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L'âme de la Moria

Les temps étaient durs. L'été aurait dû être là depuis longtemps, mais les orages de grêle succédaient aux bourrasques de pluie, quand ce n'était pas un crachin continu qui embruinait l'air pendant des jours sans fin. Les rares éclaircies étaient brûlantes comme un feu de forge, et jamais la nature n'était en repos. Les épis de blé commençaient à se dessécher, alors que les tiges pourrissaient à leur base. Un à un les paysans se décidaient malgré tout à moissonner, espérant sauver au moins une partie de la récolte. Déjà, le foin avait été pauvre et rares étaient ceux qui avaient pu le rentrer sec. L'herbe des prés était jaunie, flétrie avant l' heure, moisie par endroits. La boue ne séchait pas. Les chemins se creusaient d'ornières profondes, comme après le passage de lourds troupeaux. Même les oiseaux semblaient chanter à contre-coeur. Plus inquiétant encore, des cadavres d'animaux faméliques jonchaient les chemins et les fossés, comme terrassés par un mal mystérieux. Sous la pluie ou le soleil, de lourds nuages noirs ne décrochaient pas du ciel à l'est, et cela me laissait à penser que la griffe de Sauron n'était pas étrangère à tous ces dérèglements.
Frère Loup avait failli laisser une patte dans un piège ; je l'avais soigné de mon mieux, mais la cicatrisation tardait à se faire et mon pauvre ami était condamné à sautiller sur trois pattes.
Radagast avait été convoqué par Saroumane, et nous l'avions laissé partir seul ; de toute façon je ne souhaitais pas plus revoir le Magicien Blanc que ce qu'il devait lui-même espérer ma présence. Pour couronner le tout, Kyo avait décidé de convoler en justes noces, et malgré mon humeur morose, je n'aurais pas eu le coeur de l'en empêcher. Rolanya avait maigri, malgré le grain que je lui donnais, au détriment de mes modestes économies. Plusieurs fois elle et moi nous étions produites en spectacle comme de vulgaires saltimbanques pour gagner quelques piécettes. J'avais par fierté changé par magie la couleur de sa robe et pris moi-même l'aspect d'un de ces dresseurs itinérants, afin que nul ne pût dire qu'un Istar en était réduit à la mendicité. Nous nous déplacions lentement, d'un village à l'autre, pratiquement mouillés en permanence, à tel point que parfois nous marchions la nuit pour ne nous arrêter que si la pluie cessait enfin. Je me disais chaque jour que j'aurais très bien pu demander asile aux Elfes de la Lorien, ou chez mes amis les Nains de Khazad-dûm, sachant que ni les uns ni les autres ne nous auraient refusé l'hospitalité ; mais certaines tristesses floues nous ôtent même l'envie de goûter encore au bonheur.

Le hasard, sans doute, ou la fatalité, me fit pourtant rencontrer un matin Arghâl, fils de Teghâl, que je n'avais pas revu depuis l'anniversaire de Dérianax le Dragon (1). Où était passé le Nain fringant, aux joues rebondies et à la barbe savamment tressée, dont l'humeur était toujours joyeuse et l'oeil pétillant comme un gai ruisseau des montagnes ? Il marchait vers nous, seul, avec à son flanc une mule chargée d'un maigre baluchon. Les yeux rivés au sol, perdu dans ses pensées, il ne se serait pas arrêté si je ne l'avais appelé avec autant de surprise que d'inquiétude. Ses yeux étaient brillants de larmes quand il se serra contre moi dans une accolade résignée.
" Hélas, 'Roquen ! Je suis si content de te revoir... Hélas, si tu savais...
- Raconte-moi ", lui suggérai-je, ne sachant comment consoler son désarroi.
Nous nous assîmes un moment sur le tronc d'un arbre mort.
" Hélas ", répéta-t-il. Les jours heureux sont bien finis. C'est un Nain au désespoir que tu as devant toi ; je suis seul, je suis ruiné, et puis... "
Des sanglots étouffèrent un instant sa voix, mais il reprit, non sans effort.
" D'étranges choses se sont passées depuis quelques mois. Il y a eu plusieurs tremblements de terre à Khazad-dûm, de gravité variable, mais nous n'en avions jamais subi, et leur répétition a créé un climat angoissant. Est-ce dû à cela ou à une malédiction inconnue ? Nos femmes sont devenues moins fertiles, moins désirantes aussi. Les quelques enfants qui sont nés étaient malformés. Fundïn, tu t'en souviens ? Sa femme est morte en tentant d'accoucher d'un enfant à deux têtes, qui heureusement n'a pas survécu. La femme de Nar a donné le jour à une petite fille sans membres, et il... il... Mais comment la laisser vivre ainsi ?
Deux gisements de mithril se sont taris du jour au lendemain, alors que les veines étaient très importantes. Dans les forêts alentour, l'ombre semble plus épaisse qu'autrefois, et la nuit nous entendons des cris tellement horribles que la plupart d'entre nous n'ose plus sortir qu'en plein jour... Même le Kheled-zâram !
- Le lac du Miroir ?
- Tu t'en souviens ? En se penchant, on voyait se refléter les trois cimes blanches de l'Hithaeglir, le Celebret, le Fanuidhol et le Caradhras. Et puis au delà, on voyait le ciel, et dans les profondeurs brillaient mille étoiles étincelantes, et ceci même en plein jour...
- Je m'en souviens. On dit que c'est là que gît la couronne de Durïn Trompe-la-mort.
- Le lac s'est troublé. Des ombres noires semblent courir sous sa surface. Certains disent avoir aperçu un monstre gigantesque se dresser sous la lune, une sorte de serpent géant à la tête plate... Mais, quoique l'imagination ne soit pas la qualité première des Nains... Tu sais, nous sommes tous tellement effrayés, tellement tristes aussi... Et puis... "
Il baissa la voix, comme si quelqu'un cherchait à nous entendre.
" Durïn, notre roi... Oh, je m'en veux de parler de lui ainsi... Une sorte de folie l'a pris, il est devenu d'un orgueil sans limite, violent, cruel, injuste... C'est pour cela que je suis parti. Ma femme est morte d'une étrange fièvre, le mois dernier, qui a décimé bon nombre d'entre nous. Durïn a fait enfermer les malades dans une salle vide au fond d'un souterrain, interdisant à quiconque de leur porter secours. Il a fait sceller la porte, 'Roquen ! Même ceux qui auraient pu guérir - je ne sais pas s'il y en aurait eu, c'est vrai - , sont morts de faim et de soif. Leurs cris et leurs gémissements hantent encore toutes mes nuits... Ma femme, 'Roquen, il m'a obligé à laisser mourir ma femme, loin de moi, loin de nous... "
Il ferma les yeux un instant, submergé par une vague de douleur. Puis, avec obstination, il reprit.
" Il a organisé récemment une chasse au dragon, avec les plus jeunes d'entre nous. Tu sais comment sont les jeunes Nains, inconscients et téméraires. Il sont partis tête nue, sans armure, sans même une cotte de maille ! Sur les dix-huit qui l'accompagnaient, seuls trois sont revenus, porteurs de profondes blessures, hébétés, muets de stupeur. Le roi n'a rien fait pour ramener les corps. C'est moi qui ai mené l'expédition avec les parents éplorés. Nous les avons entassés pêle-mêle dans une charrette, comme des blés coupés par la faux du moissonneur. Ils étaient atrocement déchiquetés et mutilés. Leurs yeux grands ouverts témoignaient encore de l'horreur qu'ils avaient subie... Tout cela pour une poignée de pierres précieuses que Durïn a bien sûr gardée pour lui. C'est à peine s'il a daigné paraître aux funérailles, marmonnant d'un air distrait quelques paroles juste polies, pendant que la pierre se refermait sur eux. La vie à Khazad-dûm m'est devenue intolérable. Alors je m'en vais.
- Et où iras-tu ?
- Je ne sais pas. Chercher la mort quelque part, probablement, à moins qu'il ne se trouve ici ou là encore une colonie de mes pairs qui ait gardé un peu de bon sens et d'honneur. Mais je ne te cache pas que je n'ai pas beaucoup d'espoir."
Il soupira.
" Et toi ? Que fais-tu par ici ? Je ne vois pas Kyo...
- Kyo est à ses affaires, pour quelque temps, mais je suis sûre qu'il reviendra.
- Frère Loup est blessé ! Et Rolanya a maigri... Ces temps sont étranges. Comme si les forces du Mal petit à petit prenaient le dessus en Arda. Comme si les jours bénis où Aulë nous protégeait touchaient à leur terme. Je vais reprendre mon chemin, 'Roquen. Que le soleil brille sur ta route.
- Fais attention à toi, mon ami. Merye auri entuluvar (2)."
Je le regardai s'éloigner, la tête basse, à peu près aussi accablé qu'avant notre rencontre. Ces sombres nouvelles m'avaient navrée et mon coeur se serrait à la pensée de tous les malheurs qui avaient frappé le fier peuple des Nains ; néanmoins j'avais maintenant quelques bonnes raisons de me rendre à la Moria, non point pour mon propre confort, mais pour offrir mon soutien aux amis qui me restaient. Peut-être en outre me serait-il possible, de par la volonté d'Oromë, de lutter avec eux pour infléchir le cours de ce destin injuste. Et enfin, l'envie me brûlait de rencontrer Durïn VI, dans l'espoir de lui faire entendre raison.

Je remontai donc le cours de la Celebrant à travers la forêt de la Lothlorien, suivant à rebours le chemin qu'Azghâl avait parcouru, et qui me mènerait par le Nanduhirion, la vallée des Ruisseaux Ombragés, à la porte Est. Si je croisai des Elfes, ils ne se manifestèrent pas. J'avais hâte d'arriver, et si je ne pouvais forcer l'allure pour ne pas épuiser Frère Loup, je restais tendue vers mon but, sans désir de rencontre ; sans doute les Elfes respectèrent-ils ce voeu.
La pluie cessa un moment, et sous les ombrages bienheureux de la Lorien, nous nous sentîmes protégés, abrités, accueillis, comme si la vie avait décidé de nous accorder une trêve. Nai (3), à peine avions nous quitté les douces frondaisons qu'un orage implacable s'abattit sur notre fatigue. Le ciel n'était que furie, éclairs blancs fouettant les nuages noirs, vent sauvage se jetant sur nous pour nous barrer le passage, tonnerre menaçant de tempêtes encore plus violentes. Je ne m'attardai pas au lac. Avec ce temps, il était sûr que la surface n'en serait pas limpide, et quant au monstre, s'il existait, il ne perdait rien pour attendre. Sans un regard pour la Pierre de Durïn, je portai Frère Loup dans la dernière montée, poussée gentiment de la tête par ma jument fidèle. Enfin je frappai à l'immense porte de pierre.

Je fus à la vérité plutôt mal reçue. Tandis que deux gardes croisaient leurs hallebardes devant moi pour m'empêcher d'entrer, un Seigneur Nain que je ne connaissais pas vint à ma rencontre et me toisa d'un air dédaigneux.
" Bien pauvre est la fortune des Istari, puisque leur apparence n'est plus que celle de vagabonds misérables et crottés ! "
J'avais résolu de garder mon calme. Avec un sourire acide, je répliquai :
" Légendaire a toujours été l'hospitalité des Seigneurs Nains. La légende serait-elle devenue un mythe ? "
Nos regards s'entrechoquèrent aussi durement que le fer de deux épées. Mais la voix chaleureuse de Froïn, fils de Firmîm, interrompit l'affrontement.
" 'Roquen, quelle bonne surprise ! Je suis content de revoir un visage ami en ces temps troublés. Viens te sécher avec Frère Loup. Kili, il doit bien nous rester un peu de foin pour ce cheval, et quelque jeune garçon pour le bouchonner... "
Il me fit asseoir près d'une large cheminée dont le feu me fit l'effet d'une douce éclaircie dans un sombre ciel d'orage. Frère Loup se coucha à mes pieds et poussa un soupir de soulagement.
" Je suis venue proposer mon aide à ton roi, puisque le bruit court en Arda que le sort s'acharne sur son peuple. "
Mon ami toussota.
" Le roi... est dans la Salle du Trésor... Mais je vais le faire prévenir, et... sans doute... sera-t-il heureux de te recevoir. En attendant, que dirais-tu de partager une petite collation ? "

Je m'efforçais de ne pas révéler ma faim en faisant mine de manger distraitement la viande braisée, le pain et le fromage, sur lesquels, si j'avais été seule, je me serais jetée voracement. Frère Loup avait eu droit aussi à une gamelle, qu'il avait par contre nettoyée en un tournemain.
" De l'avantage d'être un Loup ", commenta-t-il en une pensée rieuse. " Nous ne sommes pas tenus aux bonnes manières... "
Froïn me semblait gêné aux entournures. Son discours restait évasif à toutes mes questions, comme s'il avait voulu minimiser les drames successifs que la Moria avait traversés - car je ne pouvais point mettre en doute la parole d' Arghâl. Il ne cessait de jeter des regards de côté, comme un homme habitué à être espionné sans cesse. Je me disais que Durïn VI avait peut-être favorisé la création de clans rivaux parmi ses sujets, habile manière de régner sans conteste quand une conjoncture hostile aurait pu faire mettre en cause sa propre habileté. Encore que depuis la nuit des temps personne n'eût jamais entendu parler chez les Nains d'une quelconque contestation de l'autorité... Mais quand le Pouvoir se teinte de despotisme, la peur de la déchéance n'est jamais loin , de même que chaque chose qui grandit porte en elle-même le germe certain de sa destruction.
Un hallebardier sévère vint mettre fin à mes réflexions.
" Narwa Roquen, le roi Durïn te fait mander. Seule. "
Je me levai, et tout naturellement Frère Loup m'emboîta le pas. Le soldat ouvrit la bouche mais mon regard flamboyant comme un incendie de forêt l'empêcha de proférer un son. Je n'étais pas un Nain, et si Durïn l'ignorait, je me faisais fort de le lui rappeler.
Le roi siégeait sur son trône en pierre grise incrustée de gemmes précieuses plus grosses que mon poing, entouré par une cour de Seigneurs à l'air rébarbatif, et à quelques pas plus loin par une Garde armée dont les sombres visages étaient totalement impassibles. Il me laissa debout, me saluant à peine d'un bref signe de tête. Il fronça le sourcil à la vue de Frère Loup, mais n'osa pas aller plus loin. Tout n'était pas perdu, si les Istari jouissaient encore d'un peu de respect.
Les mains jointes dans son giron, je le voyais jouer nerveusement avec trois anneaux qu'il portait à la main droite, les faisant tourner et retourner sans cesse de son autre main. Je pensai à Gandalf. Lui aurait su comment empêtrer Durïn dans quelques phrases mielleuses aussi sûrement qu'une mouche sur de la glu, et l'amener à dire ce que l'autre aurait cherché à garder pour lui.
" Seigneur Durïn ", commençai-je sans savoir vraiment où j'allais, "grande a été ma tristesse à l'annonce des malheurs qui ont frappé le peuple de Khazad-dûm. En amie je suis venue, car c'est dans les temps difficiles que l'on peut compter ses véritables alliés. "
Le roi s'éclaircit la voix.
" Sois remerciée de ta sollicitude, noble Istar. Mais je crains qu'on ne t'ai dépeint un tableau bien plus noir que la réalité, comme seuls peuvent le faire les lâches qui préfèrent fuir plutôt que de se battre à côté de leurs frères. Nous avons eu quelques soucis, il est vrai, mais rien qui compromette la Fierté et la Grandeur de Khazad-dûm, rien non plus qui justifie que tu te détournes de tes valeureuses tâches. "
Sur ce il se leva pour me signifier mon congé. Mais à ce moment précis, un grondement continu, pareil au roulement de mille tambours de guerre, jeta l'inquiétude autour de lui. Le temps d'échanger un regard, et la terre se mit à trembler, frémissement, trépidation, puis fortes secousses répétées, qui jetèrent tout le monde à terre. Je me demandai un instant si la foudre n'était pas tombée sur nous, mais quand je levai les yeux, ironie du sort, le soleil entrait à flots généreux par les hautes fenêtres et le ciel était d'un bleu sans nuage. Au sol cependant les vibrations continuaient, s'amplifiant en saccades puis en chocs puissants, comme les coups de boutoir d'un monstre gigantesque tapi dans les entrailles de la terre. Tout cela dura l'éternité de quelques minutes. Je sentais autour de moi les Nains prostrés regardant avec angoisse le plafond de pierre, et se demandant si la grande Salle du Trône n'allait pas se refermer sur eux pour sceller leur tombeau.
Enfin le silence se fit, et l'immobilité.
Alors des hurlements jaillirent de partout, des Nains envahirent la salle en criant " Uzbad, uzbad (4) ! ", et par la porte entrouverte les cris des couloirs se firent plus distincts.
" La mine ! La veine de Khiror ! La galerie s'est écroulée ! On les entend hurler dans l'éboulis, venez vite ! "
Je me précipitai à travers couloirs, escaliers et tunnels, suivant la course confuse des Nains affolés, avec encore dans mes yeux l'image malséante de Durïn, se relevant lentement, s'époussetant dédaigneusement et regagnant son trône d'un pas solennel. J'aidai à déblayer la galerie effondrée, pierre après pierre, jusqu'à ce que l'ouverture fût assez grande pour que les survivants la traversent. Puis nous l'agrandîmes encore pour ramener les blessés, et malheureusement nous comptâmes trois morts. Tout en travaillant dans la pénombre, la sueur et la poussière, les Nains maugréaient, assez distinctement pour que je les entende. Etait-ce le contre-coup de la peur, était-ce la colère d'avoir été frappés encore une fois ? Ils ne semblaient plus redouter ni le regard d'un étranger, ni le châtiment d'un roi.
" Cette mine nous tuera !
- L'endroit est maudit !
- Nous devrions tous partir d'ici, tant que nous le pouvons encore !
- Durïn n'a qu'à creuser lui-même, il appréciera mieux ainsi le prix de chaque livre de mithril ! "
Froïn était à mes côtés.
" Peux-tu faire quelque chose, Narwa Roquen ? "
Je hochai tristement la tête.
" Ton roi m'a proprement éconduite. Peut-être est-il trop fier pour accepter de l'aide, mais je crains que cet orgueil ne le mène à sa perte.
- C'est tout le peuple de Khazad-dûm qui est en danger ! ", me supplia Froïn.

De toute façon je devais revenir à la salle du Trône où j'avais laissé Frère Loup en lui interdisant de me suivre, de peur qu'il ne se blesse davantage. Le roi était en grand conciliabule autour de la lourde table de pierre, avec ses conseillers certes un peu poussiéreux mais toujours parés de riches colliers, de bagues somptueuses et de colifichets précieux tressés dans leurs barbes. Plantée devant le souverain, je l'interpellai avec la froide assurance que donne le bon droit, et la puissance de ma voix d'Istar sidéra l'assemblée.
" Roi Durïn ! De quoi te serviront toutes tes richesses, quand ton peuple se sera tué à la tâche ? Tu règneras alors sur un désert de cadavres et de décombres ! Il faut arrêter d'exploiter les mines tant que tu n'as pas trouvé la cause de ces séismes. Peut-être une rivière souterraine s'est-elle formée... A moins qu'un Balrog de l'Ancien Temps ne se soit réveillé... Je suis prête à t'aider. Peut-être tous ensemble pourrons-nous parvenir à le déloger. "
Durïn bondit sur ses pieds comme si je l'avais fouetté.
" Comment oses-tu ? Il n'y a pas de Balrog à Khazad-dûm, il n'y en a jamais eu et il n'y en aura jamais ! Je n'ai besoin de l'aide de personne, et surtout pas de celle d'Istari prétentieux et intrigants. Khazad-dûm est florissante et le restera. Disparais de ma vue et ne t'avise plus jamais de revenir ! "
Ses paroles étaient sans appel, et tout en regrettant d'abandonner mes amis à leur sombre destin, je tournai les talons, suivie par Frère Loup. Je me reprochai mon manque de diplomatie. Mais une plus grande patience aurait-elle suffi à le convaincre ? J'en doutais fortement.

Devant la porte, je retrouvai Rolanya, propre et sèche, qui broutait quelques brindilles sous l'oeil affectueux d'un jeune Nain. Entre temps, sous l'effet d'un rapide vent d'ouest, le ciel s'était à nouveau assombri et de larges gouttes commençaient à tomber, annonçant l'imminence d'un autre orage. Nous redescendîmes vers le lac, croisant la file des Nains qui évacuaient les gravats de la mine dans des brouettes lourdement chargées.
Nous arrivions près de l'eau, et je me demandais tristement quel serait l'avenir de la Moria et de ce peuple si courageux et si noble qu'un roi insensé menait au désastre. Durïn VI avait changé. Il avait toujours été fier, mais son coeur était généreux et simple, presque un peu falot. Qu'est ce qui avait pu le transformer ainsi, en un despote avide et sans pitié ? L'exercice du pouvoir change le coeur de son détenteur, mais à ce point ? Je ne sais pas pourquoi je revis sa main droite portant trois anneaux d'or, apparemment ordinaires. Dans mes souvenirs, il n'en portait qu'un. Mais j'ai tant de souvenirs... Sans doute ma mémoire fatiguée me jouait-elle un tour.

Je me retournai une dernière fois pour contempler la Moria, bastion de pierre creusée par la volonté et l'obstination des Nains, monument élevé à leur gloire et à leur courage, la Moria, où mines et palais se côtoient et s'enchevêtrent, où les escaliers s'enroulent, se dédoublent et se dérobent, où les couloirs deviennent galeries, tunnels et labyrinthe, dédale inextricable pour qui n'y est pas né, mais pour les Nains, mode de pensée et art de vivre : j'espérai de tout mon coeur la revoir un jour plus propice, pacifiée et prospère. C'est alors qu'un cri d'alerte retentit dans le ciel, cri familier entre tous. Je levai les yeux vers Kyo qui fondait sur nous comme pour une attaque. Dans le même instant je fis face au lac pour y voir surgir des profondeurs de l'onde un monstre rugissant qui se dressait de toute sa hauteur vers moi, la gueule ouverte sur deux rangées de crocs longs comme des épées ; sa tête noire et plate, large comme deux chevaux, dominait un corps plus étroit recouvert d'écailles vert sombre, fait d'anneaux gigantesques qui se succédaient sans fin. Une fumée nauséabonde jaillissait de ses naseaux dilatés et ses yeux de jais lançaient des éclairs. Au moment où je l'aperçus, il était presque déjà trop tard. L'immense tête furieuse se jetait dans ma direction, prête à frapper, sans se soucier de Kyo qui, à n'en pas douter, visait l'oeil. Je ne pouvais attendre le contact. Je dégainai Ambaron et la lançai tout en un, tel un harpon, en direction de la gueule ouverte. Au moment où Kyo touchait sa cible, l'épée s'enfonça jusqu'à la garde dans le palais du serpent , faisant gicler une gerbe de sang noir. Dans un hurlement de douleur il releva la tête et s'abattit dans l'eau. Je doutais fortement que ce simple coup ait suffi à le tuer, et je préparai mes stylets en me disant que c'était comme de chasser le sanglier avec des épines de rose.
Cependant les Nains qui avaient assisté à la scène avaient donné l'alarme, et aussitôt je vis se précipiter vers moi Froïn, Itun fils de Situn et tous les autres, armés de haches, de lances et d'épées, bien décidés à me prêter main-forte. Rapidement ils se mirent en demi cercle autour de moi, silencieux, immobiles, aux aguets. Les yeux étaient rivés sur la surface du lac, les bras armés, les esprits tendus. Ce n'était pas moi qu'ils secouraient. Ils avaient enfin l'occasion de défendre leur territoire, de venger leurs morts, d'enfoncer un coin rageur dans le bloc opaque du Mal qui les oppressait depuis trop longtemps. C'était bien plus qu'un jeu de chasse, même si leur patience évoquait celle du félin à l'affût. C'était avant tout une question d'honneur, et ils n'avaient pas besoin d'un roi pour les mener à ce combat. Leurs coeurs battaient au même rythme, et leurs âmes se confondaient en une âme unique, celle de la Moria, tyrannisée, bafouée, blessée, endeuillée. C'est là que je compris toute la force de ce peuple. Seuls, ils étaient vaillants. Ensemble, ils étaient invincibles.
Enfin des remous bouillonnèrent au milieu du lac, et dans une folie meurtrière la créature réapparut, plus grande et plus terrifiante encore, portant toujours Ambaron fichée dans sa mâchoire. Le combat dura une fraction de seconde. La sinistre tête noire n'avait pas encore atteint l'apogée de sa trajectoire que déjà le corps de la bête était criblé de haches, de lances et d'épées, projetées droit au but dans un seul et même geste. Le monstre s'immobilisa un instant, et son oeil unique jeta un dernier regard flamboyant vers les petits êtres ridicules qui l'avaient terrassé. Dans un fracas infernal il s'écroula à nos pieds.
Il n'y eut pas de cri de victoire, pas de clameur triomphale. Chacun savait que la lutte ne faisait que commencer, qu'il y aurait d'autres combats et d'autres défaites, contre un ennemi trop souvent invisible et d'une puissance inouïe. Mais il y eut des regards fraternels, des hochements satisfaits, des mains posées sur des épaules. L'âme de la Moria s'était redressée, et je sus à ce moment-là que le peuple de Khazad-dûm avait encore de beaux jours devant lui.

Quelques mois plus tard, en l'an 1980 du Troisième Age, le roi Durïn VI trouva la mort dans les profonds souterrains de la Moria, en combattant contre un Balrog.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare. (5)

N.d.A.

(1) : cf "Joyeux Anniversaire", in Concours "Monstres et fils"
(2) : Les jours heureux reviendront
(3) : Hélas
(4) : Seigneur, seigneur (langue des Nains)
(5) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

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© Narwa Roquen



Publication : 16 juillet 2007
Dernière modification : 17 juillet 2007


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1 Commentaire :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 19-07-2007 à 17h05
Noir c’est noir…
« L'été aurait dû être là depuis longtemps », ben je te le fais pas dire. Quel temps pourri cette année ! Et le pays des chti est aussi mal loti que la Terre du milieu.
Que dire, que dire ? Le style est parfait, les personnages toujours aussi sympathiques, spécialement le pauvre nain, les descriptions sont vivantes, l’univers respecté, il y a de l’action… Les langues de Tolkien nous bercent tandi...

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