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Soleil de miel

Nous avions passé la nuit bien au sec, tandis que toute l'eau du ciel se déversait sur Arda en trombes sauvages. Blottis dans la paille de la grange, Frère Loup et moi soupirions d'aise en écoutant Rolanya mastiquer avec entrain ; seules ses oreilles dépassaient d'une énorme montagne de foin odorant. Kyo s'était perché sur la poutre maîtresse et dormait déjà, la tête sous l'aile.
" Quels braves gens que ces fermiers ! " m'exclamai-je avant de fermer les yeux à mon tour.
Au matin, la femme me porta une miche encore fumante pour me souhaiter bonne route. Nous partîmes le coeur joyeux, jouant comme des enfants à sauter les flaques d'eau - évidemment, Rolanya gagnait toujours. A moins d'une lieue de la ferme, Frère Loup hérissa son poil et Rolanya se figea, les oreilles pointées, tandis que Kyo me prévenait par l'esprit.
" Trois Orques. Des éclaireurs, sans doute. "
Je dégainai Ambaron et enfournai la dernière bouchée de ce pain délicieux que je m'étais pourtant promis de faire durer plusieurs jours.
Les Orques chargèrent en me voyant, persuadés d'avoir à faire à un pauvre voyageur isolé. J'engageai le combat en riant, ravie de faire un peu d'exercice après une bonne nuit de sommeil. Au moment où ma lame transperçait le cou d'un de mes adversaires, je ressentis un élancement étrange dans la tête, et ma vue se brouilla un instant. J'engageai le fer avec l'Orque suivant ; le troisième s'éloignait, sans doute pour me prendre à revers, mais j'étais vigilante. Mon ennemi était puissant mais maladroit. J'armais mon bras pour le coup fatal quand un voile noir descendit devant mes yeux, accompagné d'une douleur insupportable qui m'étreignait les tempes et me coupait le souffle. J'entendis en même temps le cri de Kyo, le sifflement d'une flèche derrière moi et le hurlement de Frère Loup qui sautait à la gorge de l'Orque. Sans force, je me laissai glisser sur le sol, submergée par une déferlante de vertige qui me soulevait le coeur et me tordait l'estomac. Je sentis Kyo se poser sur mon épaule, Frère Loup se coller contre mon flanc et Rolanya me souffler dans le cou. Je m'agrippai à sa crinière pour me relever tant bien que mal, tandis que des pas légers s'approchaient, et avec eux un parfum de miel, de pomme et de cannelle.
"C'est un Elfe ", me transmit Frère Loup. "C'est l'archer qui a frappé l'Orque derrière toi. Visage ouvert, sourire franc, main précise. "
" Je te remercie, Seigneur Elfe. Il semblerait que je te doive la vie.
- Tout l'honneur est pour moi, Narwa Roquen. Je suis Maedil, de la lignée de Fëanor. Que t'est-t-il arrivé ? Tu as déjà défait seule des troupes bien plus nombreuses... "
Sa voix était mélodieuse et grave. Etait-il musicien ? Je secouai la tête.
" U-istanye nyara (1). D'un coup ma vue s'est obscurcie, et le vertige... "
Je sentis ses mains sur les miennes, chaudes, vibrantes, et une bouffée de bien-être m'envahit. Il ramassa Ambaron à terre, la remit dans son fourreau à mon flanc et sa voix, un peu inquiète, me charma à nouveau.
" Je connais un refuge près d'ici. Les trois Orques étaient sûrement des éclaireurs. Il semble que cette journée ne soit pas propice pour une autre bataille. "
Avant qu'il n'ait pu m'aider j'avais déjà enfourché Rolanya. Même aveugle, je n'avais besoin de personne pour trouver le dos de mon cheval.
" Ils sont tout près. Je sens leur odeur", me surpris-je à dire sans réfléchir.
" Tu la sens ? Par mes moustaches, je la devine à peine ! ", s'étonna Frère Loup.
Maedil siffla une fois, et un cheval arriva au galop. Je reconnus à son hennissement que c'était un étalon, et au frémissement de Rolanya qu'il devait avoir fière allure.
" Lelyaro (2)" , murmura Maedil, et nous le suivîmes aussitôt. La tête me tournait un peu, mais j'avais les mains dans la crinière de Rolanya et son dos était l'endroit le plus confortable du monde, et le plus sûr.

La cabane n'avait pas été habitée depuis longtemps. Mais des voyageurs avaient dû y faire halte récemment, car elle sentait la cendre froide, la paille et... Je me surpris à renifler pour préciser cette odeur que j'avais du mal à identifier.
" Des châtaignes ", murmurai-je.
- " C'est vrai ", me confirma Frère Loup. " Il y en a tout un sac près de l'âtre. Et elles ont l'air encore bonnes. "
Souvent les voyageurs laissaient des provisions dans le refuge qu'ils quittaient, et les paysans mettaient un point d'honneur à faire en sorte que l'arrivant trouve de la paille propre et quelques bûches sèches. Car le voyageur est toujours bien accueilli en Arda, et quiconque a pu, après une longue marche, oublier sa fatigue et sécher ses vêtements trempés sous l'abri d'un refuge, porte une profonde reconnaissance aux inconnus qui ont préparé pour lui ces instants de bonheur.
Je confiai à Rolanya la mission de garder l'autre cheval à couvert, tant que nous ne serions pas sûrs d'être débarrassés des Orques. Kyo me transmit qu'il rechignait à me quitter, mais qu'il s'acquitterait néanmoins de son rôle de vigie. Frère Loup me guida jusqu'à une chaise près de la table, puis à ma demande, partit en chasse.
Silencieusement, Maedil alluma un feu dont la chaleur bienfaisante, avec son parfum de mousse, de chêne et de hêtre, m'emporta dans une euphorie délicieuse. Puis une autre chaise fut tirée et les mains de l'Elfe recouvrirent à nouveau les miennes.
" Nyara nin... (3) "
Je lui narrai les évènements du matin, cherchant en vain le lien avec ma cécité subite, tandis que mes narines palpitaient au subtil mélange des senteurs du bois brûlé et du corps de Maedil près de moi - pomme fraîche, parfumée, acidulée, miel de fleurs, cannelle entêtante...
" Le pain devait être empoisonné ", conclut-il avec assurance.
" Ce n'est pas possible ! Ces fermiers étaient si gentils...
- C'était peut-être une erreur, ou bien quelqu'un d'autre, à leur insu... J'ai quelques notions de guérisseur, me permets-tu de chercher des signes sur toi ? "
J'acquiesçai.
Il releva les manches de ma tunique, inspecta mes bras, mes paumes. Les mains sur mes joues, il examina mes yeux, mon nez, ma langue ; il écarta mes boucles rousses pour dégager mon cou, puis me demanda de tousser, de serrer ses mains, de bouger mes yeux, de tenir en équilibre sur un pied...
" C'est de la lénitrave verte. On ne peut pas la confondre avec une autre plante ; pardon si je te blesse, mais ce n'est pas un accident : quelqu'un a voulu t'empoisonner ! "
Mon coeur me disait de le croire mais ma raison s'obstinait à ne pas comprendre.
" Je vais faire chauffer de l'eau, puis j'irai cueillir quelques herbes. Je crois me souvenir de l'antidote. Je préfèrerais que Frère Loup soit rentré avant de m'éloigner. "
Je tournai la tête vers la porte entrouverte.
" Il n'est pas loin. Je sens sa présence. Il...trottine. Il ramène deux lièvres.
- Comment peux-tu... "
Le désarroi de mon visage dut l'émouvoir, car il effleura ma joue d'une caresse légère, tandis que d'une voix troublée je répondais :
" J'ai l'impression... que tous mes sens sont aiguisés... Je ressens tout ce qui m'entoure avec une telle force... "
Je n'osai lui dire que je respirais son parfum comme si ma vie en dépendait ; que sa voix enchantait mes oreilles comme le plus mélodieux des chants ; et que le contact de ses mains sur ma peau me bouleversait d'une manière inexplicable, comme si mes nerfs à vif avaient transformé l'Istar guerrière en jeune vierge naïve. Je n'avais que des raisons de lui faire confiance, il m'avait sauvé la vie et Frère Loup n'avait pas douté de lui un instant, mais il n'avait jamais été dans mon tempérament de feu de reconnaître aisément mes rares moments de faiblesse.
" Ce n 'est pas un effet connu de la lénitrave ", murmura-t-il. Et comme s'il était venu distraire un ami malade, il poursuivit, sur le ton de la conversation enjouée :
" J'envie l'accord qui t'unit à tes compagnons. J'arrive à entendre tes pensées, mais pas les leurs... Peut-être aussi ", reprit-il comme pour s'excuser de son indiscrétion, " que tes barrières sont plus fragiles... "
Frère Loup poussa la porte d'un coup d'épaule et déposa deux lièvres encore chauds à mes pieds. Ma main trouva sa tête et je perçus douloureusement son inquiétude muette. J'ébouriffai son poil joyeusement et sortis un couteau de ma poche.
" Je n'ai pas besoin d'y voir pour dépouiller des lièvres ", prononçai-je sur le ton de la plaisanterie forcée. " Grâce à Frère Loup, nous aurons un véritable festin, ce soir.
- Je serai plus rapide que le vent. Contacte-moi à la moindre alerte. "
J'entendis Frère Loup lui parler en pensée.
" Je suis là. Ma protection vaut bien la tienne. "
Et Maedil lui répondit à voix haute, entre la gêne et l'excuse :
" Bien entendu. "

Pendant que les lièvres rôtissaient sur la flamme, Maedlin me fit boire une tisane légèrement amère, qui calma la douleur et le vertige. Je reconnus sans peine la valériane, aussi nommée " l'herbe de la femme blessée ", la mélisse, la feuille de myrtille et le tapis-de-fée, cette petite mousse bleu-vert connue pour ses vertus détoxifiantes.
" Demain matin tu devrais commencer à distinguer les ombres. Bois-en matin et soir pendant deux jours.
- Je ne sais comment te remercier. Tu me sauves la vie, tu te détournes de ton chemin, et maintenant tu me soignes d'un mal qui m'aurait condamnée tôt ou tard...
- Je suis sûr que tu aurais fait de même à ma place... Et puis je voyage sans but précis, et je suis si heureux de te revoir !
- Chanyamet ? (4)
Il eut un petit rire.
" Non, pas vraiment. Nous nous sommes croisés en Lorien, mais tu avais autre chose à faire que de perdre ton temps avec un Elfe quelconque... Nare yalumesse (5). "
Je fronçai les sourcils.
" Si je t'ai offensé à un quelconque moment, et quelle qu'en soit la cause, je te prie de me pardonner.
- Ta metya (6)... J'étais très jeune... Je crois que les lièvres sont à point. Puisque tu les as fendues, je vais mettre les châtaignes sous la cendre. "
Nous nous mîmes à table en devisant gaiement comme les plus vieux amis du monde. Il me raconta ses pérégrinations, des steppes du Nord aux mers chaudes de l'Ouest. Il avait visité Chiswarta (7), Oronost (8), Osgiliath...
" Où que j'aille ta renommée est immense ! Les hommes font des chansons à ta gloire, les femmes te citent en exemple de vaillance à leurs filles quand elles pleurnichent, et les enfants jouent à Narwa Roquen, avec un chien et une mule. J'en ai même vu apprivoiser des pigeons pour tenir le rôle de Kyo ! " Narwa Roquen l'Invincible, elle atteint toujours sa cible, elle démolit tous les Orques, Narwa Roquen c'est la plus forte ! " : ça, c'est la chanson des enfants ", conclut-il avec un sourire si large que je l'entendis.
" Par le cor d'Oromë, je n'ai jamais cherché à m'attirer un tel prestige !
- N'en prends pas ombrage ! C'est drôle, et ça leur donne du courage et de la joie au quotidien. Les enfants ont besoin de belles images pour bien grandir. Le monde où ils vivent est tellement effrayant, parfois...
- Philosophe ! Tu as des enfants, peut-être ?
- Non. Pas que je sache, en tout cas... "
Il se mit à rire. Je l'entendis se lever, fouiller dans la paille où il avait jeté sa cape. Un arpège délicieusement harmonieux s'égrena avec la luminosité d'une aube sereine. Je savais bien qu'il était musicien ! Je concentrai tous mes sens sur l'instrument : cela sonnait comme une petite harpe à sept cordes, et le bois... L'image d'un cerisier en fleurs envahit mon esprit. Les objets pouvaient-ils émettre des pensées ? Tandis que, un peu troublée, je réfléchissais à cette question, il me joua quelques airs populaires, et cette musique simple, dans une cabane au milieu des bois, résonnait en moi comme une mélodie divine. Je voyais des couleurs éclatantes, j'entendais des danses et des rires, je sentais des parfums enivrants, et mon coeur rajeuni se laissait envahir par une sensation troublante, du bonheur... Puis il interpréta une chanson que je ne connaissais pas, une ballade nostalgique qui me fit frissonner. Sa voix était ronde et pleine comme un fruit mûr, chaude comme la terre en été, enveloppante comme la plus douce des fourrures ; le timbre en était parfaitement maîtrisé, mais la perfection technique n'était qu'un détail insignifiant à côté de l'émotion retenue qui la faisait vibrer.
" Tu es si loin, peut-être au bout du monde
Qui te dira que je pense à toi
Est-ce que cet autre peut t'aimer autant que moi
Je le souhaite et pourtant je ne le souhaite pas. "
Le dernier accord mourut dans un soupir et le silence qui suivit était encore frémissant de musique. Je sentis malgré moi une larme rouler sur ma joue et sa main vint délicatement l'essuyer sur mon visage.
Il pressa mon bras un instant et d'une voix un peu rauque me conseilla d'aller me reposer. J'acquiesçai, trop émue pour pouvoir prononcer un seul son. Une voix guerrière au fond de moi me demanda si outre la vue j'avais aussi perdu mon sang froid et mon bon sens, mais je la fis taire.
Au matin, alors que je découvrais avec soulagement, dans un brouillard opaque, les lueurs du jour, je trouvai sa harpe couchée près de moi dans la paille, ainsi qu'une pomme qui avait dû tomber de sa poche. Maedlin était parti.

Le sachet d'herbes était sur la table et à tâtons je pus refaire de la tisane. Il avait laissé du bois près de la cheminée.
" Il ne t'a rien dit ? ", demandai-je à Frère Loup.
- " Seulement de te laisser dormir et de veiller sur toi.
- C'est étrange... "
Frère Loup me lécha le visage.
" Tu vas guérir et nous allons repartir d'ici.
- Oui, bien sûr... Rolanya va bien ?
- Elle broute devant la cabane.
- Est-ce qu'il y a un point d'eau dans les environs ?
- Une source, tout près. "
Frère Loup me guida jusqu'à la porte, et Rolanya hennit joyeusement en me voyant. J'entendis au dessus de moi le battement d'ailes de Kyo qui s'envolait pour aller surveiller les alentours. L'odeur de Rolanya emplissait tout l'air autour de moi de ses effluves familiers, et je la respirai profondément ; je ne connais pas de parfum au monde qui puisse aussi bien me combler, m'apaiser et me redonner confiance. Dans sa robe il y a le souffle du vent au printemps, légèreté, fraîcheur, bourgeons à peine éclos, et près de ses naseaux des épices plus chaudes, la terre labourée, la muscade, la bergamote, non, plus encore, l'odeur un peu sauvage de la vie instinctive. Je caressai sa robe soyeuse sous laquelle frémissaient ses muscles puissants - ma fierté, ma richesse -, et posant la main sur son garrot je me laissai mener jusqu'à la source où je me lavai sommairement. Un rayon de soleil qui avait réussi à franchir la lourde chape de nuages vint tiédir mon visage couvert d'eau glacée. Lisant dans mes pensées, Rolanya me transmit :
" C'est le milieu du jour...
- Déjà... "
Levant le nez, je perçus au milieu des odeurs de bois humide, de fougère et d'humus, un indiscutable parfum de champignons. Une odeur riche, plus épicée que la girolle, moins amère que le pleurote... des bolets ! Par jeu, je m'avançai à quatre pattes sous le regard de Frère Loup, que je sentais intrigué, voire inquiet de ma nouvelle lubie, et je ramassai cinq belles pièces, rondes et charnues à souhait. Je me levai et revins à la source, puisque je n'avais plus, désormais, qu'à me relaver les mains...
Kyo lança son cri d'alerte et Frère Loup grogna, se mettant devant moi. Rolanya ronfla. Je me retournai, les narines envahies par une odeur froide de danger, et je dégainai Ambaron, sans rien voir autour de moi qu'une blancheur laiteuse dense et impénétrable. Rolanya frappa le sol de son sabot, prête au combat. J'entendis Kyo se poser sur une branche, les ailes battantes de colère. Je rabattis ma capuche sur ma tête. Des pas lourds s'approchaient en demi-cercle autour de nous. Je sentais la masse d'un rocher derrière moi, au pied duquel émergeait la source. Je ne pouvais pas fuir. C'étaient des humains, j'en étais sûre, ils n'avaient pas la puanteur âcre des Orques, mais ils étaient au moins cinq. Et s'ils avaient des arcs...
" Je ne veux pas de combat. Kyo, envole-toi. Rolanya, écarte-toi un peu sur le côté et broute comme un cheval ordinaire. Frère Loup, cache-toi. Ils ne me tueront peut-être pas. Allez ! "
Mais Frère Loup ne bougea pas, et Rolanya, aussi sourde qu'un poulain rétif, vint brouter à mes pieds.
Les pas se rapprochaient.
" Ils sont six ", me transmit Frère Loup.
Les hommes s'arrêtèrent. Il me sembla que l'un d'eux gloussait.
" Que voulez-vous ? ", prononçai-je comme si je les voyais.
" Ils déploient un filet ", m'informa Frère Loup.
- " Très bien. Puisque vous n'avez pas voulu partir, au moins ne bougez pas, maintenant. "
Je me concentrai avec toute mon énergie. Si j'avais perdu mes pouvoirs, plus rien ne pourrait nous sauver. Mais j'entendis très vite le crépitement vif des trois cercles de feu que je venais de tracer autour de nous, mes trois cercles de protection, fidèles, vivaces et redoutables, surmontés, je l'espérais en tout cas, d'une barrière invisible mais infranchissable. Les hommes jetèrent le filet, espérant me prendre au piège comme une bête sauvage. Les cordes glissèrent sur la muraille transparente, et le feu les attaqua aussitôt. Un poignard siffla dans l'air, et se brisa dans un claquement sec. Les hommes, terrifiés, reculèrent d'un pas.
" C'est de la magie ", murmura l'un d'eux.
" Qu'importe ", répondit une autre voix, plus autoritaire, sans doute celle du chef. " Il ne nous a pas demandé de la tuer, c'est un plaisir qu'il se réserve pour lui seul. Elle est hors d'atteinte, soit, mais elle est prisonnière. Et pour le reste, son pouvoir en viendra à bout. "
Il avait parfaitement raison. Les hommes s'assirent, et se passèrent une gourde d'eau de vie. Je distinguai parfaitement l'odeur de la prune, vieillie en fût de chêne... Et autour de cette senteur qui se déplaçait de main en main, l'odeur aigrelette de la peur ; car ces six hommes, mercenaires aguerris et armés jusqu'aux dents, secrétaient de la peur par tous les pores de leur peau, et cette peur imbibait leurs vêtements et se répandait dans l'humidité douceâtre du sous-bois...
Je me demandais qui pouvait être le mystérieux commanditaire qui souhaitait ma mort, et comment je pourrais lui faire face, quand le cri mental de Maedlin explosa dans ma tête.
" Marie, na tar (9) ! "

J'entendis siffler trois flèches et trois corps roulèrent sur le sol. Les trois autres se levèrent, tandis que des feuilles étaient froissées dans le sous-bois, lentement, plus vite, appel et...
" Il saute ! ", cria Frère Loup mentalement.
Je hurlai : " Non ! "
Ma barrière était plus solide que le roc et Maedlin allait s'écraser dessus... Je perçus une grande lumière, comme si le soleil s'était levé dans mon esprit, et les bras de Maedlin m'entourèrent comme une forteresse familière.
" Mariet ? (10) "
Comment avait-il pu ? Ma surprise était telle que j'en restai muette.
Frère Loup grondait vers les hommes qui frappaient en vain ma muraille du tranchant de leurs épées.
" Prêt, Frère Loup ? Roquen, libère-nous, nous n'en ferons qu'une bouchée ! "
J'éteignis le feu et laissai l'énergie de la barrière se diluer dans l'espace. Frère Loup bondit dans un feulement sauvage et des épées s'entrechoquèrent. Des corps s'écroulèrent lourdement. Le combat ne dura pas deux minutes. Tandis que Maedlin achevait le dernier adversaire, je distinguai nettement le galop d'un cheval sur le chemin tout proche. Mais bien avant d'arriver jusqu'à nous, il s'arrêta net et fit demi tour, reprenant aussitôt une allure effrénée. Je criai mentalement à Kyo " Va ! ", et je l'entendis décoller de toute la force de ses ailes. Dans son esprit, je vis nettement l'image d'un cavalier vêtu d'une longue cape grise, qui talonnait furieusement sa monture. De son capuchon s'échappaient quelques mèches de cheveux blancs, et sous la cape soulevée par le vent, indiscutablement, apparaissait le pan d'une robe immaculée... Pourquoi cela ne m'étonnait-il même pas ?

Nous revînmes à la cabane. Maedlin s'excusa mille fois d'être parti, il ne voulait pas me réveiller, il était juste allé chercher des fruits et du pain au village pour améliorer notre ordinaire, et sur le chemin du retour il avait suivi la piste d'un daim... Il l'avait abattu, mais au moment de le charger sur son cheval un sentiment intense de danger l'avait étreint.
" Pourtant je ne t'ai pas appelé ", lui fis-je remarquer.
-" Et tu as eu tort ! Je serais arrivé plus tôt ! Comment as-tu pu penser un instant que je n'allais pas revenir ? "
La fatigue, sans doute, me fit monter les larmes aux yeux.
" Comment as-tu pu traverser ma barrière ?
- Je ne sais pas ", répondit-il en riant. " Peut-être que rien ne peut nous séparer... "

Il me fit asseoir dans la paille, et mit ses mains sur mes épaules.
" Tu es épuisée, tes muscles sont noués et durs comme de la pierre. Allonge-toi et ôte ton pourpoint. Je vais te masser avec l'onguent que m'a donné Galadriel en personne. Il serait peut-être plus prudent de reprendre la route demain.
- Il ne reviendra pas ", affirmai-je.
- " De qui parles-tu ? "
Je soupirai sans répondre, tandis que ses mains étalaient délicatement sur mon dos nu le baume odorant de la Reine de Lorien. Camphre, menthe, romarin, et puis... Je m'abandonnai voluptueusement à la pression de ses paumes sur mes muscles endoloris, plongeant dans un bien-être tiède comme la mer de l'Ouest...

Je fus réveillée par l'odeur familière de la viande grillée, à laquelle se mêlait le fumet suave d'un ragoût de bolets parfumés à l'ail sauvage. J'en salivais d'avance ! En cuisinier expert, Maedlin avait fait cuire quelques pommes sous la cendre, et leur douceur relevait encore la saveur sauvage du gibier.
" J'ai croisé Radagast au village ", m'asséna-t-il à brûle-pourpoint.
" Vraiment ? "
S'il avait espéré me troubler, il s'était fourvoyé. A ma propre surprise, mon coeur était resté impassible.
" Je pensais qu'il aurait voulu te voir, mais... "
Il semblait contrarié.
" Il ne te l'a peut-être pas dit, mais nous sommes en froid.
- Je lui ai dit que tu étais souffrante !
- Et tu n'aurais pas dû. Cela ne le concerne en rien.
- Mais si le hasard ne m'avait pas mis sur ta route...
- Tu ne me feras pas dire du mal de Radagast ", répliquai-je sèchement.
- Tu l'aimes encore ? "
Je pris le temps de savourer un dernier morceau de viande, puis, aussi doucement que je pus, je tentai une réponse qui ne sanctionne pas son indiscrétion sans pour autant dévoiler toutes mes pensées.
" Radagast sera toujours cher à mon coeur, même si nos chemins se sont séparés.
- Amaureasse autuvanye (11) ", déclara-t-il en me fermant son esprit. " Chortanelen u-mauruvat (12).
- Ve meretye (13) " fut tout ce que je trouvai à dire. Et tandis que je prononçais ces mots qui me serraient le coeur, je maudissais cette pudeur habituelle qui m'avait toujours contrainte à laisser libres les êtres que... les êtres qui... Frère Loup, lisant dans mon esprit ce que moi-même je ne pouvais formuler, me réprimanda d'un grognement sourd, mais je le fis taire en relevant mes barrières - tiens, elles étaient revenues.

Je dormis d'un sommeil agité, rêvant d'une tempête qui éloignait le frêle esquif où je me trouvais d'un rivage verdoyant et radieux, puis je me retrouvai dans un désert aride sous un soleil cruel, et je marchais, je marchais, seule, assoiffée, épuisée... Il me sembla entendre la porte s'ouvrir et se refermer, puis je sentis la chaleur de Frère Loup contre mon flanc, et je replongeai dans un sommeil sans rêve.
Le jour suivant je restai allongée, me levant juste pour ajouter du bois dans l'âtre et grignoter un peu de viande froide, reste du repas de la veille, avec toujours la tisane de Maedlin comme unique boisson. Je commençais à distinguer les formes et j'aurais presque pu reprendre la route si mon corps n'avait été perclus de courbatures au point que chaque geste, même celui de soulever un bol, m'arrachait une grimace douloureuse.

Ah que l'aube me parut belle, même si elle était grise et terne ! Je pouvais à nouveau apprécier chaque nuance, et cette pièce semi obscure aux ombres floues et aux lueurs diffuses se dessinait devant mon regard avec une précision délicieuse. A l'extérieur, la brume remontait lentement de la terre gorgée d'eau, et chaque parcelle de brouillard me semblait plus lumineuse que jamais. Quand enfin vers midi le soleil explosa dans le ciel pâle, j'eus l'impression d'assister au premier matin du monde, dans la joie originelle de la Première Musique.

Je laissai Rolanya galoper librement, trop émerveillée par la beauté d'Arda, qu'il me semblait découvrir pour la première fois, pour m'encombrer du souci d'un quelconque itinéraire. Ce n'est qu'en franchissant le Gué de la Bruinen que je sus que j'étais presque arrivée à Imladris. Et après tout, pourquoi pas ? Je n'avais pas revu Elrond depuis longtemps, et sa table était toujours merveilleusement garnie ; il montait toujours de ses cuisines des odeurs succulentes, et... Une bouffée de souvenirs odorants - miel, pomme, cannelle - me tordit le ventre. Je me traitai de donzelle ridicule et me concentrai sur la joie de retrouver mon vieil ami.
Ce jour-là Elrond recevait Galadriel et Celeborn, ainsi qu'une délégation d'Elfes du Nord. Le palais ressemblait à une ruche bourdonnante, entre les allées et venues des serviteurs affairés et les voix et les rires des nombreux invités. Elrond fut enchanté de me voir et donna des ordres pour qu'on installe Rolanya à une place de choix dans son écurie, et qu'on lui réserve le foin le plus frais et le grain le plus noble. Frère Loup s'éclipsa un instant pour aller étancher sa soif autrement qu'avec du vin.
Dans la grande salle, il y avait bien une cinquantaine d'Elfes de toutes origines, qui riaient et trinquaient joyeusement en attendant l'heure du repas. Ils étaient splendidement vêtus, éternellement jeunes, et mes yeux me brûlaient un peu devant tant de beauté. Et puis il y avait la fatigue, le bruit, et ce premier verre de vin qui me faisait tourner la tête. Une pensée nostalgique, pourtant, réussit à s'infiltrer en moi, effaçant mon sourire ravi, me coupant brutalement de toutes ces réjouissances.
" Je ne connais même pas son visage... "
Je saluai Glorfindel, Haldir, Arwen, Elladan, Elrohir... Et puis un parfum s'imposa à mes narines comme une évidence impérieuse, effaçant toutes les autres sensations, me rendant aveugle et sourde à la magnifique assemblée qui continuait de me saluer et de m'interpeller. Je suivis la trace en ligne droite, bousculant les invités sans même m'excuser, jusqu'à un petit groupe près de la cheminée. Cet Elfe qui me tournait le dos, je ne le touchai pas mais de ma voix la plus claire je lui lançai :
" Salut à toi, Maedlin de la lignée de Fëanor ! "
Il se retourna dans un sursaut étonné et porta aussitôt la main devant sa joue gauche. Malgré sa pâleur et ses cernes lourds sous les yeux, son visage avait la beauté des aurores limpides. Je pris sa main, malgré sa résistance ; il détourna un instant son regard inquiet, comme si je l'avais dépouillé de sa dernière défense. La longue cicatrice qui barrait sa joue fit monter en moi une vague d'émotion qui me coupa le souffle, et je lui souris. Le reste de l'assemblée disparut dans un brouillard qui n'avait rien à voir avec la lénitrave. Lentement, il porta ma main à ses lèvres, réveillant en moi un sentiment à la fois nouveau et ancien, connu et surprenant, sur lequel je n'avais pas encore envie de mettre un nom.
Je ne savais rien de lui. Sauf l'essentiel.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (14).

N.d.A.

(1) : Je ne peux pas te dire
(2) : Allons-y
(3) : Raconte- moi
(4) : Nous nous connaissons ?
(5) : C'était il y a longtemps
(6) : Laisse cela
(7) : cf "Mortelles chansons ", in Concours "Par delà la mer de l'Ouest", "Le pont " in concours "Poussière de lune"
(8) : cf "Règlement de comptes", in Concours "La magie des nombres"
(9) : Tout va bien, je suis là
(10) : Tu vas bien ?
(11) : Je partirai à l'aube
(12) : Tu n'auras bientôt plus besoin de moi
(13) : Comme tu veux
(14) : Ici et maintenant, je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

Ecrire à Narwa Roquen
© Narwa Roquen



Publication : 01 février 2009
Dernière modification : 01 février 2009


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1 Commentaire :

Netra Ecrire à Netra 
le 04-02-2009 à 12h52
Elle est amoureeeeeeeeu-se (attention spoiler... Oups, c'est déjà fait !)
Alors, Narwa, on s'entiche d'un Elfe ? Remarque, s'il joue de la harpe, c'est pas moi qui vais te le reprocher !!!
Pour une fois, j'ai noté deux micro-écarts de style (ben ouais avec toi comme y'en a peu, on les relève toutes) une légère familiarité : "pardon si" ça sonne bizarrement dans la bouche d'un Elfe musicien ; "pardonne-moi si" rend mieux, je trouve ; et "Galadriel en personne", bon, s'i...

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