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876 (Le Passé)

Appuyé contre une tenture aux couleurs passées dans la salle de banquet se transformant lentement en salle de bal, je la cherchai des yeux parmi la foule bruyante et hétéroclite. Deux grands yeux noirs, encadrés de mèches rouges indisciplinées, que je crus un instant reconnaître dans ce visage, à la hauteur de mon souvenir, soit un mètre quarante maximum. Mais l'étincelle absente des yeux en question, ainsi que la forme du visage, et pour finir la raison due au bon sens lui-même écarta de moi cette possibilité. Ce visage entr’aperçu ne pouvait être le sien, car cela faisait longtemps que j'étais parti, manquant plusieurs années où elle avait dû grandir et s'épanouir.

Sans sacrifier une parcelle de concentration à l'étude des visages de la foule, je tentais, en vain, de faire le calcul du temps passé depuis la dernière fois que j'avais vu celle que je nommais par jeu "Jeune maîtresse"... quand elle apparut soudain, souriante, le vif de ses yeux intact pour mon plus grand soulagement. Je n'aurais pu imaginer qu'elle eût autant grandi, c'était une jeune femme à présent, et non plus la petite fille de douze ans habillée de hauts jaunes et de shorts courts dont j'avais eu la garde.

Elle ne m'avait pas remarqué, et d'ailleurs qui sait si elle se souvenait de moi, après tout je n'étais qu'un garde parmi d'autres, peut-être un peu plus renfermé, mais pourtant plus prompt à exaucer ses petits caprices. Même si j'avais exactement le double de son âge à l'époque, j'étais le plus jeune de ceux à qui elle fut confiée lorsque ses parents, craignant pour sa sécurité et obligés ailleurs, durent la laisser sous la surveillance des gardes du château. Ces quelques soirées, où je retrouvais un instant les jeux innocents de mon enfance, m'apportèrent ce dont j'avais besoin dans ma vie sans relief. J'osais à peine la regarder parfois, comme j'ose à peine maintenant; à l'époque je me sentais coupable d'éprouver de la joie devant cette force vive et franche, tel un ruisseau d'été ou la première brise d'automne, ayant l'impression de la gâcher par ce simple regard, par cette simple intrusion d'un élément aussi morne et mort que mon âme d'alors. Maintenant encore, alors que mon âme avait retrouvé quelque repos, je me sentais coupable de m'apercevoir que ce n'était plus une enfant...

Elle donnait son bras au jeune homme à ses côtés, toujours souriante et enjouée. Je souriais moi aussi, rassuré et heureux de son bonheur apparent. Elle s'éloigna avec lui et disparut à ma vue, laissant mes yeux sans point d'ancrage, perdus, sautant d'un visage à l'autre. Rapidement ma vieille et habituelle mélancolie ressurgit et m'envahit. Je fermai les yeux, tenant toujours un verre à la main, à l'abri des passages de la foule.

J'invoquai le Cercle Parfait et mon esprit se calma. Je plongeai dans le cercle et fis réellement unité avec l'univers. Chaque parcelle de mon être fut dispersée sur sa courbe et je retrouvai l'Amour de l'Etre. Je le sentis irradier de moi. Je rouvris bien vite les yeux; déjà quelques personnes sensibles avaient tourné leur regard dans ma direction. Sans me voir, leurs yeux glissèrent sur moi, perdus, papillonnèrent un moment, s'ébrouèrent et oublièrent.

Distraitement, j'évoquai ma suite d'avenir, 165 678. En surimpression à mon regard apparurent les souhaits de mes Maîtres. Il me fallait trouver et unifier l'esprit égaré. Ramener l'équilibre. A nouveau mes yeux se fermèrent. J'appelai alors l'esprit recherché et je le sentis faire un bond surpris.

"Je t'ai retrouvé, 774 ! Démasque-toi et rejoins l'Unité !"

D'abord inquiet, puis colérique et enfin presque triste, sous une houle de changements rapides d'émotions, il me répondit :

"Tu te trompes... toi et les tiens. La Contradiction est salutaire. Le Choix est nécessaire. Tout n'est pas figé, tout n'est pas écrit... et je vais te le montrer."

Soudain 774 sembla vaciller et s'adjoignit le symbole du Temps issu du néant. Je n'avais jamais lutté contre un 7874 ! Le Temps, prisonnier de la Contradiction, lui obéissait.

"J'ai peur ! Ne saute pas !
- J'ai peur moi aussi, mais tu dois les voir" répliquai-je.

Nous étions au sommet de la plus haute tour, le sol n'existait pas, caché par la brume matinale. Deux jeunes corps frêles qui se découpaient sur le ciel azur. Mon amie d'enfance à mes côtés, les yeux brillants de larmes devant ma détermination hésitante. Le faible soleil d'hiver jouait dans les reflets de nos chevelures et l'humidité s'était alliée à la brise étonnamment douce pourtant pour nous faire frissonner. Je m'approchai du bord, contemplant la pâleur laiteuse de la brume à qui je souhaitais m'abandonner. Nous avions dix ans tous les deux, insouciants, complices dans nos jeux d'enfants. Pourtant ma nature nous séparait et je voulais y mettre un terme. Je la lui avais avouée un peu plus tôt, mais je voyais bien qu'elle ne m'avait pas cru.

Je n'avais pas sauté ce jour là, et elle ne m'avait jamais pardonné sa peur... et mon soi-disant mensonge.

Un murmure à mon oreille : "Tout peut être différent... saute !"

J'enjambai le rebord et fis un pas en avant, comme si je pouvais continuer mon chemin dans les airs... je basculai. Je l'entendis crier mon nom, très haut, et ouvris les bras. Je fermai les yeux et poussai. Je criai face à la douleur, ma chemise légère se déforma et explosa soudain, deux appendices ailés reliés à mes omoplates s'ouvrirent et ralentirent ma chute. Je remontai avec difficulté et revins me poser en haut de la tour, nimbé d'un nuage de plumes blanches, à côté d'elle, à genoux et les yeux ébahis.

Un cri. Scène inédite, inconnue. Je suis un étranger dans ce corps et c'est pourtant le mien. Une foule de souvenirs - différents - m'est accessible. Nous avions grandi en ayant confiance l'un dans l'autre, puis nos jeux devinrent moins innocents mais tout aussi purs. Je m'aperçus alors que ce cri était celui de notre enfant... Une larme d'éternel bonheur roula sur mon âme avant de s'écouler plus naturellement.

"Vois-tu ? C'est le Choix. C'est cela que tu veux détruire ?"
J'étais encore bouleversé de la scène que je venais de vivre. Cet Ennemi de l'Unité était vraiment dangereux. Laissant cette larme d'un autre temps terminer sa course je lui opposai ma Contradiction de Forme, courbes et traits, le Cinq. Je l'entourai, le contraignant à changer en 7847 afin de me résister. Dans un soupir il glissa à mon oreille...
"Très bien... mais souviens-toi, le Choix doit être conservé... je te donne ce Choix. Garde-le... et utilise-le."

Soudain les Contradictions cédèrent, le Temps fut libéré et le Choix se retrouva seul. L'ennemi se désincarna et une partie de moi absorba le Choix...

Dans la salle de banquet, un homme penché sur son verre s'écroula en avant. On le crut ivre et on l'allongea sur un banc contre un mur de la salle. Le lendemain, la fête passée, on s'apercevrait qu'il ne se réveillerait plus et on mettrait cela sans doute sur le compte de l'excès de boisson.

J'étais las et n'avais pas vraiment envie de revoir les quelques amis que j'avais pu avoir ici. Ma formation m'avait changé, m'entraînant à des milliers de lieues d'eux, et déjà auparavant, le secret de ma nature me maintenait à part. Je me retirai pour la nuit dans une chambre humide que je savais inutilisée.

J'étais 165. Ce nombre me définissait. Mon Maître 8908 m'en avait expliqué la signification secrète. Tout d'abord le 1, cette pique était une arme, et je l'étais. Les sages de l'Unité, de l'Amour et du Temps avaient décelé en moi la volonté et la force nécessaires; sans doute mon passé de soldat y était-il pour quelque chose. Puis le 6. Spirale descendante, s'absorbant elle-même, elle pouvait être le signe d'un personnage renfermé, secret, discret. De bonnes qualités pour mon travail actuel de recherche, de traque, de jugement et d'exécution. Finalement le 5, contradiction de courbes et de traits, symbole de mon apparence humaine cachant ma vraie nature... ces plumes blanches... Le peuple autrefois éternel d'Ethin. D'autres initiés avaient le Cinq comme arcane sans être de mon peuple, un arcane pouvait avoir plusieurs significations même si le sens général restait le même. En réalité, en trente années, je n'avais rencontré que deux autres représentants du peuple d'Ethin... La folie des hommes et leurs bûchers nous avaient décimés.

Mes rêves m'apportèrent ma prochaine mission. Un pauvre hère vagabondait, tendant une main ci, une main là, d'un air profond et triste. Puis il croisa un champ de fleurs, des roses blanches, des coquelicots noirs et des pensées vertes. Son visage s'illumina et il cueillit un bouquet fantasque et improbable. Les fleurs dans le champ se flétrirent et moururent. Une odeur âcre de décomposition monta tout autour du mendiant qui renversa alors la tête en arrière pour partir d'un rire dément. Dans ses mains le bouquet vivait toujours et semblait même gagner en taille et en vitalité.

Je me réveillai. Cet être étrange avait trois roses blanches, quatre coquelicots et une pensée, tout cela formait un tout vivant et autonome... le Temps à nouveau ? Mon prochain adversaire était donc composé du 3, du 4, du 1 et peut-être du 8.

Il n'y avait pas de banquet ce soir-là, ma tâche n'en serait pas facilitée. D'autant plus que l'ennemi cherché était lui aussi connaisseur des techniques de combat et possédait cette vivacité d'adaptation, souple et rapide, du trois. J'espérais être appelé ailleurs après cette tâche, trop de souvenirs hantaient ces lieux où j'avais passé mon enfance.

Pour conjurer le sort, ou bien pour m'adonner aux regrets, comme on s'adonne un instant à la boisson ou à la drogue, je montai tout en haut de la tour où mon enfance s'acheva... par une lâcheté et la perte d'une amitié. Je revoyais ses fossettes, j'entendais à nouveau ses petits cris perchés et joyeux de nos jeux innocents. Sans doute était-elle mariée à quelque garde ayant volé sa vertu, ou bien à un demi noble qu'elle aurait su séduire. Elle avait quitté le château il y avait des années, lors de cet hiver glacé qui ne nous laissa pas assez de vivres pour toute la cour. Elle s'en fut vers l'intérieur des terres avec un groupe de désignés et de volontaires, rejoignant un climat plus doux et les caves mieux remplies du château d'été de la Reine. Elle était volontaire, et elle partit sans un regard en arrière pour son ami. Il m'avait semblé voir ses épaules tressaillir sur ce grand cheval mais je n'avais rien fait... à mon habitude.

"Oui, je pleurais..."
Je me retournai brusquement, honteux et inquiet de m'être laissé surprendre.
"Mais tu n'es pas venu vers moi, tu m'as laissée et trahie une seconde fois."

J'en avais le souffle coupé, elle était la dernière personne que je m'attendais à voir ici... mais ses froides paroles ne me firent pas autant de peine que ce que je ressentais en elle... 1348. Ma volonté s'affermit mais mes épaules s'abaissèrent en un geste las et désespéré.

"Ainsi donc... ce sera toi...
- Et qui d'autre... je dois bien venger la mort de mon Maître."

Son Maître... 7874 sans doute... alors peut-être la scène d'hier n'était qu'illusion si elle lui avait raconté son passé.

"Illusion ? De quoi parles-tu ?"

Rougissant, je fermai mon esprit.

"Ton Maître m'a montré un autre avenir où nous avions un enfant", dis-je.

C'était cruel, mais je n'étais pas préparé et je devais gagner du temps. Je vis son visage se décomposer et devenir gris. La haine déformait ses traits, la haine l'entourait, je voyais presque le maléfique 616 sortir de sa peau.

"Un enfant ! Ah ! De Toi !", elle prononça ce dernier mot avec un mépris palpable. "Je te remercie presque de l'avoir tué alors, je l'aurais fait moi-même si j'avais su tel affront."

Lentement, je construisis une muraille magique d'Amour pour résister à ses assauts inconscients. 5+5-1= 9, 1, 5+5-1= 9.

919, 919, 919.

Réagissant aux premières vagues de contre-attaque, elle ferma les yeux et je l'imitai. Je percevais toujours son aura, source intarissable de haine, comme elle devait percevoir la mienne.

De temps en temps, et avec parcimonie, j'utilisais les restes du 4 de son Maître. 4+5= 9, 1, 5+5-1= 9. 919. Jamais deux fois dans la même formule, cet Amour semi conditionnel résistait mieux à ses 3+3,1,3+3, mais elle se reprit et lança bientôt des 4+3-1, 1, 4+3-1 plus long à construire mais contenant l'Ennemi Majeur 4, et l'Ennemi Mineur 7 intermédiaire.

Je répondis alors par la Force et ma Contradiction en salves rapides. 15151515. Je sentis ses derniers assauts de haine m'envahir et me souiller. Je ne pouvais pas faire autrement. En moi le 6 se décomposait en 4, 3 et 1, dont le 4 s'échappait alors au milieu des 5 et des 1 et allait renforcer mon adversaire. Elle avait du mal à contrer ma Contradiction puisqu'elle devait construire le 7, 3+4 ou 8-1 pour cela. Je fatiguais et elle le savait. Soudain je reçus l'Eternel Choix 8448 et tombai en arrière sous le choc, tout proche du vide. J'attendis le retour non bloqué des 5 et des 1 qui me redonnèrent un peu d'énergie et ripostai par la Contradiction Cachée 151. Elle somma les arcanes de mon attaque (1+5+1=7) à l'aide d'une technique qui m'était encore inconnue et me déséquilibra avec une unique Contradiction Majeure. Je basculai dans le vide... Satisfaite et épuisée, elle ouvrit les yeux, rompant sa Contradiction et ses barrières. J'avais invoqué le Temps (6+1+1) pour l'interrompre et attendre ce moment. Je lui envoyai alors les restes de son Maître avec mon arcane médian (4+6).

Le 10, l'Unité et la Force de l'Univers la frappa brutalement et sa tête résonna sur la pierre froide. Le temps maintenu reprit son cours et je commençai enfin ma chute. L'invocation de l'Univers dans un but guerrier m'avait vidé de mes dernières forces. Autour de moi le vent sifflait et j'atteignis bientôt la brume, la même qui nous cachait le sol il y a tant d'années.

J'inspirai lentement, bloquai ma respiration et, enfin, déployai mes ailes. J'avais pris trop de vitesse et la douleur était presque insupportable. Je forçai encore contre le vent, sentant mes ailes sur le point de s'arracher, mes excroissances me brûler, le sol était là... le sol... que je frôlai. Grisé, je donnai un coup d'aile qui me propulsa à nouveau vers les cieux. Un courant chaud provenant sans doute des cuisines me fit encore prendre de l'altitude et je me posai enfin au sommet de la tour, entouré de plumes un peu plus grises et parfois teintées de sang. A mes pieds, mon amie de toujours me regardait enfin tel que j'étais, après vingt années perdues de mensonges. Je me laissai tomber à côté d'elle plutôt que je m'agenouillai.

"C'...était... vrai..."

Un souffle. Son sourire une dernière fois. Ma pauvre et triste esquisse de sourire en réponse.

"Qu'elles... sont belles..."

Déjà la tache sous sa tête s'agrandissait. Une plume tachée de sang atterrit doucement dans sa paume ouverte vers le ciel et elle l'enveloppa délicatement de ses doigts. Ses yeux se fermèrent à tout jamais et je m'allongeai à ses cotés, la tête sur sa poitrine, écoutant le silence lugubre qui y régnait désormais. Je perdis connaissance.

***

Le réveil fut douloureux. Mes muscles endoloris, ma peau couverte de sang séché, mes ailes laissées au vent froissées et sales. Des taches sombres sur la chemise de mon amie attestèrent des larmes versées dans mon inconscience. Avais-je rêvé ? Je n'en avais aucun souvenir.

Le temps s'était rafraîchi et des nuages noirs approchaient. La tour serait bientôt lavée du sang et des plumes de notre combat. Je lui fermai les yeux et la pris dans mes bras. Elle ne pesait rien. Je m'élançai à nouveau en direction d'une proche forêt où je savais la terre meuble. Puis je me rappelai le village d'où elle venait et y dirigeai mes ailes. Je l'enterrai là, dans le petit cimetière, creusant et pleurant tout à la fois. Les éclairs envahissaient maintenant le ciel et je gagnai la forêt à pied. Un ruisseau me débarrassa des dernières traces du combat et sa fraîcheur m'aida à rétracter mes ailes engourdies. Puis je restai longtemps allongé sous la pluie, les yeux fermés tournés vers le ciel.

Je rejoignis le château le lendemain, un peu reposé grâce à l'absence de rêve cette nuit-là, mais je décidai d'y passer encore une journée afin d'être sûr qu'il n'y ait plus d'Ennemi de l'Unité au coeur de la forteresse. Je renouai d'anciens contacts, des gardes pour la plupart, simulant notre amitié et mon air enjoué et avenant. J'appris ainsi quelques rumeurs sur l'homme retrouvé mort la veille au matin. On le disait poète, sage et mystérieux. Il venait du château de la Reine avec sa femme (mon coeur fit un bond à cette idée) et celle-ci étant introuvable on commença à se demander si ce n'était pas elle qui l'avait empoisonné avant de disparaître. Cela me fit mal de ne pouvoir laver sa mémoire... Mais les Nombres ne sont pas pour les non-initiés. Je ne pouvais expliquer et ils ne pouvaient comprendre.

C'était lors de ma 25ième année que je fus initié. Mon Maître 8908 m'approcha alors sous la forme d'un enfant et me parla de guerre secrète, de pouvoir, d'honneur et de servir des puissances qui nous dépassaient tous... je le soupçonne aujourd'hui d'avoir aussi voulu me réconcilier avec l'humanité en m'offrant des ennemis plus grands que ce que j'avais connu jusque là. J'acceptai de disparaître sans rien dire à personne et de le suivre loin au Nord dans le Temple du Commencement où j'intégrai une communauté d'initiés cachée dans les montagnes. J'appris alors l'existence des Nombres, puissances sur-divines mais confinées dans leur dimension, puis l'incarnation des Dix Chiffres dans des corps humains et l'accès à des pouvoirs insoupçonnés grâce à des rituels découverts par des sages des millénaires auparavant. Et enfin, j'appris la trahison du 4, le Choix, et du 7, la Contradiction, qui ne voulurent plus respecter les règles des autres Sages et la guerre qui s'en suivit - dans les deux dimensions. Le Quatre surtout, ne souhaitait pas laisser le Choix, le croisement des chemins des possibles au seul Huit, l'Avenir, le Temps. Le Sept le suivit... par esprit de contradiction diront certains, ou peut-être parce que les émotions humaines de leurs hôtes avaient fini par contaminer les Chiffres et que les hôtes du Quatre et du Sept originels avaient été amants. Depuis, les adeptes du Quatre et du Sept parcourent le monde en cherchant de nouveaux adeptes et en violant la Première Règle... Ne jamais intervenir dans les affaires humaines des non-initiés... Les autres Chiffres durent réagir et créer eux aussi une armée discrète afin de contrer cette menace de l'Equilibre. Je ne pouvais donc expliquer à personne ce qui était arrivé... sans risque de contrarier l'Equilibre... et donc, d'une certaine manière, d'agir pour le Quatre et le Sept.

J'appris aussi de mes anciens contacts que la petite fille de douze ans, ou plutôt la femme de dix-huit, que j'avais aperçue deux jours auparavant était désormais fiancée à un jeune duc et qu'ils s'entendaient bien. Le mariage devait avoir lieu deux mois plus tard et se déroulerait au château d'été de la Reine d'où le duc était originaire. Une vague appréhension sourdait en moi. Ce n'était pas parce que mon amie d'enfance avait été corrompue là-bas que ma jeune maîtresse le serait aussi... pourtant j'aurais préféré qu'elle reste ici où je savais qu'il y avait deux Ennemis de moins.

J'errais dans les couloirs lorsque soudain un jeune page empressé surgit du coin d'un mur et me percuta. Nous nous relevâmes et mon regard s'agrandit un peu en constatant que le jeune page était une jeune femme... celle qui occupait justement mes pensées.

"Excusez-moi Messire, je suis confuse, je..."

Tout en s'époussetant je la vis me détailler et me reconnaître. Elle rougit soudain et s'exprima calmement avec des yeux rieurs :

"Vous étiez mon garde préféré, je me souviens de vous ! Que de temps a passé, je vous croyais disparu à jamais."

Je m'inclinai devant elle et l'appelai par son ancien surnom :

"Jeune maîtresse, me voilà de retour, souhaitez-vous quelques sucreries dont vous étiez friande, ou bien vous perdre dans une de ces balades secrètes dans les ailes abandonnées du château ?"

Sa retenue s'envola et elle me répondit en riant :

"Rien de tout cela, mon goût pour les friandises m'a passé et je crois que je connais trop les couloirs de ce château pour m'y perdre
- J'ai appris que vous étiez fiancée et bientôt mariée. Vous aurez alors un tout autre château à explorer.
- Oui... mais celui ci me manquera, j'y ai beaucoup de souvenirs... heureux."

La nostalgie de sa dernière phrase me poussa à la regarder dans les yeux. Je n'osai continuer sur ce chemin et pris un ton plus formel :

"Nul doute que d'heureux évènements vous attendent encore, je vous souhaite une longue et belle vie, ma dame.
- Attendez, ne partez pas ! Il me faut vous présenter à lui, allez ! Venez !
- Mais..."

Sans souci des convenances voilà qu'elle me prit le bras et m'entraîna à sa suite. Je reconnaissais bien là la diablesse qu'elle avait été enfant. Nous arrivâmes bientôt devant une jolie porte de frêne dans l'aile réservée aux invités de rang noble et elle entra sans frapper. L'homme derrière son bureau semblait en pleine méditation et sursauta devant cette invasion soudaine, mais son expression s'adoucit lorsqu'il en détermina la cause.

"- Amour... je voudrais te présenter un garde dévoué et honnête pour qui j'ai beaucoup d'affection. Il me garda petite, lors des périodes de troubles."

J'étais gêné d'apparaître ainsi loué par quelqu'un bien au-dessus de ma condition. Aussi, je mis un genou à terre et prononçai délibérément une phrase maladroite :

"Monseigneur, longue vie à vous et à votre épouse."

Ils sourirent tous les deux et il me corrigea :

"Nous ne sommes point encore mariés, mais rien ne saurait l'empêcher".

La tête baissée je percevais beaucoup plus de choses. Mon esprit s'ouvrit et reconnut... l'Ennemi. Encore. Hélas. Il frémit quand il sentit mon contact. Aussitôt je lui envoyai :

"Attends ! Pas devant elle !
-Très bien... ce soir..."

J'inventai une excuse pour me relever :

"Si Monseigneur n'a pas besoin de moi, on m'attend sur les remparts."

Il fit un geste de la main pour me congédier.

"Ma Dame", dis-je d'un ton plus bourru que d'habitude. Je n'attendis pas sa réponse et ne la regardai pas. J'étais dans l'embrasure de la porte lorsque je sentis son âme fourbe lécher la mienne pour apprendre mes failles et mes faiblesses. Il ne respectait pas la trêve proposée... Je m'arrêtai, fermai les yeux et lui envoyai 188, le Duel Retardé, suivi de 752, la Traîtrise Fourbe et Changeante.

Il m'attaqua alors et je n'eus d'autre choix que de riposter. Il était... 9176, l'Amour, la Force, la Contradiction, la Haine. J'avais peu d'espoir d'en venir à bout... à moins d'évoluer rapidement...

Il commença avec 916, l'Amour perverti, trait destiné à retourner les fidèles les plus faibles dans le camp opposé. J'absorbai les 66, stockai les 9 et les 1 pour contrer par le véritable Amour 919. Nous étions face à face, yeux fermés. Ma jeune maîtresse nous regardait sans comprendre, intriguée et un peu effrayée. 9176 changea et devint 7169. Il m'envoya alors des Contradictions Blessantes, 717, puis augmenta le rythme avec 77177. Je peinais sous ses assauts et dus me mordre la langue jusqu'au sang pour garder contact avec la réalité. Il tentait de me faire croire à ma non-existence. J'entendis un cri, loin, lorsque le sang s'échappa de mes lèvres et elle se jeta sur le duc en lui criant d'arrêter sans comprendre ce qu'elle faisait. Cela brisa sa concentration un instant mais il la repoussa violemment dans un coin de la pièce où elle resta prostrée...

J'alternai des séquences simples aléatoires espérant le perdre ou le désorienter. 6156555161... et du hasard naquit... le 3 ! J'étais maintenant plus vif et plus rapide. Je devins 3165. Il construisit 9+1=10,7. 107, la Force de Contradiction de l'Unité. L'Univers, l'Unité, la Force m'absorbèrent et me tordirent. J'avais les deux jambes brisées et m'écroulai. L'effort qu'il avait fourni me permit de lui envoyer la suite mineure 123 qui l'obligea à la poursuivre un temps. Le nez sur les pierres froides j'accumulai une réserve de chiffres.

Soudain il m'envoya la Haine 616 mais une fois le symbole formé, il le brisa, réabsorba les 6 et n'envoya que le 1 alors transformé en symbole du miroir. Le 1 s'arrêta entre nous deux par manque de force et nous fûmes téléportés chacun à la place de l'autre... Il m'envoya alors le Crépuscule, 99 et je reculai sous ses coups, en direction de l'âtre de la cheminée maintenant derrière moi. Ma vision se brouillait. Je bloquai ses attaques piteusement avec leur inverse arithmétique 66, tout en sachant que cela le renforcerait. Loin, très loin du combat, je sentais aussi la chaleur des flammes qui se rapprochaient dangereusement. Je tentai de mettre en pratique la technique observée juste avant... lorsqu'il avait extrait le 1 de la Haine... cela voulait dire qu'un mot de pouvoir pouvait être modifié après sa création. J'attendis donc ses 99 et je lançai sur eux une salve de 1 pure... certains se transformèrent en Amour 919 et me revigorèrent.

Epuisés, nos assauts diminuaient. Je lui lançai :
"Abandonne, le Choix et la Contradiction ne doivent exister que dans le 8 du Temps et le 5 des courbes. Le 4 et le 7 ont été bannis !
- Pauvre fou ! Le 4 et le 7 sont essentiels à la vie comme tous les autres."

Sentant que je ne résisterais plus longtemps je préparai l'arcane secret de la suite du Tout. Mon Maître m'avait mis en garde contre cet arcane, mais que pouvais-je faire d'autre... Avec les chiffres accumulés, je construisis l'une des plus longues formules connues. J'y étais presque, il ne me manquait que le Zéro, l'Univers, l'Unité. Justement, voilà qu'il m'envoya à nouveau 10. J'arrachai le Zéro et la Force du Un me projeta à travers la pièce. Dans les airs, je finis d'assembler et de lancer la plus puissante formule que je connaissais : 1234567890 !! Sous le choc je sentis son âme éclater et disparaître... Quant à moi, je passai à travers la fenêtre de la pièce et ma chute continua. J'avais gagné cette bataille et m'étais adjoint le Trois mais il me fallait encore y survivre. Je déployai à nouveau mes ailes et réapparus à la fenêtre.

Dans un coin de la salle, effrayée, choquée, était recroquevillée ma jeune maîtresse, dans cette posture familière que j'avais déjà vue lorsqu'elle faisait des cauchemars. Son regard était fixé sur le corps sans vie de son fiancé, dont la tête était rejetée en arrière, la nuque brisée et les yeux vides. Je m'approchai lentement, soutenant mon corps grâce à de légers battements d'ailes, mes jambes brisées traînant au sol.

"Tout est fini... Ne vous en faites pas... Il..."

Je cherchais ce que je pouvais dire, aucun non-initié ne devait savoir pour la Guerre des Nombres. Sa voix s'éleva, blanche d'abord, puis plus forte.

"Vous l'avez tué... vous l'avez TUE !
- Oui... il le fallait, mais..."

Soudain elle détacha son regard de lui et ses yeux s'agrandirent d'horreur devant mes ailes déployées.

"Vous... vous êtes... un Ange Maudit ! Un descendant du peuple Maléfique d'Ethin !"

Son visage n'était plus qu'horreur, dégoût et peur. Il existait encore de vieilles légendes erronées sur mon peuple, et je venais d'en réanimer une... Je n'avais pas la force de combattre la bêtise humaine née du racisme de ce qui est différent. Je reculai jusqu'à la fenêtre et me laissai tomber. J'entendais des malédictions de mots, à faible pouvoir, pleuvoir autour de moi. Je m'éloignai bien vite du château, plus rien ne m'y retenait. J'avais, en deux jours, réduit en poussière les souvenirs les plus heureux de mes trente dernières années.

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© Fladnag



Publication : 12 août 2006
Dernière modification : 07 novembre 2006


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6 Commentaires :

oïnkari Ecrire à oïnkari 
le 07-01-2007 à 02h58
Ce soir je me régale
Ben vraiment ça fait plaisir de trouver un traitement original et inventif d'un thème à la mode. Le style est dense mais pas lourd c'est donc un texte excellent. Bravo!
Mahoraa 
le 16-10-2006 à 03h15
Miaw
Je m'incline...
Netra Ecrire à Netra 
le 19-08-2006 à 11h27
Un texte sur le sens des nombres, évidement...
... On se doutait qu'il y en aurait un. Mais là, bluffé ! Ce n'est ni lourd ni niais ni cliché... Fallait le faire. Chapeau bas, cher magici1 (si j'ai bien compris c'est ce nombre-ci qui sert de miroir, donc puisque tu es à l'envers...) !!!
Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 18-08-2006 à 22h53
activation des méninges en pleines vacances...
Pour La Lei de Beren et Luthien, j'avais râlé que ce soit difficile à comprendre, et je m'étais sentie perdue. Mais deux fois de suite, ça m'aurait vexé de ne pas être capable de comprendre! J'ai donc lu et relu le texte (trois fois plus une en diagonale, je suis un peu plus longue qu'Estellanara :) ), mais effectivement, au final, ça se comprend très bien. Me voilà rassurée, je ne suis pas si bêt...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 18-08-2006 à 19h23
Unique...
Il ny a que Fladnag pour inventer ça... Et contrairement à ce qu'en disent certaines, je trouve que c'est très bien comme ça! J'aime bien avoir un petit effort à fournir devant un texte riche, et tant pis pour ceux qui veulent toujours des points sur les i... C'est tout simplement excellent! Cette réflexion ne concerne pas ce texte, mais juste pour pousser le bouchon, je cite Oscar Wilde: "seuls l...

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Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 18-08-2006 à 16h37
Créfieu, c’est du lourd ! Attention, spoilers !
Touffu, c’est le premier adjectif qui me vient à l’esprit pour qualifier cette histoire. Les idées originales pullulent, s’entrecroisent, se télescopent… Cela rend l’ensemble difficile à décoder même si on perçoit la richesse du contenu.
On colle étroitement au thème. La nouvelle présente une mythologie originale et une magie liée. Il faudrait sans doute un lexique des nombres et des symboles as...

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