qui peuvent sembler prosaïques, mais le spectacle de leurs corps enlacés, malgré les coups qu'elles se donnaient, était charmant. Épris du désir de les toucher, elles, les divinités interdites, je ne sus abstraire mon regard du miroir... Et tournant, virevoltant dans leurs ébats, elles passèrent devant moi, me révélant le visage empreint de sagesse infinie de Lachésis, troublé de sensations contradictoires.

Accorde-moi une autre nuit semblable, ô norne, et si je ne suis pas digne, accorde-moi encore une dernière nuit à sa suite. Laisse moi m'éveiller à tes côtés, et contempler dès l'aube ton visage sans pareil. N'arrête pas, à chacun de tes départs, les battements de mon coeur, mais laisse-le vivre à ton image. Pitié ! Pour un mortel que l'éclat de ton visage a embrasé sans espoir de guérison. Tu t'es cachée, vilaine, et pourtant je contemple à présent ton vrai visage, mon impératrice pourpre. Et je perçois toute ta folie, toute la démesure de tes rêves mortels.
Ivresse des sens ! Oui, j'ai bu jusqu'à l'extrême limite juste avant la nausée, là où l'univers se dévoile, et l'alcool que j'ai ingéré en secret avant de plonger dans ton miroir me rend éthéré au point de survoler la scène de votre combat, à ne jamais quitter des yeux ton visage si délicat, tes cheveux nattés en arrière, guettant la promesse de ton sourire... Ô beauté sans détour, ô profondeur des abysses infernales... Qu'ai-je connu de l'existence avant de te rencontrer ? Klothô ta soeur, si avisée dans ses pensées, a vu juste : je ne suis que néant sans toi, à présent. Orchestrant tout, tu as façonné mes rêves. Je ne suis que le produit de ton esprit, l'empreinte de tes désirs. C'est un équilibre plus que précaire que celui où je me tiens, entre le réel et l'intangible. J'en souffre, et ma douleur s'accentue tandis que Klothô et toi luttez pour posséder le fil de mon devenir. Mais le voilà qui s'envole, échappant à vos mains... Lentement, il retombe sur l'ouvrage sans âge, à l'endroit où jamais il n'aurait dû chuter... En ce lieu ténébreux de l'inconscient où nos pulsions nous attirent à la fin...

Sixte -
                La Roue du Temps

Le sang, après avoir coulé à flots, a fini par sécher. Autour de la plaie, la chair est violacée, moribonde, infectée de vermines. Sans doute aurait-il mieux fallu qu'elle continue à saigner. Le Grand Ver empeste la charogne, la viande en décomposition.

Viens mon enfant ma proie auprès de ton abysse
Ignorer ton présage ou tes nornes mon fils
Esseulé sans histoire à compter sans indice.

Et sa voix est comme un appel...

Verras-tu seulement mes viscères rendus,
Ignorant la plainte des noirs sous-entendus ?
Entendras-tu les cris de mon âme éperdue,
Noyée dans la masse des sentiments livides,
Ses pensées obscènes et ses rêves avides ?

Et du rêve irréel... des légendes sans faille
Ternissant le secret... ou maudissant l'outrage
Et de la gangrène... me rongeant les entrailles
Reléguant mes atours... ou souillant mon visage
Niant l'existence... du passé du présent
Immortel apaisant... mes pensées mes idylles
Taisant le cycle amer... de ma lutte infertile
Enchantant ma mémoire.. enterrant mon néant.

- Râle râle râle rrrrâaale !

Des ramifications de mes pensées obscures
Jaillissent les mondes d'effroyables parjures
Ou les contrefaçons spoliant la création
Du seigneur abjurant l'ange de destruction
L'être et sa contraire vomissure céleste -
A leurs relents abjects de désespoir funeste,
Arborant du néant la sagesse antique
Et du temps retourné à la haine cynique
Je dresse mes ailes contre tous les destins
Envers le devenir des songes sibyllins -
Je suis les ténèbres qui n'obscurcissent rien
Lanterne sans flamme désignant le chemin
D'un aller sans retour engendrant l'infini
Les circonvolutions acharnées des non-dits.

- Râle râle râle rrrrâaale !

Mon adoration de la fin du firmament,
Ô vénération de la négation du temps,
Reviens-moi ma belle ma secrète innocence
Ternie par les âges morts de mon incroyance

Et son ode est comme une invocation...

Mène sur ma tombe une danse endiablée,
Enchantant la fin d'une éternelle veillée
Ultime victoire des espoirs inhumains !
Rends-moi à ma grandeur libérée de ses liens,
Sénescence épargnant le songe des ans, viens !

Et du rêve irréel... des légendes sans faille
Ternissant le secret... ou maudissant l'outrage
Et de la gangrène... me rongeant les entrailles
Reléguant mes atours... ou souillant mon visage
Niant l'existence... du passé du présent
Immortel apaisant... mes pensées mes idylles
Taisant le cycle amer... de ma lutte infertile
Enchantant ma mémoire... enterrant mon néant.

Avidement, je respire la brise délectable de mes songes... L'air est empli de senteurs abyssales... Le dragon appuie sur moi son regard terrible...

Septième arcane -
                La Faucheuse

Le ciseau cruel se resserra sur le fil de mon inexistence. Ma vision s'obscurcit, et je sus que la fin venait, implacablement. " Je suis avec toi, mon Bateleur. " murmura Lachésis du fond de la pièce, les larmes aux yeux. Coupe-le, implorai-je, coupe-le toi-même : que ce soit fait de ta main et non de celle d'Atropos. Il y eut un mouvement brusque, et je sentis qu'on repoussait la vieille femme aux dents jaunes. Des cris de femmes, des pleurs et des jurons entremêlés. J'emportai avec moi, pour une éternité sans nom, l'image du visage humide de Lachésis, penché sur son ouvrage, sur ma vie que tant d'autres fils rendaient insignifiante - à peine un miroitement d'argent dans une chevelure. Les ténèbres, sournoisement, s'insinuèrent dans mon esprit tandis que la scène se rétrécissait et que je m'élevai au-dessus d'elle. Un éclat de verre brisé, un miroir jeté au sol... puis ce fut le néant salvateur.

Excuse -
                Excipit in nomine draconis

Février 395... Je manquai de glisser sur les pavés détrempés par la pluie. Les lanternes orangées de l'avenue principale éclairaient à peine la ruelle dans laquelle je m'étais engagé, et le porche gothique devant moi était plongé dans l'obscurité. Je m'y abritai, passant une main dans mes cheveux mouillés. Le quartier était désert. Je me demandai si l'orage durerait encore longtemps : on s'inquiétait probablement déjà à la cour, et il n'est guère prudent de faire attendre les puissants.
- Combien de temps ? murmurai-je pour moi-même, inquiet de mon retard.
- Un peu moins d'une éternité, mon Bateleur, pour à peine trente pièce d'or, fit une voix mélodieuse dans mon dos.
Je me retournai avec une lenteur mesurée, ne voulant rien perdre de cet instant que je savais fugitif. " Ce n'est pas cher payer " répondis-je, radieux, oubliant déjà mon rendez-vous.

Note du traducteur

Klothô, Lachésis et Atropos sont bien évidemment les trois Moires de la mythologie grecque (Hésiode, Théogonie, 218 et 906). Conformément à l'usage adopté dans d'autres textes, nous avons pris le parti de rendre les noms siléens (Llelan, Kalaï et Passan) par des équivalents grecs.


Ecrire à Didier
© Didier, février, mars et septembre 2002



Publication : septembre 2002
Dernière modification : 07 novembre 2006


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