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Peregrinatio Libri

" J'aimais beaucoup ma bibliothèque. Je m'y sentais en sécurité, loin du monde extérieur, des voyages éprouvants, de la pluie, du froid, du vent. Tranquillement installé dans ma tourelle, je passais des jours paisibles, délivrant mon savoir à tous les esprits curieux et avides de connaissances qui venaient me questionner. Par dessus tout je pensais que rien au monde ne pouvait venir perturber cette sérénité. Jusqu'au jour où la porte s'ouvrit plus brusquement que d'habitude, entraînant un courant d'air qui me fit froid dans le dos. Entra un petit homme barbu, aux mains calleuses, dont les innombrables rides laissaient penser qu'il avait vu au moins autant de printemps que moi. Sans ménagements ni aucune espèce d'explication, il m'emmena avec lui, et je dus le suivre malgré moi jusqu'au pied de ma chère tourelle, dehors, dans le froid, et bien plus loin encore, hors de la ville.

Je haïssais cet homme pour m'avoir fait subir tant de désagréments et m'avoir séparé des miens. En plus de me transporter dans un sac sur le dos d'un cheval, il cornait mes pages et griffait ma couverture. J'aurais encore préféré retourner dans mon ancienne bibliothèque, celle où je restais parfois plusieurs mois couvert d'une large couche de poussière avant qu'une bonne âme daigne enfin venir me décrasser.
Outre le froid et les cahots de la route, il y avait le bruit ! J'avais beau me boucher les reliures, un brouhaha incessant m'entourait. Des voix, de nombreuses voix, les sabots des chevaux, les bruits de la ville et de la foule qui s'agite. J'en avais les paragraphes complètement chamboulés ! Un récit de piraterie de ma connaissance m'avait souvent fait l'éloge d'aventures palpitantes et pleines de dangers qui emportaient les héros jusqu'au bout du monde. Mais moi je n'étais pas fait pour cette vie là : dès qu'un cahot plus gros que les autres secouait le sac un peu fort, je me trouvais projeté index par dessus titre de l'autre côté, et il me fallait plusieurs minutes pour retrouver mes marges !

Un jour même il m'oublia dehors alors qu'il pleuvait, j'étais transi de froid jusqu'à la trame et avais de bonnes chances de finir mouillé comme un rat de bibliothèque lorsqu'il vint enfin chercher le sac pour le mettre au sec.
Je ne souhaitais qu'une chose, prendre mes formules à mon cou et retourner me blottir sur mon étagère. Un traité de sciences physiques (traité sur l'énergie cinétique et les lois fondamentales de la dynamique) m'avait une fois appris que tout corps mis en mouvement possède une certaine énergie. Il me serait donc peut-être possible, en prenant assez d'élan, d'acquérir l'énergie nécessaire pour battre des pages jusqu'à ma tourelle... Jour après jour, j'élaborais de nouvelles techniques d'évasion. Fier comme une enluminure, je m'imaginais déjà combattant bravement pour ma liberté, à coups furieux de couverture.
Mais à chaque fois, une secousse me rabattait moi et mes idéaux par la même occasion, tout au fond du sac.

Mon seul moment de répit, où je trouvais enfin la quiétude et pouvais reposer mes feuillets endoloris, était la nuit. Le sac ne me secouait plus et les voix se taisaient. Alors je me mettais à rêver : je rêvais d'une grande et belle bibliothèque, dans un grand château, où on m'aurait rangé à la place d'honneur, sur l'étagère du milieu, à côté d'une jolie encyclopédie - car comme disait mon arrière-grand-père, ''pour vivre heureux vivons rangés ''-. Je me souvenais avec mélancolie de ma jeunesse, lorsque je n'étais alors qu'un jeune brouillon, blottis dans les mains de mon paternel, un bon vieux magicien à la longue barbe blanche qui passait sa vie à rédiger des traités de sorcellerie (non pas que les magiciens aient toujours forcément une longue barbe blanche, mais mon père trouvait que ça allait bien avec son grand chapeau étoilé). Malheureusement, chaque matin, le cauchemar recommençait, je me faisais un sang d'encre et doutais que ma page de garde résiste encore longtemps.

Un jour enfin, alors que tout espoir de retrouver le doux contact du bois vernis contre ma tranche avait disparu, on me sortit du sac, pour me déposer sur une table. Je me trouvais dans une grande pièce bien éclairée, mais qui n'avait visiblement rien d'une bibliothèque. J'attendis patiemment - quand on est un vieux grimoire la première chose qu'on apprend dans la vie, c'est à être patient, et j'étais un grimoire bien élevé -. Je passais ensuite de mains gantées à d'autres plus potelées, à travers de longs couloirs, jusqu'à arriver sur le dessus d'un bureau. Je commençais à désespérer d'avoir été confondu avec un presse-papiers - condition des plus humiliantes pour un grimoire de mon âge - lorsque soudain, elle arriva. Plutôt je la sentis arriver car un doux parfum, qui me rappelait celui du papier parcheminé, la précédait. Nom d'un alinéa, qu'elle était belle et que ses mains étaient douces ! J'en avais les chapitres tout émoustillés ! A la première page tournée, j'étais sous le charme, dès lors je n'eus plus aucun secret pour elle et lui dévoilait même des passages que je n'avais encore jamais montrés à personne. Mais elle, c'était différent. Elle me comprenait et lisait en moi comme dans un livre ouvert. Elle feuilletait affectueusement mes pages, me faisant rougir jusqu'aux sous-titres. Si j'avais pu ronronner, je crois que je l'aurais fait, mais contrairement à ce que l'on aurait pu croire, un grimoire n'a pas cette faculté. Néanmoins je lui témoignais mon affection comme je pouvais, grinçant avec amour de ma couverture, faisant le dos rond...
Une fois je me souviens, elle m'a vaillamment défendu contre les doigts sales d'un petit inculte qui tentait de m'approcher. Quelle femme ! Elle l'a renvoyé recto verso dans sa chambre. Bien sûr je me serais très bien défendu tout seul à coups de marque page si elle n'avait pas été là... Parfois, elle osait lire d'autres ouvrages en ma présence, comme si ces tas de paperasses bonnes seulement pour la corbeille pouvaient me remplacer ! Je n'en croyais pas mon épilogue. Je lui faisais alors amèrement regretter en refusant catégoriquement de m'ouvrir à la bonne page, ou en rendant ma calligraphie illisible en signe de représailles. Mais je ne boudais jamais très longtemps car personne n'aurait résisté à la douce caresse de ses doigts fins.
Depuis ce jour, je suis resté là, près d'elle, bercé par les grattements réguliers de sa plume sur le papier, à la lueur d'une chandelle... "

- Encore une histoire papa ! S'il te plait ! crièrent les trois petits additifs au traité de magie numéro douze.
- Non les enfants, c'est l'heure d'aller se ranger ! Demain si vous êtes sages je vous raconterai comment votre mère et moi avons combattu un encrier qui s'était renversé et menaçait de nous transformer en buvard.

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Publication : 01 juillet 2004
Dernière modification : 07 novembre 2006


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3 Commentaires :

kuilwen 
le 17-07-2004 à 17h21
Genial, a lire sans hesiter !
Un petit texte plein de finesse et d'humour; le voyage n'etait pas du tout desagreable pour tout le monde ! Bravo !
Lindorië Ecrire à Lindorië 
le 11-07-2004 à 15h59
Ce fut un agréable moment de lecture.
Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 07-07-2004 à 20h00
Joli voyage!
J'aime beaucoup la finesse de ton humour et l'originalité du point de vue. Je me suis régalée!


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