C'était une belle matinée de printemps comme on n'en voit qu'en Askaly : un ciel bleu pâle tirant sur le blanc, un temps dégagé pour un froid mordant. A cette époque, le soleil brillait timidement, tout occupé qu'il était à chasser les derniers relents de l'hiver...
Laury se tenait nue face à sa fenêtre. Elle avait été réveillée par une soudaine bourrasque contre la vitre et observait maintenant la foule de pèlerins agglutinée aux portes du château. Elle fit quelques pas sur les dalles, frissonnant à leur contact glacial et ouvrit la fenêtre nord, qui surplombait les remparts, pour voir jusque dans la cour intérieure. Immédiatement, un souffle glacé envahit la pièce et lui donna la chair de poule.
En contrebas, la même marée humaine se pressait en direction du temple, terrifiée à l'idée de manquer la moindre bribe de la cérémonie.
"Courez donc, marmonna-t-elle, il n'y aura rien aujourd'hui..."
Elle trotta à pieds nus jusqu'à son lit et se laissa tomber sur les draps de soie. Elle n'avait alors que 16 ans et, bien qu'à peine nubile, affichait des formes gracieuses, toutes en finesse et en légèreté : de petite taille, des hanches étroites, des seins menus, et une peau douce et blanche, à laquelle le pâle soleil printanier donnait des reflets nacrés.
La légère asymétrie de ses yeux lui conférait un regard immuablement dubitatif ou incertain et le désordre des cheveux rendaient à sa silhouette une touche enfantine qu'aurait pu faire oublier le tracé charnu de lèvres trop sensuelles pour demeurer longtemps chastes.
Ses longues boucles rousses alanguies de part et d'autre de l'oreiller caressaient son visage, étrangement mature, dont les yeux verts profonds fixaient avec intensité quelque détail dans le relief du plafond. Sans rien y chercher, elle suivait des yeux les courbes sinueuses du marbre sculpté, imaginant les remous d'un océan, quelque part, loin du château... très loin. Cette contemplation affermit sa résolution : Rien à faire, cette fois c'était fini.
Lorsque la porte s'ouvrit à la volée, Laury eut à peine le temps de se couvrir avant qu'Emerald ne la franchisse pour pénétrer vivement dans la chambre, sans s'annoncer. Elle ne lui en tint pas rigueur, elle était habituée aux manières frustes du vieux conseiller. Cela ne changeait cependant rien au fait que la précipitation maladroite de son pas augurait l'une de ses habituelles réprimantes moralisatrices.
En la voyant ainsi à demi-décente, il se raidit et récita d'une voix pincée : "Les fidèles attendent princesse, pressez-vous."
"S'il te plaît Emerald, ne m'appelle pas comme ça, veux-tu vraiment que je devienne prétentieuse ?"
"Je vous en prie Laury, la cérémonie va commencer.."
Elle esquissa un sourire amer.
Après la mort de son père lors d'une partie de chasse, sa mère, éperdue de chagrin, s'était jetée dans les douves, laissant sa trop jeune fille à la tête d'un royaume en crise. Son plus fidèle conseiller avait alors pris les rênes, comme le spécifiaient les clauses testamentaires et avait également pris sur lui de s'occuper de la princesse - puisqu'elle gardait ce titre jusqu'à la majorité - alors âgée de huit ans, qu'il avait élevé avec attention et tendresse. Aux yeux de l'enfant, il était comme un père de substitution, ou peut-être un grand-père compte tenu de son âge.
Alors qu'elle était désormais en âge de gouverner, elle lui laissait le soin d'user du pouvoir en son nom, en politique et en économie, autant de domaines avec lesquels elle ne se sentait aucune affinité. Ainsi, le véritable centre de décision de Askaly n'était autre que le vieil Emerald - qui tirait d'ailleurs une certaine fierté de cette position, bien qu'il ne s'en réclama jamais - et non la jeune héritière.
Laury plaçait de toute manière une confiance aveugle en son conseiller, qui avait toujours agi avec sagesse et raison, et savait que jamais il ne se laisserait griser par le pouvoir qu'elle lui accordait.
"Qu'elle commence sans moi..." lâcha-t-elle dans un soupir "Je suis lasse de cette mascarade..."
"Princesse !" Il paraissait sincèrement choqué.
"Oh, Emerald, par pitié ! De tous, tu es le seul par lequel je puisse espérer être comprise... et tu sais que je n'en peux plus. Tu n'imagines pas à quel point ce simulacre religieux m'est éprouvant... Chaque semaine : le même supplice !"
Si elle tirait plaisir au pouvoir et au luxe que lui conférait sa situation, elle avait hélas hérité de sa mère un pouvoir religieux majeur en Askaly, car elle était prêtresse de Dybelha, nimbée d'un mystère et d'un mysticisme qui lui pesaient au-delà de tout.
Elle représentait la virginité et la pureté, l'amour et la compassion ; elle qui, tourmentée par sa jeune chair, n'aspirait qu'à succomber aux désirs qui la rongeaient.
Il la regarda et baissa les yeux, les lèvres plissées, comme s'il semblait comprendre pour la première fois ce qu'elle était devenue - comme chaque matin.
"Il y a forcément des contreparties, Laury.."
"Des contreparties à quoi ? La richesse ? A quoi me sert-elle si je ne peux en jouir ? Cloîtrée entre ces murs, peu m'importe le luxe."
C'était une joute qu'ils avaient déjà eue bien souvent et qu'elle savait aussi stérile que douloureuse pour les deux.
Elle caressait encore vaguement le vain espoir de se délivrer par des mots de sa prison dorée, et lui croyait la consoler en se faisant l'avocat d'une cause dont il n'était lui-même plus aussi convaincu.
Cela commençait toujours de cette manière et s'achevait de façon toute aussi prévisible.
"Ils vous attendent Laury." Il était inutile cette fois d'ajouter le "ne soyez pas égoïste" pour lequel elle avait failli le haïr. Elle ferma les yeux et soupira : "Je voudrais que tu me tutoies. Juste une fois.."
Il se renfrogna : "Vous savez bien que je ne le peux princesse, c'est sacrilège."
Tout était dit. Elle le congédia d'un sourire forcé, s'imposa une nouvelle fois le supplice des dalles froides et s'habilla sans hâte. Aujourd'hui encore, son univers lui semblait si étroit qu'elle craignait même de laisser échapper ses larmes, de peur de devoir partager avec elles cet espace confiné.
Deux prêtresses de cérémonie l'attendaient sur le pas de sa porte. Elle les ignora et marcha jusqu'au temple, s'efforçant, sans grand succès, de muer son désespoir en fureur.
Lorsqu'elle gravit les marches de l'autel, après des préparatifs plus fastidieux que jamais, elle fut presque prise de nausées à la vue des pèlerins, agglutinés jusqu'au parvis en une grouillante masse de ferveur, suspendue à ses lèvres. L'atmosphère était suintante de sacré et rien de la magie de son premier jour de cérémonie ne la touchait encore.
Au contraire, cette foule étrangère l'effrayait, leur soumission la dégoûtait, elle étouffait dans leur chaleur.
Cette fois, son sourire bienveillant fut si pitoyable qu'elle perçut une réaction au premier rang, vite oubliée. L'habitude reprit alors le dessus et elle déclama la prière de bienvenue d'une voix qu'elle parvint presque à rendre avenante.
Elle s'éveilla abruptement, sur son lit, au-dessus des draps, encore parée de la robe du culte. Ses yeux las s'ouvrirent sur le visage inquiet d'une de ses suivantes et elle les referma aussitôt, avant de la renvoyer d'un geste presque frénétique.
De la fin du rituel, elle ne gardait qu'un souvenir confus : L'autel s'était troublé, et la foule devenue floue, fantomatique. Le temple tout entier oscillait et dansait sur le rythme des battements de ses tempes dont l'intensité couvrait le tumulte de la prière. Attiré par les dalles, son regard s'était tourné vers les marches dont le dessin ne suivait plus la moindre ordonnance géométrique - elles ondulaient et approchaient, si vite, de plus en plus vite.. un voile sur ses yeux.
Sa mâchoire se crispa d'une rage trop longtemps contenue et elle serra les poings jusqu'à ce que les ongles en percent la paume. A la vue du sang, tachant déjà la soie blanche, le désespoir la rattrapa et fit fondre les larmes que sa résolution matinale avait su geler ; elle pleura son enfance perdue, sa détestable existence, elle pleura son égoïsme et sa solitude.
Lorsqu'elle ne sentit plus sur sa joue aucune larme s'écouler de ses yeux rougis, elle se leva et se pencha à la fenêtre, luttant un bref instant contre le désir de la franchir.
La masse s'était enfin retirée, et le temple retrouvait un peu de sa sereine beauté - abstraction faite des quelques badauds, flânant çà et là en quête de mysticisme ou de repentance.
L'air frais lui avait dénoué l'estomac. Elle éprouva soudain le besoin de s'en gorger et hésita entre la porte et la fenêtre. Elle choisit la fenêtre, lorsque l'appel des dalles de granit en contrebas se fit irrésistible. Elle enjamba le balcon, presque sans y penser, anticipant déjà l'air fouettant son visage, la brève morsure et le bruit sec de l'impact...
... et se retrouva entre les bras d'Emerald.
Dans un effort désespéré pour la ramener à la vie de ses muscles séniles, il la tirait à l'intérieur alors qu'elle lâchait sa dernière prise et s'écroula en arrière sur le marbre frigide, sans desserrer son étreinte.
Lorsqu'elle recouvrit ses facultés sensorielles, elle était toujours dans ses bras, mi-couchée mi-assise. Le vieux conseiller paraissait en proie à la plus grande confusion. Il pleurait et tremblait, lui caressant les cheveux mécaniquement, la pressant contre lui en murmurant :
"Mon enfant, ma pauvre enfant... pardonne-moi Laury, ma pauvre Laury... Pardonne-moi..."
En fin de compte, ce fut elle qui le consola et l'installa sur le lit jusqu'à ce qu'il eut reprit ses esprits. Lorsqu'il la regarda de nouveau, elle se tenait bien droite, appuyée contre un mur, et lui souriait.
Il goûta un moment au silence, à la recherche de mots qu'il avait d'autant moins envie de prononcer après 'l'incident'. Enfin, il se lança :
"Les Pater de Dybelha ont finalement perdu patience Laury. Ils craignent que votre... instabilité..." Il déglutit. "... ne nuise au culte."
"Mon instabilité ? J'ai toujours agi selon leur volonté." Sa voix était empreinte d'un calme que les événements précédents rendaient insolite.
"Et... vous savez aussi qu'ils ne peuvent vous destituer de votre divinité."
"Cela leur ressemble bien. Faire table rase au premier écart... où est l'amour et la compassion dans tout cela ?"
Elle avait parfaitement saisi le message implicite mais il jugea utile de le transformer en mots :
"J'ai peur qu'ils ne veuillent attenter à votre vie, mon enfant."
La phrase paraissait à la fois si absurde et décalée, dans ce contexte, qu'elle s'autorisa un sourire amer. Il ajouta :
"Et cela, quelle que soit la valeur que vous lui accordez."
Sa voix était lasse lorsqu'elle se redressa, toujours parée des atours religieux, et soupira : "Je sors, j'ai besoin... de respirer."
"Ce n'est pas prudent Laury, je..."
"S'ils doivent me remplacer, ils ne le pourront pas avant les deux jours de route et je refuse de pousser la paranoïa jusqu'à me croire déjà entourée d'assassins potentiels."
Cela dit, elle contourna le lit, déposa un baiser sur le front du vieil homme, sans cérémonie, et quitta les lieux.
Elle avait traversé sans s'arrêter trois longues enfilades de couloirs marbrés et descendu les épaisses tresses d'escaliers jusqu'au rez-de-chaussée, passant la grande porte sans se soucier des interrogations alarmées des gardes en faction.
Sitôt dehors, elle avait regretté la légèreté de sa fine robe de soie blanche, mais s'était engouffrée sans hésiter dans la plus proche ruelle, se dissimulant prestement dans le filet d'ombres pour échapper de justesse aux deux chaperons que l'on n'avait manqué d'envoyer à sa suite.
Elle y resta un instant, le souffle court, appréciant le contact rugueux de la pierre contre son dos. Ce n'était pas particulièrement agréable, mais différent - cela seul importait...
Elle porta son regard vers le nord, en direction de la grande porte et laissa son imagination traverser la muraille extérieure dont les contours épousaient étroitement les bas quartiers pour les ceindre d'une barrière imprenable. Quelles inimaginables contrées devaient s'étendre au-delà ? Plaines, forêts, océans, territoires vierges et mystérieux, contreforts imposants et sylves enchanteresses ! Loin, par-delà même les côtes étriquées de son île, dans les méandres inexplorés de l'Archipel de Thyalis.
Une fois de plus, elle sentit affleurer les soubresauts du chagrin mais contint ses larmes et se redressa, avant de reprendre la route.
Elle marcha ainsi plusieurs heures sans se faire reprendre par la garde, partageant par bribes la vie des fidèles qui, à son grand soulagement, furent incapables de la reconnaître lorsqu'ils l'aperçurent sans l'apparat religieux dont il ne lui restait plus que la robe.
Elle s'installa quelques minutes sous l'auvent crasseux d'une échoppe ambulante de fruits et légumes non loin de laquelle elle avait dérobé un morceau de pain, une rue plus bas mais ce fut sans regret qu'elle abandonna le fruit de son forfait dont la texture farineuse lui rappelait douloureusement le luxe auquel on l'avait conditionnée.
La rue des Milles Coteaux et sa taverne homonyme la mènerait en droite ligne à la basse ville où la misère du commun était plus omniprésente encore, exhalant en chaque impasse l'âcre puanteur de ce qui restait des nécessiteux les plus dépourvus.
Pour l'instant, tout autour d'elle s'élevaient encore de riches et robustes bâtisses de pierre blanche, dans un style féodalo-baroque tout en arches, statues, enluminures et autres fioritures ornementales. Le quartier était typique de ce qui se faisait en matière d'architecture depuis le renouveau économique d'Askaly où l'on avait vu fleurir les riches cités, glorieux bastions et autres merveilles présomptueuses, comme autant de défis lancés au destin qui avait voulu les mettre à genoux lors de la grande guerre dont ils se relevaient tout juste.
Elle croisa deux auberges peu fréquentées qu'elle ignora et coupa par le parc - ou du moins son ébauche - dans un quartier encore en chantier. A cette heure avancée du début de soirée, aucun ouvrier n'y travaillait plus, mais elle imaginait sans mal l'agitation frénétique qui avait dû y régner une heure plus tôt à l'odeur de la sueur qu'on y devinait encore.
Le vent s'était levé sur la basse-ville et son habituel lot de mendiants, miséreux, loqueteux et malades. La plus riche cité du continent, disait-on, mais une cité de contraste - comme partout ailleurs, sûrement - où l'essentiel des capitaux étaient détenus par une élite oligarchique religieuse qui en usait avec plus d'avidité que de compassion.
En tant que prêtresse, seules les affaires religieuses lui étaient dévolues, dans une moindre mesure (l'essentiel de la gestion du culte revenant aux Paters), et en tant que dirigeant provisoire de la cité, seules les affaires politiques et diplomatiques étaient dévolues à Emerald, qui n'avait par conséquent aucun droit de regard sur l'économie et les finances publiques sur lesquelles les autorités religieuses locales avaient mainmise.
Au coeur de la cité, on entendait un peu partout le stridulement léger et chantant des Lanternes de Dybelha illuminant les façades cossues de leurs inextinguibles flammes, mais ici-bas, on retrouvait le parfum entêtant d'un autre âge : celui de l'huile des lampes dont les lueurs vacillantes filtraient des volets brisés, ébréchés ou fendus.
Le soleil commençait à décliner lorsqu'elle se glissa subrepticement par la grande porte du mur d'enceinte de la cité, et le vent d'ouest avait amassé de sombres nuées.
A sa gauche, un sentier filait à travers champs jusqu'à l'océan mouvant d'une forêt dont les branches ondulaient par larges vagues sous les assauts des bourrasques. A sa droite, la plaine ondoyait elle aussi, plus timidement, comme la surface d'un lac balayé par la brise. Droit devant, elle devinait dans l'obscurité la silhouette massive du volcan au sommeil agité dont les secousses imprévisibles faisaient toujours frémir les plus superstitieux.
Peu lui importait cependant les signes précurseurs de l'orage, elle n'avait pas l'intention de fuir - pour aller où ? - mais juste de changer d'air, libérer ses poumons de l'oppressante...
"Arrêtez-vous !"
Elle se figea, et laissa le garde approcher.
Sitôt qu'il l'avait contourné et identifié, la fière autorité du garde s'était muée en un balbutiement inintelligible. Entre deux excuses puantes d'humilité forcée, il avait tout de même fait preuve d'assez de fermeté pour la ramener, quoiqu'elle en pense, à la demeure royale.
Il arpentait les rues, d'un air assuré, une main à son bras et l'autre sur le pommeau de son épée.
Il y eut un souffle, à peine sensible, le froissement d'étoffe d'une forme plus noire que la nuit qui se dessina soudain devant eux, comme surgie du pavé. La seconde jaillit souplement d'une ruelle adjacente, environnée des pans de sa cape soulevés par la célérité de son mouvement.
L'air siffla contre le bras qu'il tendit soudain, faisant émerger de sa manche l'extrémité d'une petite arbalète, pendant que le premier glissait lestement par la droite, traversant fugitivement la lumière d'une fenêtre qui révéla à son cou l'éclat fugace d'une amulette de Dybelha.
La corde vibra sous l'action de la gâchette et libéra le carreau dans un tintement d'acier. Le milicien n'avait sorti qu'un pouce d'acier de son fourreau lorsque l'arrière de son crâne explosa sous l'impact du projectile qui ne s'était guère arrêté au fragile obstacle de son front. Il finit sa course dans une devanture, dont Laury ne put entendre que le craquement et une surprenante détonation.
Elle avait été visée bien avant cela par le second qui, suite à son déplacement latéral, commit l'erreur de ne pas attendre que le corps du garde foudroyé fut retombé. Il réajusta son tir au dernier moment, pour tenir de compte de cet obstacle imprévu et tira.
Laury aurait voulu courir à cet instant, mais un trait glacial vrilla ses perceptions, emportant une partie de son flanc dans son sillage.
Elle tomba à genoux, exécutant sous l'effet du recul un demi-tour involontaire vers son agresseur qui se sépara de son arme pour sortir une dague courte, tandis que l'autre préparait promptement son second tir. Les pavés n'avaient en rien amorti sa chute, et une sourde douleur vrillait ses jambes jusqu'au sommet des cuisses.
Et IL apparut.
Silhouette lumineuse, d'abord trop rapide pour être plus que distinguée. Il leva la main et l'abattit sur le bras armé qui lâcha la dague, alors que la chair se volatilisait comme sous l'effet d'une intense chaleur. IL le balaya d'un geste large de l'autre main qui l'envoya s'écraser contre une façade. Son complice pressa la détente ; et Laury, dans une torpeur semi-consciente, vit clairement le carreau s'élancer droit vers sa poitrine et s'arrêter net, suspendu dans son vol sur l'injonction du nouveau venu qui écroula le tireur d'un geste de la main, sans violence apparente, alors qu'ils se trouvaient encore à plusieurs mètres l'un de l'autre.
L'homme se pencha vers elle et lui tendit un bras, aussi blanc de peau que de robe. IL avait les traits fins et le visage étroit, presque émacié, les yeux et les cheveux, longs et défaits, d'un noir abyssal ; des lèvres fines, le nez aquilin et les yeux à peine bridés.
Elle s'agrippa à lui et il la releva d'un simple mouvement, à la force du poignet, sans que le reste de son corps ne semble participer à l'effort. Son sourire, léger et sincère, dissipa les dernières craintes de la jeune femme qui se blottit dans ses bras, les yeux humides, apparemment insensible à la plaie qui imbibait son flanc.
Etrangement, personne ne sortait s'enquérir de la cause de toute cette agitation. Elle tourna la tête vers le théâtre de l'affrontement et posa les yeux sur le cadavre fumant du premier tueur. Il la repoussa doucement et la fixa : "Pourquoi tout ce vacarme ? C'est une leçon Laury, la première. Ils en enverront d'autres, sois-en sûre ; mais vois la valeur qu'ils ont à mes yeux, vois ce qu'il en advient. Je ne veux pas que tu t'en soucies désormais. Ils ne sont rien, ils n'existent pas." Après quoi il l'enveloppa dans un pan de sa robe, et l'emporta.
La rumeur de l'attentat ne dépassa pas les portes du palais, qui furent fermées pour un conseil d'urgence. Aucune amulette n'avait été retrouvée sur les dépouilles des assassins, et rien d'autre ne révéla leur appartenance à l'ordre Dybelha, ni même leur identité. Des décisions furent prises en hâte, la ville presque mise en état de siège et les rondes autour de la demeure royale grandement densifiées. La vie en ville ne s'en ressentit pas pour autant puisque tout fut fait pour n'éveiller aucun soupçon sur l'existence de ce qu'on appelait désormais "le complot".
L'enquête stagnait, faute de pistes à explorer. Nul témoignage n'avait pu être reçu du milicien tombé et rien d'utile n'était ressorti de l'examen du carreau qui saillait encore de son crâne défoncé.
Personne n'avait encore pu interroger la cible de l'attentat, enfermée depuis la veille dans sa chambre, avec l'inconnu qui l'avait manifestement sauvée, et sur lequel rien n'avait non plus pu être appris.
Personne, pas même Emerald, n'avait pu s'opposer à la volonté de l'homme lorsqu'il avait annoncé qu'il resterait avec la prêtresse jusqu'à son éveil. On lui accorda qu'il lui était temporairement légitime de poser cette exigence après ce qu'il avait fait pour elle. Par ailleurs, il semblait inepte de supposer qu'il put lui vouloir du mal, compte tenu de ce qu'il avait fait ce soir-là.
Toutefois, passé dix-huit heures sans nouvelles - aucun son n'ayant émergé de la Très Sainte chambre - le conseiller sentait poindre les limites de son impassibilité.
Les couloirs lui étaient désormais devenus plus que familiers, lui qu'on ne voyait d'ordinaire que rarement en dehors des salles principales et de ses appartements. Il les arpentait nerveusement, d'une intersection à l'autre, hésitant entre l'angoisse et l'exaspération.
Doucement, dans un très lent crescendo sensoriel, Laury revint à la conscience. D'abord la soie contre sa peau, tiède et caressante, quelque chose contre sa joue.. une main, probablement. Le murmure du vent par une fenêtre entrouverte, le souffle chaud d'une respiration sur son visage.
Elle entrouvrit les yeux et balaya la pièce d'un regard incertain, bravant la morsure de la lumière sur sa rétine. IL se tenait face la fenêtre, lui tournant le dos, apparemment plongé dans la contemplation du soleil mourant. La fenêtre lui tourna le dos, et il se trouva face à elle, un sourire courbant ses lèvres fines - simple et courtois.
Aussitôt, les événements de la veille se bousculèrent dans l'esprit encore embrumé de la jeune fille. Les souvenirs s'enchaînaient progressivement, gagnant en netteté et en précision, s'interconnectant pour former une trame cohérente, et bientôt chronologique. Elle sut à ce moment qu'elle devait quelque chose à l'homme qui la regardait et sourit en retour, poliment, encore trop perturbée pour songer à s'étonner qu'il ait perçu son réveil.
IL parcourut les quelques mètres qui le séparaient du lit et s'assit à son chevet.
"Heureux de te voir guérie." Sa voix était grave et mesurée.
"Guérie ?"
IL sourit une nouvelle fois, sans répondre. Elle se souvenait à présent avec précision de la tentative d'assassinat, la blessure terrible qu'elle avait subie, la robe épanchant le sang qui s'écoulait sans cesse, inéluctablement.
A présent, elle ne sentait nulle douleur, aucun engourdissement, et les doigts qu'elle envoya en reconnaissance sous le film transparent de la chemise de nuit ne décelèrent aucune plaie, ni même les vestiges d'une égratignure.
"Depuis..." Elle s'interrompit un instant. Le regard pénétrant qu'il gardait posé sur elle la condamnait au silence.
Son aspect également, la perturbait. La fragile beauté qui émanait de son visage aux traits efféminés, et la pureté qu'évoquait la blancheur blafarde de sa peau, assortie à l'ample cape qui l'enveloppait.
Comme s'il devinait la raison de son trouble, il fit volte-face en direction de la fenêtre ; elle reprit :
"Depuis combien de temps suis-je ici ?"
"Dix-huit heures, seize minutes et ces quelques mots."
"Qui êtes-vous...?"
"Celui qui t'a condamné à vivre encore."
"Je crois m'en souvenir... alors... merci."
"Tu devrais plutôt m'en vouloir. Je t'ai arrachée au trépas auquel tu aspirais tant."
"Non... pas ainsi. Je... je n'aurais pas voulu mourir sous leurs coups. Et... je crois que vous le savez." A ces mots, elle haussa un sourcil, cherchant à en comprendre elle-même les implications.
"Je voulais te l'entendre dire. La culpabilité s'accorde mal à la rébellion."
Elle cilla, cligna des yeux à deux reprises mais ne répondit pas. Elle savait que la suite viendrait en temps et en heure. Le silence se prolongea tandis qu'il la toisait d'un regard neutre, impersonnel. En désespoir de cause, elle réitéra :
"Qui êtes-vous ?"
"Je suis la flèche qui dévore ta chair, je suis le sang qu'expulsent tes veines, je suis le souffle rauque et douloureux de l'agonie."
"Vous... êtes venu me tuer, après m'avoir sauvée...?" Elle parut effrayée. "Où est Emerald ?"
"Il se languit de toi, de nous. Son esprit pervers se complaît à mettre en image les avilissantes impiétés que je pourrais me concéder. Mais trêve de palabres, tu sais qui je suis, tu l'as deviné dès le premier instant, lorsque ton regard s'est voilé dans la ville endormie, avant que je ne te ramène à ta sécurité carcérale."
"Vous êtes... la mort."
"Inutile de préciser que ce n'est pas ainsi que tu m'appelleras auprès de lui."
"Emerald...? Je voudrais lui parler..."
"Pas encore. Il n'envisagera de faire forcer cette porte que dans une poignée d'heures. Le temps de faire plus ample connaissance."
Elle s'assit en tailleur sur le lit, sans prendre de soin de se rendre moins indécente qu'elle n'était. Le soleil avait déjà presque achevé sa parabole vers l'horizon et dardait par la fenêtre ouverte les ultimes lueurs de sa frange orangée. Les ombres vespérales donnaient à la pièce un lustre nouveau, tout en nuance de rose et de rouge et semblaient y faire monter les senteurs nocturnes du vallon d'Ashenhir.
"Qu'est-il arrivé, tout à l'heure ?"
"Les assassins de ton clergé ont voulu attenter à ta vie. Ils y étaient préparés depuis plusieurs semaines. L'Ordre a été donné hier matin, peu après ton malaise. Personne n'a voté contre cette motion."
Elle accusa le choc, mais appréciait la franchise avec laquelle cela lui avait été annoncé, bien loin des interminables circonvolutions dont aurait pu faire preuve ses suivants, en pareilles circonstances.
"Pourquoi... ne suis-je pas morte dans cet attentat ? Pourquoi m'avoir secourue ?"
A cette question, il haussa les épaules avec un sourire désinvolte et tourna les talons pour reprendre sa contemplation du couchant. Après un silence serein, et sans malaise, il ajouta :
"Je viens juste m'assurer que c'est bien ce que tu veux."
"Que vous importe mon consentement, si vous êtes la mort ?..." La voix se voulait assurée mais était empreinte d'un doute évident.
"Et pourquoi ne m'importerait-il pas ? Me crois-tu si sans coeur ?" Et il donna un accent volontairement vibrant à sa répartie, comme pour appuyer son propos. "Pourquoi devrais-je me montrer insensible à la fraîcheur des charmes que tu mets sous mes yeux avec tant de candeur ?"
Elle rougit aussitôt et s'emmitoufla dans les draps en toute hâte, à la fois choquée, étonnée et amusée.
"Si vous n'êtes qu'une illusion, je dois être bien narcissique pour qu'elle me complimente ainsi.."
"Illusion ou pas, tu l'es, crois-moi."
C'était dit sans animosité ni reproche, comme un simple constat qu'elle n'eut pas le temps de nier.. car il était déjà auprès d'elle, sur elle, en elle - doucement, rapidement, confusément, sans qu'elle puisse ou veuille le repousser, sans vraiment comprendre ce qui arrivait ni chercher à le comprendre. Elle offrit simplement ce qu'il demandait tacitement alors même qu'il le prenait déjà, et reçut docilement ce qu'il lui offrait sans attendre qu'il le lui propose. Ils s'effleurèrent sans se toucher, communièrent l'un dans l'autre et l'un sans l'autre, aussi étroitement qu'il est possible de le faire, et s'abandonnèrent une courte éternité.
"Je pensais que la mort n'avait pas de sexe..."
"C'est exact, c'est juste ainsi que je t'apparais."
Elle le regarda attentivement ; cela la gênait manifestement.
"Cela te pose-t-il un problème ? Le plaisir de mon étreinte en est-il pour autant amoindri ? Accepte-le tel qu'il est."
"Mais pourquoi ?"
"Crois moi ou pas, mais avec le temps, j'en suis venu à concevoir de l'affection pour les êtres précaires et sans défenses auquel je dispense sentence ou délivrance."
Elle eut un léger rire, peut-être un rien sarcastique. Il reprit.
"Ma tâche est loin d'être agréable, le sais-tu ? - Non, bien sûr, comment pourrais-tu le savoir, ou même le deviner ? Je sais ma tâche utile mais ne suis pas moins aveugle à la souffrance, à la peur. Partout, je suis haï et craint !"
Sa voix reflétait une sincère tristesse. "La faucheuse, la marâtre !"
Elle frémit légèrement, pelotonnée contre son torse, mais ne dit mot.
"Mais toi, tu ne me hais pas, tu ne me crains pas ! Pourquoi ?"
Il y avait de la colère dans sa voix, cette fois. Il se détendit :
"Ne réponds pas...
Comme tu vois, je ne suis pas cette créature pâle et cauchemardesque, figure allégorique et terrifiante de la cruauté gratuite - Saches que je ne prendrai aucun plaisir malsain à t'emporter."
Elle allait répondre, mais il ne lui en laissa pas l'occasion.
"Quelle aubaine, dois-tu te dire. Pour toi, le résultat n'est pas différent. Mais je n'y prendrai pour autant aucun déplaisir : Je sais qu'au-delà du simple instinct atavique, rien ne t'attache réellement à l'existence... du moins, pas à celle à laquelle on te destine.
Mais trêve de ce monologue éprouvant. N'as-tu rien à dire pour ta défense ? N'aurais-je droit à aucun plaidoyer, aucune poignante supplique ?"
Elle le dévisagea longuement.
"Je pourrais fuir..." Murmura-t-elle.
"Et voilà qu'au moment où la mort approche enfin, tu te raccroches à la vie. Que te propose-t-elle pourtant ? Un Quotidien ritualisé, sous le joug d'une religion en laquelle tu ne crois pas, pas plus que tu ne la contrôles, un époux que tu n'auras pas choisi, à qui tu refuseras de t'offrir, et qui te prendra par la force."
"Peut-être est-ce vous, en fin de compte, qui avez besoin d'aide. Le repos de votre âme tourmentée nécessite mon consentement pour être lavée de tous les crimes commis au nom d'une justice aveugle et arbitraire."
"Il y a un peu de ça. Tu touches." Admit-il avec un sourire redevenu nonchalant.
Joignant le geste à la parole, elle se serra contre lui, le gratifiant de son sourire le plus lascif lorsqu'elle susurra : "Ah oui ? Essayez de m'en convaincre, dans ce cas.."
Il s'y employa, avec un certain succès d'ailleurs, de sorte qu'elle prit le repas suivant en sa compagnie exclusive, loin des compliments, complots et complications de la cour.
Elle s'était endormie dans ses bras mais s'éveilla seule, les bras noués autour du plus douillet de ses coussins. Elle libéra un bref soupir, cherchant, sans grand succès, à dénouer le vrai du faux dans la confusion des souvenirs de la veille.
Quoi qu'il en soit, les vagues réminiscences de ses péripéties nocturnes suffisaient à lui faire monter le rose aux joues, et c'est avec un soupçon d'angoisse et de fascination qu'elle s'interrogea sur l'origine de l'évanescent fantasme dont le seul souvenir l'animait des frissons langoureux d'un émoi tenace.
"Où es-tu..." murmura-t-elle, presque sans remuer les lèvres.
"Je ne suis jamais loin."
Elle sursauta presque autant au son de la voix qu'à la main qui s'était posée sur son épaule au même moment. IL ajouta :
"Mais hâtons-nous, si tu ne veux pas voir surgir ton protecteur. Il a tambouriné par trois fois, je t'ai épargné le bruit."
C'était dit avec un naturel qui la déconcerta, eut égard à l'énormité de l'assertion, mais elle préféra ne pas relever, et s'habilla promptement, sans poser davantage de questions.
Toute la nuit, Emerald avait fait le guet à la porte de la Très Sainte Suite, après qu'on lui eut appris qu'un repas avait été livré en cours de soirée, durant l'un de ses rares moments de relâchement.
Il avait commencé à frapper dès l'aube, lorsque sa patience avait finalement expirée, et avait réitéré à deux reprises, de plus en plus violemment. Il envisageait à présent de faire mander la garde pour en forcer l'ouverture.
Pouvait-IL être lui aussi un traître, ou un assassin ? Mais auquel cas, pourquoi l'avoir secourue dans la vieille ville ? Voulait-il, avant d'en découdre, lui extorquer des informations ? Absurde...? Pas forcément... Elle en savait moins sur le culte que n'importe lequel des Paters, mais ça, ses ennemis n'en avaient pas forcément connaissance.
Il avait vu l'individu et s'était inquiété de ses allures galantes, envisageant qu'il puisse s'agir d'un séducteur envoyé dans le but de pervertir la jeune chair de la prêtresse afin de jeter sur Son culte le discrédit du déshonneur et une humiliation sans précédent.
Il tournait et retournait inlassablement les mêmes spéculations lorsque la porte s'ouvrit sur le visage lumineux d'une Laury plus radieuse que jamais, suivie de bien trop près par son troublant sauveur.
A peine eurent-ils franchi le seuil qu'elle le laissa prendra place à ses côtés et s'agrippa possessivement à son bras, décochant au vieux conseiller un regard de défi.
"Je suis heureux de vous voir si promptement rétablie, princesse." Et il y avait en sa voix un accent de crainte qu'il avait pourtant tenté de réprimer.
"Tout va bien à présent." Elle sourit, et son sourire fit craindre plus encore au vieil homme que tout ce qu'il avait envisagé la nuit précédente.
"Court est le chemin qui conduit au péché. Long est celui qui mène à la Rédemption." Murmura-t-il lorsqu'elle le croisa, et le sourire poliment amusé de l'inconnu lui arracha un frisson dont il ne s'apaisa que quelques longues minutes après leur départ, lorsqu'il se fut remis de sa pétrification.
Personne n'osait fréquenter les jardins lorsque s'y trouvait la Grande Prêtresse, et les rares officiants qui s'y trouvaient s'étaient contentés de saluer le couple avec déférence avant de se retirer au plus vite, non sans un regard intrigué à l'inconnu.
"Pourquoi faut-il qu'ils aient besoin de ce dogme absurde, de ces croyances préfabriquées ?"
"Il n'est de plus lourd fardeau que celui de la liberté. L'illusion du libre-arbitre soumet les hommes au calvaire d'insolubles choix dont seule la servitude les délivre - La vraie liberté consiste à pouvoir choisir son Maître."
"Mais que font les dieux, dans tous ceci ? Ne doivent-ils pas nous guider dans cette recherche ?"
"Crois-tu que les dieux, s'ils existent, puissent avoir un quelconque intérêt à affranchir leurs vassaux ?"
"S'ils existent ?"
"Si les dieux existent, peut-être sont-ils mal interprétés, ou peut-être sont-ils pourvus d'un ego surdimensionné, d'un besoin de reconnaissance sans bornes."
"C'est une vision si sombre, et si glauque..."
"N'es-tu pas la première à te plaindre de l'excès de zèle de ton appareil religieux ?"
Elle acquiesça simplement tandis qu'il poursuivait.
"Croire en ces dieux, c'est naître coupable et payer toute sa vie le poids des erreurs de ses aînés dont les seuls torts furent l'innocence, et l'ignorance. C'est vivre avec ce fardeau, qui justifie tous les sévices que savent infliger les clergés aux brebis égarées, 'au nom de la foi'. C'est vivre dans la nescience et la stupidité forcée, pour mieux suivre le 'troupeau' des vertueux.
Et pourquoi ne pas s'interroger ? Car dès lors que le doute nous effleure, il n'y a pas de retour possible. Sitôt que l'on gratte, ne serait-ce qu'infimement, le doré de la crédulité et de la croyance béate, on ne peut que renier cette foi inepte."
"C'est si vrai..."
"Et toi, véhicule de ce mensonge, qu'est-ce qui t'anime ? Pourquoi t'accrocher encore à cette existence hypocrite ?"
"J'ai juste... tant de choses à faire, tant de choses que j'aurais aimé connaître avant de partir à mon tour..."
"Les trouveras-tu jamais en ces murs ?"
"Jamais..."
"De quoi s'agit-il ?"
"Des choses futiles, infantiles.. l'aube sur les cités arboricoles de Dellih, les insondables brumes de Vasgoth, le soleil entre les branches des forêts dorées par l'automne, le vent dans mes cheveux sur une plage de sable fin, la fraîcheur de l'écume sur mes pieds... l'amour."
"Je saurais exaucer ces modestes souhaits." Répliqua-t-il, avec l'ombre d'un sourire.
Mais son sourire se brisa sur le regard haineux d'Emerald qui venait de faire irruption sur la terrasse, le regard empreint d'une inhabituelle pugnacité.
"Je ne vous laisserai pas abuser ainsi de son innocence !" Cracha-t-il, mais sa rage se heurta une fois de plus à l'impassibilité de son interlocuteur dont le sourire coupa court au début de tirade qu'il s'était résolu à déclamer, au prix de farouches efforts de volonté.
IL répliqua simplement, sans colère ni emportement :
"Tais-toi. Tu n'es qu'un vieillard gâteux que le sort a comblé plus que de raison. Tu crois l'aimer, mais ne vois en elle que l'incarnation de ta déesse qui a eu la bonté de te prendre pour père. Tu la suivras de près.
Laury, nous partons."
Il était déjà levé lorsqu'elle quitta sa chaise, mais les mains qu'elle avait appuyées sur les accoudoirs se refermaient à présent sur du vide, ce même vide que rencontra le regard qu'elle avait voulu diriger sur le conseiller.
Elle recula instinctivement, mais IL était déjà derrière elle, et l'entourait de ses bras. Elle voulut articuler une question, mais les réponses étaient déjà sous ses yeux, sous la forme de sable, à perte de vue, et d'une eau azurée, jusqu'à l'horizon, à la lisière du monde. La terrasse n'était plus en vue, pas plus que le jardin, ni même le château. A perte de vue s'étendaient une mer de sable et un océan d'eau.
"Une plage de sable fin, la fraîcheur de l'écume..." Murmura-t-elle lorsque le reflux vint lécher ses pieds nus, éclaboussant sur ses chevilles une nuée d'embruns salés.
Elle se pencha pour glisser deux doigts dans l'onde, comme pour s'assurer de sa réalité, et posa les genoux sur le sable chaud, appréciant son indéniable tangibilité. Plus que la sobre mais lumineuse beauté des lieux, c'est surtout l'attention qui la touchait.
"Je vous croyais mauvais, moi aussi... combien de fois vous ai-je maudit d'avoir emporté mes parents..."
"Je n'oeuvre pas plus pour le mal que pour le bien. Je suis au-dessus de ces notions infantiles. Je veille à l'équilibre, et pour une certaine forme d'équité."
"Vous ? Oeuvrer pour l'équité ?" Cette idée semblait plutôt l'amuser, d'un amusement ironique et sans joie. Il ne s'en formalisa pas.
"Et pourquoi pas ? En frappant ainsi au hasard, sans critères ni ségrégation : les pauvres comme les riches, les justes autant que les Tyrans. Je ne crée aucune discrimination, c'est une certaine forme de justice."
"Frapper au hasard ? Je pensais cela pesé et calculé. Où est la justice dans tout cela ?"
"La justice des hommes est partiale et motivée. Elle sert les valeurs édictées par les puissants qui la chapeautent. Le destin est seul maître de la mienne."
"Le destin ? Je pensais qu'il s'agissait de hasard."
"Le hasard pour les plus insouciants, le destin pour les plus craintifs. Tu peux trouver cela injuste. Disons que dans de telles conditions, personne n'est maître de sa mort - mais ça, tu le savais déjà, non ?
Crois-tu que ton père souhaitait mourir, fauché dans ce bois par un ours dont il croyait être le chasseur plutôt que la proie ? Bien sûr que non. C'est profondément injuste, n'est-ce pas ? Mais c'est équitable, car quelque part, son pire ennemi mourra peut-être pitoyablement foudroyé au coeur dans les bras d'une catin... Il n'y a guère de traitement de faveur, si ce n'est pour toi."
"Pourquoi."
"Tu es ma petite rébellion."
"Et quand viendra mon tour ?"
"Ne sois pas trop impatiente."
Impatiente, elle eut été sotte de l'être car, avant la fin du jour, ils avaient arpenté la plupart des îles de l'archipel alternant chevaux, petites barques de pêches et zeppelins. Leurs sabots martelèrent un désert ocre de rochers immenses et empilés qui semblaient menacer de s'ébouler à tout moment. Leurs rames, étonnamment efficaces, les déposèrent sur une petite île enchanteresse ; un épais brouillard y ceinturait des vallons noyés de vapeurs tièdes d'où émergeaient timidement la cime de ramées d'érables et de chênes. Juchés sur les flancs, des tours d'ivoires scintillantes semblaient piéger toute la lumière du soleil au détriment de sombres forteresses aux silhouettes acérées.
Le zeppelin les emporta encore plus haut et attisa encore d'avantage les sens de la princesse, dressée derrière la proue pour ne rien rater du voyage. Un archipel de coton par-dessus le ciel, là où saillaient les plus hautes cimes montagneuses, au-delà de la voûte nébuleuse des nuages. Un havre de verdure aux abords d'une oasis, tel un miraculeux débordement de vie dans l'aridité environnante. Le réseau filandreux d'un inextricable dédale de rivières enchevêtrées aux berges luxuriantes. Des titans de pierre sombre érigés par la colère des profondeurs, enveloppés dans les fumées amères de leurs larmes de feu.
Durant cet étonnant périple sans voyages, elle n'avait cessé de s'émerveiller, de remercier, de sourire. Elle n'avait de ces lieux qu'une connaissance livresque qui ne l'avait en rien préparée à pareilles contemplations.
"Je ne sais plus si je dois maudire ou bénir mon sort à présent.."
"Dans l'un ou l'autre des cas, dis-toi que tu l'as mérité. Il n'en sera que plus facile à accepter."
"Mais vous dites que la mort est injuste, que rien n'est puni ou récompensé... mais si vous existez, pourquoi les dieux ne..."
"Je ne suis que la faucheuse, et je ne nourris d'obédience à aucune des doctrines qui animent tes fidèles."
"Mais vous êtes réel..."
"Qui te dis que je suis réel ? Peut-être ne suis-je qu'une incarnation de ta folie. Le délire durable ou passager d'un esprit dément. Si c'est leur vie que voient certains durant la chute, tu as choisi de me voir, moi. Mais même les meilleures choses ont une fin."
"Je vous aime..."
"Alors tu es prête."
Lorsque le choc des pavés eut finit de résonner dans ses genoux, il remonta le long des cuisses, vibrant insidieusement jusqu'au visage qu'il crispa sur un rictus terrifié. L'affliction fulgurante émanant de son flanc lui aurait facilement fait oublier l'acide douleur du poignard qui saillait de sa poitrine si sa chute ne l'avait pas plus profondément empalée.
L'ultime battement de son coeur sur la lame y ouvrit une entaille béante qui noya sa poitrine. Les deux assassins s'étaient déjà dissous dans les ombres quand elle voulut ouvrir les paupières mais la seule qui daigna répondre à cette injonction lui révéla que le dernier carreau qu'elle avait entendu siffler l'avait touchée à l'oeil.
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