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L'adieu aux Loups

Netra a dit :

Ce texte fait suite au récit Riv ha Tan, Danse du Froid et du Feu, publié sur le site de Faeries dans la partie Libreries/histoires. Il raconte le début de la vie de l'enfant "impossible" recueilli par Keroya et Sylve, les Alphas de la Meute du Nord.



« Netra on. Netra... »

L'enfant regardait la rivière. Celle-ci s'écoulait, mince ruisseau, en bas de la colline où la Meute du Nord avait de temps immémoriaux élu domicile. La frêle créature bleue que Taliesin avait donnée en charge à Keroya un matin de Janvier avait, en trois ans, beaucoup grandi, presque autant qu'un enfant du Beau-Peuple. Sa morphologie en revanche n'avait guère évolué, et ce petit corps d'enfant qui poussait presque visiblement de jour en jour ne semblait pas vouloir choisir entre l'Elfe et la Morganès. Sa peau turquoise, qui eut été parfaite pour se mouvoir dans les fonds marins, se repérait dans le sous-bois avec une facilité que son seul silence ne parvenait pas à compenser, mais en dépit de ses mains palmées et de ses pieds aplatis, sa nage n'égalait pas en aisance celle des dauphins. En revanche, l'enfant était fasciné par l'eau. Il passait des heures et des heures à la regarder couler en bas de la colline. Parfois il s'y baignait, et avait rapidement découvert de lui-même sa capacité à respirer sous la surface, mais Keroya l'empêchait d'y aller trop souvent, car son instinct lui disait de se méfier de l'eau pour lui. Elle ne lui avait jamais montré la Mer, de crainte que celle-ci ne le prenne trop tôt. Et aussi parce qu'elle savait qu'il devait en faire seul l'expérience. Alors, l'enfant observait l'eau qui coulait. Entre ses mèches couleur saphir, deux grands yeux écarlate scrutaient la surface écumante comme pour y lire un message secret, un message destiné à eux seuls.

Ce soir-là, un de ces soirs du mois noir où le soleil se couche lentement, le crépuscule embrasait tant les nuages que la rivière semblait charrier du sang en reflétant le ciel. L'enfant, immobile, assis sur ses talons, s'était abîmé dans quelque étrange rêverie. Il voyait, mouvant dans l'onde, son reflet. Un museau le poussa doucement. C'était Sylve, qui dans le langage des Loups lui intimait de rentrer à la tanière, car les Chantelunes parlent plus avec leurs corps qu'avec leur voix, et ce n'est que par souci de communication avec les autres espèces qu'ils apprennent les langues articulées à leurs enfants. En secouant sa tignasse, l'enfant demanda à rester. Sylve leva les yeux vers Keroya.

- Laisse-le, puisqu'il le désire. Et toi, ne rentre pas trop tard.
Mais déjà la petite créature bleue s'était retournée vers l'eau. Le couple Alpha regagna la tanière avec le reste de la Meute du Nord, à l'exception d'Opale, la petite dernière de la portée de l'année. La minuscule louvette, qui n'avait pas six mois, s'approcha de l'enfant en culbutant sur ses pattes maladroites.
- Dis, tu regardes quoi ?
- L'eau qui s'en va.
La petite allait poser une autre question lorsque Keroya, qui s'était aperçue de son manège, la happa dans sa gueule et la ramena sans ménagement vers la tanière.
- Dis, Oya-Pha, pourquoi il regarde l'eau, Petit Loup Sans Nom ?
- Cette question, Opale, tu la lui poseras plus tard. Il ne faut jamais déranger quelqu'un qui veut être seul avec ses secrets.

Lorsque toute la Meute fut entrée dans la chaude et sombre tanière du Nord, et que Keroya, les louveteaux endormis, fut montée prendre sa garde sur le rocher du Veilleur, l'enfant se leva. Il chercha dans la pénombre grandissante le regard de sa mère adoptive. Ils se fixèrent un instant. Et l'Alpha pencha la tête. La petite créature bleue tendit le cou, découvrant la gorge pour la remercier. Puis, vif comme un gardon, il sauta le ruisseau et s'engouffra dans le sous-bois où déjà régnaient les ténèbres. Il avait toute la nuit, il le savait, car le cerf tué la veille suffisait à la Meute pour peut-être deux jours. Mais s'il échouait ce soir, il ne réussirait plus jamais, et il le savait. Il savait aussi que Keroya savait où il allait, si elle ignorait pourquoi. Et avoir sa bénédiction le galvanisait.

Il courrait d'un pas souple et rapide à travers les arbres, droits et hauts piliers de l'immense cathédrale végétale qu'étaient les Forêts de la Nuit. Il connaissait son chemin comme s'il l'avait fait chaque matin de sa courte vie, alors même qu'il en suivait la piste pour la première fois. Mais une odeur le guidait, une odeur forte et maternelle, l'odeur auprès de laquelle il avait grandi, qui s'échappait, infime, de chaque tronc, de chaque buisson de ronce, et qui lui disait : il est temps ! Suis-moi.

L'odeur de Keroya.

Elle avait fait le trajet la veille, il le humait sans peine. Pour lui. Elle lui avait donné sa bénédiction dans ce projet. Elle avait lu dans ses yeux, dans ses plus infimes gestes, son projet de ce soir. Il ne savait rien lui cacher, elle devinait tout, décelait tout sur son visage, le moindre de ses secrets, la plus profonde de ses pensées. Et il courrait dans les ronces et les fougères, dans la bruyère et les thuyas, un sourire ironique figé sur ses lèvres bleues.

Il avait perdu toute notion du temps, sans la course des étoiles, lorsqu'il atteint son but. Il ne le comprit d'ailleurs pas immédiatement. Ses pieds soudain quittèrent les ronces et les bruyères pour un tapis d'herbe rase et de mousse moelleuse. Il fit encore quelques mètres, puis leva les yeux. Au-dessus de lui, tendue entre deux plateformes suspendues, une passerelle se mouvait silencieusement. Il se laissa tomber sur le dos, les bras en croix, et observa. C'était là la première construction qu'il voyait. Bien entendu il connaissait les nids d'oiseau, où il aimait aller fouiller dans l'espoir d'y trouver des oeufs, les tunnels profonds des Korrigans et les vêtements de ceux-ci, mais jamais il n'aurait pu imaginer d'aussi imposants assemblages de pièces de bois et de cordes suspendus dans les airs, ni même un logement qui contînt plus d'une pièce, à moins que cette pièce, comme la Bibliothèque de l'Ordre, ne fût accessible à tous. Il se demanda combien d'Elfes pouvaient dormir là, au-dessus de lui, ignorant sa présence. Des centaines sans doute, s'ils dormaient aussi tassés et enchevêtrés que les Loups ! Il haussa les épaules. Somme toute, peu lui importait ! Il se retourna et poursuivit son chemin, bien droit sur ses jambes, car il savait que de loin sa silhouette serait prise pour celle d'un Elfe, et les guetteurs ne prendraient pas garde à sa présence. Il glissait plus qu'il ne marchait dans la nuit des Citadelles, la nuit rassurante d'un peuple puissant. Et c'est ainsi qu'il parvint à la Douzième Citadelle, celle des Princes. Il s'arrêta alors, et huma l'air immobile. Il y décela les senteurs des parfums de la chambre princière, odeurs de vie, de sueur et de sérénité, celles, graisseuses et sucrées, des cuisines. Puis enfin celles du tissu fraîchement teint. Il connaissait l'odeur du tissu teint, qu'il avait souvent senti sur les Korrigans. Il la suivit. Elle le mena jusqu'au pied du chêne d'où elle descendait. Il escalada le vieux tronc rugueux jusqu'à une plateforme où se dressait une petite échoppe sans porte, qui contenait un métier à tisser. Dans un coin, plusieurs vêtements neufs, destinés, d'après leur taille, à un enfant Elfe de peut-être sept ou huit ans, c'est-à-dire à la taille d'un petit homme d'une douzaine d'années. Il effleura d'abord les tissus, puis en prit un au hasard, une chemise. Il observa un long moment l'étrange étoffe, puis l'enfila, à l'envers. Peu convaincu par le pratique de la chose, de laquelle il se dépêtra avec brio, il le jeta pour saisir un nouvel article, cette fois une paire de braies. Il était plus sûr de lui, car les braies et les capes constituaient l'habillement commun du Petit Peuple sous la Terre, soit les seules créatures qu'il eut jamais vu vêtues. Il parvint donc à les enfiler, puis tenta de bouger avec. Mais celles-ci, lui semblait-il, l'entravaient dans ses mouvements. Il sentait ses genoux cintrés, ses chevilles entravées par l'étoffe. Une nouvelle fois, il écarta le vêtement. Enfin, sa main rencontra une texture plus semblable à ce qu'il recherchait, et il saisit ce qui s'avéra être une longue cape à capuchon, noire, taillée dans une étoffe laineuse, moutonneuse, douce et chaude. Pour ce troisième essai, il n'hésita pas un instant et la laça à son cou. Elle était évidemment trop grande pour lui, et traînait sur le sol, mais en mettant la capuche et en en fermant les pans sur son torse, il pu constater qu'il se fondait merveilleusement dans l'ombre autour de lui. Il avait trouvé ce qu'il cherchait : de quoi être toujours caché, de quoi se fondre dans la nuit et le sous-bois sans maudire sa peau trop bleue de le faire repérer. Très content de lui, il tourna sur lui-même pour faire voler ce qu'il considérait déjà comme sa propriété. Puis, il se mit à la recherche de l'autre odeur dont il avait besoin : celle de la cendre. Elle était simple à identifier, car elle venait du sol. L'enfant glissa à bas de l'arbre et en quelques foulées, il était dans la forge. Là, il ne savait trop que chercher. Une arme. Des griffes, des griffes pour ses mains palmées. Les griffes du Loup qu'il n'était pas. Alors ses yeux hésitants s'arrêtèrent sur ce qui dans tout l'atelier ressemblait le plus à des griffes. Les poinçons. Une douzaine de poinçons à manche de bois, alignés sur une étagère. Il en saisit un, le tourna en tous sens puis finit par tirer sur la pointe : c'était là tout ce qu'il voulait, le manche le gênait. Il tira, poussa, sans parvenir au moindre résultat. Il se pencha un peu plus sur la jointure, et soudain, son regard s'éclaira. Il dévissa le premier poinçon, n'en conserva que l'aiguille et jeta le reste. Il fit de même pour tous les autres, et se trouva bientôt en possession d'une douzaine d'aiguilles d'une quinzaine de centimètres de long. Ravi de ce nouveau vol, il ne tarda pourtant pas à comprendre qu'il ne pouvait les conserver ainsi en main. Il fouina donc dans l'atelier jusqu'à découvrir une bande de cuir noir, large comme son pouce, dans laquelle il enfonça les pointes à la manière d'aiguilles à coudre, pour qu'elles ne blessent pas ses flancs et ne déchirent pas sa cape, et se noua le tout autour de la taille. Satisfait, il sortit de la forge. Aussitôt, une odeur nouvelle le saisit. Mieux qu'une odeur, un parfum. Un parfum de femme, un parfum de luxe. Il n'en avait jamais senti auparavant bien sûr, mais il avait lu. Beaucoup lu sur les Elfes. Si quelque chose devait correspondre aux descriptions qu'il connaissait des parfums de luxe, c'était cette odeur-là ou aucune. Il se figea quelques secondes, puis suivit les effluves de vanille et de chêne qui l'entraînaient vers un autre arbre. Il y monta et se glissa en silence dans la vaste plate forme en son sommet. Il vit là une Elfe étendue, brune, belle mais avec les pommettes marquées de ces filles du Beau Peuple qui ont connu la maternité. Il la contempla. C'était la première fois qu'il voyait un Elfe de si près. Jusqu'alors, il n'avait fait que les entrevoir, silhouettes furtives dans les Forêts, dont la Meute du Nord se gardait. Et cette femme, là, étendue devant lui... Il n'avait qu'à étendre un bras pour la toucher. Mais bouger était déjà trop lui demander. Car son regard curieux, furetant dans la chambre au-delà du lit de bruyère fixait quelque chose dans l'obscurité.

Le mur. Le mur de feuillage enchanté qui protégeait la chambre de la pluie et du vent était un genre de tableau, une mosaïque, non minérale mais végétale, telle que les Elfes les affectionnaient, comme l'enfant l'apprendrait plus tard. Pour l'heure son esprit voguait loin de tels détails techniques. Seul le dessin l'intéressait. Il représentait un quadruple portrait. Une famille. Il comprit alors pourquoi le lit dans lequel dormait l'Elfe était si vaste : autrefois, ils étaient deux à y reposer. Son attention se reporta pourtant bien vite sur les portraits. Les deux personnages centraux, visiblement des Elfes adultes, formaient sans doute le couple dont manquait alors l'un des membres, car la femme, brune, avait des traits fins et droits très semblables à celle de l'endormie. Son époux, un peu plus grand qu'elle, était blond et portait une tunique de cuir, apanage des guerriers. A leur droite, un jeune Elfe, brun comme sa mère, également vêtu de cuir, devait être l'aîné. Et à l'extrême gauche, les feuilles se mêlaient pour dessiner le visage d'un enfant. Un petit garçon incontestablement, mais très différent de ses parents et de son frère. Il était roux, ou plus précisément rouge de cheveux. L'artiste avait eu soin d'utiliser des feuilles d'érable pour dessiner la chevelure. Lui ne portait pas de cuir, mais dans son regard figé de portrait, on devinait sans peine de quelle trempe il était.

Pensive, la petite créature s'assit sur ses talons et s'emmitoufla dans sa cape neuve. Keroya ne lui avait jamais rien caché de son histoire, pas plus qu'elle ne l'avait caché à ses frères et soeurs de lait. Elle se rappelait nettement ce soir où, poussée par une curiosité qui n'avait pas encore laissé place à la souffrance, alors que cette histoire qui était pourtant la sienne lui semblait un conte des temps anciens, révolus à jamais, elle avait demandé à Keroya de décrire ses parents. Comme toujours, elle n'avait pas manqué de retenir ce détail frappant : son père était roux. Un Elfe roux, phénomène d'une rareté qui, de son éveil, l'avait rendu aussi remarquable que son caractère intrépide et joyeux.

Si elle avait dû avoir un doute, elle ne l'aurait pas gardé très longtemps : à l'une des boiseries, elle aperçut un miroir et compara ses traits avec ceux de l'enfant de la mosaïque. Elle avait déjà observé ses traits dans l'eau, et retrouver le même phénomène dans une autre matière ne l'étonnait pas outre mesure, car elle était curieuse et s'effarouchait rarement d'une quelconque nouveauté. Bien sûr, son visage et celui du portrait n'étaient pas identiques en tous points, mais la ressemblance n'en demeurait pas moins flagrante. Elle avait face à elle un portrait de son père, à l'âge environ qu'elle avait ce jour-là. Elle était un peu plus vieille sans doute, car elle ne grandissait pas tout à fait aussi vite qu'un véritable Elfe, pourtant elle ne pouvait se le cacher. Ainsi, cette femme endormie sans la moindre inquiétude, sans la moindre défense, à sa merci, n'était autre que sa grand-mère... Silencieuse comme une ombre, sa peau bleue miroitant à peine aux pâles reflets de Lune qui traversaient la porte, la petite créature s'approcha de la dormeuse. Elle contempla longuement l'Elfe. Un mince corps à la peau opaline, à peine teintée d'un vert léger, s'abandonnait à son lit de bruyère, pour l'heure innocent... Un corps qui n'avait jamais souffert d'être ce qu'il était. Qui avait toujours connu sa beauté. Et qui continuerait de vivre, pour l'éternité, jusqu'à avoir oublié jusqu'au nom de ses fils, et dans l'ignorance de sa propre descendance. Une descendance honteuse, une descendance de la haine, du mépris, de la violence. Ce petit être bleu dont les yeux écarlate scrutaient la pénombre. Et à qui, sans le savoir, elle présentait sa nuque.

Il jouait à présent avec l'une de ses mèches de poinçon. Il sentait ses nerfs se tendre avec une lenteur toute canine. Soudain, il saisit fermement l'aiguille et l'enfonça tout droit entre les cervicales de l'Elfe. La dormeuse eut un sursaut, frémit et sans un bruit s'endormit pour toujours, bien loin des Maisons Endormies. Alors l'enfant détourna la tête et comme l'aube pointait, pâlissant les étoiles, il quitta les Citadelles.

Depuis l'aube, un frisson de peur courrait dans la Forêt de la Nuit. Les oiseaux ne chantaient plus, les martres, du haut des arbres, ne poursuivaient plus les écureuils, les daims et les cerfs, dans la harde, semblaient particulièrement nerveux. Les renards attendaient. Les arbres eux-mêmes paraissaient anxieux. Une Elfe était morte.

Qu'un Elfe meure autrement que tué lors d'un combat contre les Morganès n'était pas advenu depuis les trois siècles que durait leur guerre et peut-être même depuis que le Beau Peuple avait été condamné à l'immortalité. En réalité, une chose inconnue venait de commettre le premier meurtre de l'histoire des Elfes, sur la personne d'Amry la belle, mère du tristement célèbre Tan et amie proche de la Princesse Elvaë. C'était d'ailleurs la Princesse qui, s'étonnant de son retard à sa table, l'avait retrouvée. Sur son corps, il n'y avait nulle trace de coup ni de blessure, simplement un minuscule trou au niveau de la nuque. Un trou en travers de sa moelle épinière.

La Mort effrayait plus encore les Immortels que les mortels. Elle était appelée Délivrance pourtant... Mais ils ne savaient pas vivre avec Elle. Elle ne cheminait pas à leur côté chaque jour de leur vie, compagne silencieuse, présente et lointaine. Les Elfes ne savaient pas mourir.

Et Amry était morte.

La nuit vint sur ce qui ressemblait davantage à des lamentations de crainte et d'incompréhension qu'à des chants funèbres.

L'enfant attendait. En trois jours, les Elfes s'étaient mis sur le pied de guerre. La garde avait été doublée, et chaque Elfe devait garder une arme à sa portée la nuit durant. Mais l'enfant avait déjà passé la garde, et se savait bien assez silencieux pour ne réveiller personne. Il attendait, lové dans sa cape noire, caché dans l'ombre de l'une des branches, que sa proie trouva le sommeil. Cette fois, il avait choisit qui il tuerait : la mère d'Anarzh. L'ancienne Princesse des Citadelles était éteinte, presque déjà endormie. L'enfant jouait paisiblement avec l'une de ses aiguilles en observant l'Elfe, à moins de deux mètres de lui, se déshabiller. Il en profita pour comprendre comment l'on enfilait une chemise, non sans se dire que ce vêtement était décidément bien peu pratique, tout comme les braies. Il se sentait excité, presque fou de joie, tendu aussi, et laissait grandir en lui le désir du sang. Puis vint le moment où la respiration de l'Elfe devint régulière, profonde, insouciante. La petite créature se glissa par la fenêtre.

Le lendemain, les larmes des Elfes se changèrent en haine.

La petite créature souriait. Elle était heureuse. Elle sentait le désir la galvaniser, la tendre comme un arc. Elle tuerait encore cette nuit. Elle avait encore laissé deux nuits complètes s'écouler avant de revenir. Elle adorait cela. Les Elfes, ces imbéciles, pensaient avoir affaire à un ennemi qui viendrait des arbres, mais elle glissait sur leurs terres sans même qu'ils l'entendent. Elle savait qu'elle avait le temps. Les ombres avaient déjà noirci la forêt, mais les Elfes ne s'endormaient plus que très tard. Elle sentait leur haine, leur désespoir, dans chaque souffle de la brise. Elle avait encore choisi. Elle tuerait la soeur d'Elvaë. Cinq mètres peut-être les séparaient encore. Elle voulait tuer. Elle avait dans la bouche le goût du sang, le goût doux-amer de la Mort. Elle attendit un peu plus longtemps. Elle voulait être certaine de ne pas échouer. Puis elle entra, en frôlant le rideau de feuillages verts.

Keroya leva les yeux vers la lisière de la Forêt. Elle flaira l'air trop immobile. Le danger. Elle en connaissait parfaitement l'âcre parfum pour l'avoir si souvent côtoyé. Mais ce n'était pas un danger pour elle. Elle sentait la haine des Elfes. Soudain, elle fit volte-face et fila au sommet de la colline.

- Où est-il ? Où est l'enfant ? demanda-t-elle à la ronde. Où est l'enfant de Riv ?
- Je l'ai vu près de la rivière, répondit immédiatement la petite Opale.
La louve noire repartit sans attendre. L'enfant était bien là, à sa place favorite, au bord du ruisseau qui courrait, insoucieux et limpide, au fond de la combe.
- Monte tout de suite à la tanière ! lui ordonna-t-elle avant même de l'avoir atteint. Cache-toi au plus profond et n'en bouge plus, quoi qu'il arrive, c'est compris ? Cours !

L'enfant lui adressa un profond regard rouge, et obéit sans mot dire. Il se glissa dans la tanière et se couvrit de sa cape, de sorte qu'il devint ombre dans l'ombre, invisible et silencieux. Les louveteaux le regardèrent faire, puis Opale finit par se faufiler sous le tissu de laine et se blottit contre lui. Elle lui lécha le visage. Et devina que, dans l'obscurité totale qui les entourait, l'enfant souriait.

Sylve et Keroya se tinrent à l'entrée de la tanière de la Meute, et les autres adultes prirent place au-dessus, assis dans un calme parfait. Ils étaient neuf en tout. Les Alphas, la noire Keroya et le blanc Sylve, étaient devenus célèbres et crains des deux autres Meutes d'Avallac'h. Ors, la doyenne au pelage blond, scrutait les âmes de son unique oeil, mais ne combattait plus avec les Morganès depuis qu'elle avait perdu l'autre. Elle gardait les petits. Elle n'avait jamais été Alpha, et jamais souhaité l'être. Ambre, la fille aînée et seule survivante de la première portée de Keroya et Sylve, celle-là même qu'avait rejoint l'enfant, avait un tempérament de feu qui s'accordait parfaitement avec sa fourrure rousse. Les frères Perle et Séquoia étaient les plus jeunes adultes de la Meute, impétueux mais dévoués, et ils se quittaient peu, car ils étaient très liés. Enfin, Pluie et Sycomore, deux calmes mâles qui avaient vu Keroya et Sylve devenir Alphas, faisaient des rabatteurs de premier ordre, mais étaient lents à la colère et n'aimaient pas la fureur des combats. A présent, la Meute du Nord attendait. Tous savaient ce qui allait quitter les arbres devant eux. Ils regardaient au sud ouest. Immobiles comme avant la chasse.

Le pas d'un cheval dans le sous-bois fit craquer une branche morte. Les Loups dressèrent la tête et levèrent le regard d'un même mouvement souple. Alors parut hors de la Forêt une troupe d'Elfes. Armés. En tête, la Princesse Elvaë chevauchait, droite et digne, dans la plus pure noblesse de sa race. Seule présence féminine dans cette chevauchée de guerriers Elfes, montée en amazone, sa robe de velours émeraude épousant la croupe de sa monture. Elle s'avança pour monter la colline, menant les siens sans pourtant les distancer, jusqu'à ce que ses yeux fussent à la hauteur de ceux des Alphas, et s'arrêta net.

- Sylve de la Meute du Nord, réponds-tu des actes des tiens ? demanda-t-elle brusquement.
- Dame Elvaë, Princesse des Citadelles, lui répondit Keroya à sa grande surprise, tu connais l'usage des Loups. Tu viens à nous. Si tu ne respectes pas nos règles, vas-t'en, car nous ne te parlerons pas.

Elvaë déglutit avec difficulté. Dans sa hâte et dans sa colère, elle avait omis toute courtoisie, et Keroya n'avait pas apprécié d'être ainsi bafouée. La Princesse savait que les Loup, si peu nombreux qu'ils fussent et si des querelles internes divisaient parfois les trois Meutes, se ralliaient à la moindre insulte contre leur Peuple de chanteurs. Chantelune ? Un peuple minable, pensa l'Elfe. Un peuple aussi rustre, sauvage et monstrueux, en dépit de leurs prétendues règles, que leurs amies Morganès. Elle les haïssait. Mais elle voulait savoir.

- Keroya Alpha, Sylve Alpha, reprit-elle en inclinant la tête non sans réprimer une moue rageuse, je suis Elvaë, Princesse des Citadelles, venue en vos terres pour savoir.
- Dame Elvaë des Citadelles, dirent de concert les Alphas en saluant à leur tour, qu'as-tu à demander pour avoir violé le territoire de la Meute ? Et surtout, ajouta Sylve, pourquoi viens-tu avec une escorte, si ta demande ne se veut un affront à notre peuple ? Nous crois-tu si lâches que nous nous en prenions à une Elfe seule et désarmée ?
Une seconde fois, Elvaë les maudit. Oui, elle avait eu peur. Oui, elle avait peur d'eux, comme elle avait peur des Morganès. Mais elle garda le visage le plus impassible qu'elle put.
- Il est d'usage que les Princes des Citadelles aient une escorte, répliqua-t-elle en se gardant du piège ainsi tendu. Je respecterai vos règles. Tolérez, je vous prie, les miennes.
- Nous les tolérerons, déclara Keroya, tant qu'ils se tiendront là en paix. Qu'es-tu venue demander ?
- Connaissez-vous le propriétaire de ceci ? dit Elvaë en tirant de sa bourse un long cheveu bleu saphir.
- Il semble que ce soit là un cheveu de Morganès, répondit Sylve. Mais elles ne nous ont pas appelés à chevaucher.
- Ce cheveu a été retrouvé dans la chambre de ma soeur, qui est morte cette nuit.
- Et qu'attends-tu de nous ? Les Loups ne sont pas les amis des Elfes, Princesse Elvaë, mais aucun de nous n'a de pelage bleu. Et nous ne pouvons grimper aux arbres, pas plus qu'une Morganès.
- Je suppose que je ne dois rien attendre de plus de vous.
Keroya se contenta de hocher la tête. Les conversations uniquement orales lui étaient, comme à tous les Loups, pénibles. Pour elle, parler signifiait avant tout bouger.
- Je me retire donc de vos terres, Loups de la Meute du Nord. Mais ne croyez pas que je suis venue en vain. Je sais de qui tu te prétendais l'amie, Keroya Alpha, et je sais que tu me hais comme je te hais. Si j'apprends que toi ou n'importe lequel des membres de ta Meute a un lien, même vague, avec les trois meurtres perpétrés aux Citadelles, crois-moi : les épées des soldats Elfes ne resteront pas au fourreau.
- Je n'ai jamais caché ni mes haines ni mes amitiés, Elvaë des Citadelles. Et dans la tourmente, je ne les oublie pas non plus. Tâche de t'en souvenir en dépit du mépris que tu nous portes. Et quitte à présent nos terres, dans lesquelles tu n'as rien à faire.

La Princesse fit pivoter son cheval et descendit la colline, non sans crisper son gracieux visage de haine et de mépris. Par dignité, elle se voila la face afin que ses soldats ne la vissent pas. Mais elle retint ses larmes jusqu'à sa chambre. Princesse des Citadelles elle était, et elle ne comptait pas se laisser mater par des Loups, ou par qui que ce soit. Elle saurait. Et elle vengerait. Pour ce faire, elle avait toute l'armée elfique. Elle sortit à nouveau le cheveu bleu de sa bourse. Cet unique lien avec le meurtrier... Un long cheveu bleu saphir. Le même bleu que les cheveux d'une Morganès morte trois ans plus tôt. Une Morganès qu'elle n'avait même jamais vue, mais qu'elle n'en avait pas moins tuée. De chagrin et de désespoir.

Elle avait, à l'instant, évoqué la vengeance.

Sylve dressa brusquement la tête. Il huma le vent, soucieux, et se tourna vers Keroya. L'Alpha hocha la tête. Les Elfes reviendraient.
- Keroya, sais-tu qui les tue ?
- Je le sais, mon aimé.

Sylve détourna les yeux. Il savait, lui aussi, sans vouloir se l'avouer. Croire que les meurtres des trois Elfes étaient le fait d'une Morganès était stupide, absurde. En bas de la colline, dans la position même où il l'avait vu neuf jours plus tôt au crépuscule, l'enfant à la peau bleue regardait le ruisseau. Mais sur ses petites épaules reposait une cape noire un peu trop grande pour lui. Une cape telle qu'en aurait portée un petit Elfe.
- C'est toi qui lui a indiqué le chemin ?
- Son temps est venu. Il n'est pas encore adulte, mais il doute. Il sait qu'il n'est pas un Loup. Il sait qu'un jour son sang l'attirera loin de la Meute du Nord. Le Fleuve lui chante l'appel de la Mer. Bientôt il partira.

Tandis que les Alphas parlaient dans leur langue de Loup, ils ne remarquaient pas qu'une tache blanche s'approchait en rampant de l'enfant. Opale, la petite louve blanche, tentait sur ses petites pattes encore malhabiles de rester silencieuse dans son approche. Arrivée à bonne distance, elle se tapit sur ses pattes postérieures et, d'une jolie détente, bondit sur la tête du penseur.
- EEEEEEEH ! cria-t-il, surpris.
Puis, vexé de s'être fait avoir, il commença de se chamailler avec la louve, à grands renforts de coups et de morsure. Leur petite joute ne dura que quelques instants, car le fou rire les pris et ils durent s'arrêter pour retrouver un vague semblant de souffle, entre deux râles de bonheur.
- Ce que tu peux être... Mais... Ah ! haletait l'enfant.
- Tu souris ! Tu souris ! Tu souris ! chantonnait la louvette. Tu es très joli quand tu souris, Petit Loup Sans Nom !
- Joli ? Loup ?

L'enfant demeura un moment perplexe, puis leva les yeux. Il savait déjà qu'en haut de la colline il verrait la double silhouette du couple Alpha. Comme il savait que ce soir, Opale hurlerait sa tristesse à la Lune. Sans se l'avouer, il aimait cette petite soeur turbulente et taquine qui se mettait en quatre pour l'amuser. Il lui fit signe de la suivre, et gravit la pente vers ses parents adoptifs.
- Tu as à parler, enfant, dit la louve noire. Parle donc, nous t'écoutons.
- Keroya Alpha ! Sylve Alpha ! L'eau du ruisseau chante comme elle va. Où va-t-elle ?
- Elle va au Fleuve, enfant. Et je sais ce que te chante le Fleuve.
- Enfant, intervint Sylve, tu n'es pas un Loup, mais tu es de la Meute du Nord. Tu es libre de partir, car en t'élevant, nous avons fait de toi l'un des nôtres, et tu appartiens au libre peuple des Loups. Sais-tu le sort de ceux qui reviennent ?
- Ceux qui reviennent doivent regagner leur place, comme ceux qui viennent la doivent gagner. La Meute ne doit pas souffrir des actes d'un seul, la Meute doit protéger celui des siens qui est seul.
- Bien. Vas là où la vie t'appelle, enfant.

Sylve toisa la petite créature bleue, puis se détourna, et, faisant signe à Opale de le suivre, descendit vers la forêt. La petite louve blanche se retourna pour regarder celui qu'elle nommait son frère. Il était là, droit, sérieux, un enfant déjà vieux... Elle prit alors conscience, pour la première fois, que le Petit Loup Sans Nom n'avait rien d'un Loup. Qu'il n'était pas un Loup.
- Keroya Alpha, l'eau du Fleuve chante comme elle va. Où va-t-elle ?
- Elle va là d'où tu viens. Et je sais que le Fleuve te chante de le suivre, qu'il t'appelle, et je sais que tu vas le suivre. Aussi me faut-il te dire ce que Taliesin m'a dit le jour où je t'ai pris comme l'un de mes petits. Tu n'es rien, rien d'autre que toi-même. Ce sont ses propres termes. C'est un grand poids, mais également une grande liberté. Le chemin qui s'ouvre à toi n'est pas une voie qui t'a été tracée comme pour tes parents. C'est le tien et le tien seul. Tu es libre, lié à ce monde par ta seule existence, et si tu le veux bien par l'affection que la Meute du Nord t'a porté. Un jour viendra où tu rencontreras quelqu'un que tu estimeras digne de te donner le nom qui ne t'a pas été donné par ta mère, car puisque ton destin est de vivre, tu devras découvrir le nom par lequel tu écriras ton histoire. N'oublie jamais que tu es libre, libre et vivant.
- Merci... Mère.

Alors, l'enfant bascula la tête en arrière et poussa un long hurlement. C'était son adieu à la Meute du Nord, son dernier chant de Loup. Il regarda Keroya, dans les yeux, pour la première fois. Ce n'était pas une provocation, mais un adieu. Il se retourna, et descendit la colline sans détourner son attention du ruisseau, la cape noire flottant dans le Vent d'Ouest qui se levait. Chantelune.

Alors les neuf Loups et les quatre louveteaux que comptait la Meute du Nord se réunirent en haut de leur colline, et comme la Lune se levait, ils chantèrent leur adieu à l'enfant de Riv et de Tan, cet enfant qui avait été un des leurs.

Il ne le serait plus jamais.

            Et la première neige se mit à tomber.

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© Netra



Publication : 16 mars 2008
Dernière modification : 18 décembre 2009


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signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


2 Commentaires :

Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 02-05-2008 à 18h38
Oui mais...
Voici donc la suite. L’histoire est bien construite, ne manque pas de souffle, et se lit avec plaisir. On sent que tu y évolues avec aisance et que tu aimes tes personnages. Mais, emporté par ton plaisir, tu ne t’es pas posé assez de questions, comme par exemple : « est-ce que j’ai le droit de dire ça ? Comment mon héros a-t-il appris ce qu’il sait ? ». Le lecteur, lui, se pose ces questions, e...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 07-04-2008 à 14h49
Très bon texte! J'veux la suite!!
Ton texte est excellent, et la meilleure preuve en est que, moi et ma mémoire de poisson rouge, ont été suffisamment marqués par le premier opus, et par ce texte-ci, pour que je puisse le lire en plusieurs fois (emploi du temps oblige) sans avoir à revenir en arrière: les personnages et le cours de l'histoire ont bien été ancrés dans ma mémoire, preuve que c'est fluide et intéressant!
Ils sont at...

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