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La Fée Morgan

Chapitre Premier
La frontière

Le soleil pleuvait sur Tintagel e Kornwall (1) lorsque Ygern (2) posa pour la première fois les yeux sur la place forte. De fins rayons de lumière blanche tombaient des cieux à travers les derniers lambeaux de brume matinale et glissaient doucement, qui jusqu’à la butte de terre qui servait de contrefort aux murs, qui jusqu’à la mer, quelques vingt mètres en dessous, après une falaise d’une impressionnante verticalité.

Le vent jouait dans les cheveux d’or sombre d’Ygern et gonflait les plis de sa robe de noces rouge. Elle montait toujours à califourchon, comme toutes les femmes celtes, et laissait pendre ses jupons et sa robe sur la croupe de sa jument. A ses côtés, Gerlois (3), son époux depuis trois semaines à présent, ne disait rien mais laissait son regard aller de son visage à la forteresse. Il attendait.

– C’est magnifique, dit-elle enfin.

Gerlois sourit, mais ne répondit pas. Simplement, il poussa son propre cheval de l’avant et descendit la colline. Elle le suivit, heureuse.

Un mois plus tôt, le jour même de ses quinze ans, sa vie avait été transformée. Par Gerlois.

Elle était fille d’un petit seigneur de Leon (4) et la renommée de sa beauté avait couru jusqu’en Kornwall, mais celle de son ascendance l’avait accompagnée : si son père était un homme, on avait soupçonné sa mère, morte en couches, d’être Fée ou descendante de Fée. Elle-même en avait toutes les caractéristiques : les longs et épais cheveux d’or sombre, la peau opaline et les yeux d’eau claire. Mais pas le moindre soupçon de pouvoir. C’était pourtant la supposition de celui-ci qui avait, jusqu’alors, repoussé tous ses prétendants. Non que les Fées fussent craintes en tant que telles, simplement l’on racontait que les familles humaines dans lesquelles venait une Fée ou un Fé connaîtraient le malheur à cause de la différence d’écoulement du temps entre ce monde-ci et l’autre. De fait, elle se trouvait seule héritière d’une petite contrée du Leon, mais ce n’était pas pour cette petite vallée que Gerlois était venu la chercher. C’était pour sa beauté et son esprit. Sans quoi comment, lui, maître incontesté de toute la riche Kornwall, se serait intéressé à elle ? Et puis Gerlois avait la réputation de ne rien craindre, ni le Destin, ni la Mer, ni la Mort, en véritable seigneur celte. En ce jour où elle découvrait son nouveau logis, elle se sentait si heureuse qu’il lui semblait que son coeur allait éclater.

Elle leva les yeux du paysage pour les poser sur son époux. Le seigneur de Tintagel était grand, musclé avec un équilibre parfait, noir de cheveux et d’yeux, mais il avait la peau claire des Armoricains. Ses traits étaient bruts, mais point vulgaires et fort agréables à l’oeil. Il avait le port fier des enfants de Bretagne (5), des manières de noble et passait pour un esprit brillant. Il lui rendit un long regard, puis fit descendre la pente à son cheval.

Devant eux, les tours de Tintagel semblaient briller.

***

L’hiver battait son plein, et la plus longue nuit de l’année était tombée sur Tintagel e Kornwall. Les brumes avaient littéralement enseveli la place forte, et qui se fût tenu au centre de la cour n’en eût point vu les murs. Au pied de la falaise, les vagues, lancinantes, léchaient le granit comme de crainte de faire trop de bruit.

Dans la forteresse, des cris de douleur résonnaient.

Gerlois faisait les cents pas à travers la grand’ salle, interdit de séjour dans la chambre par la sage-femme, une vieille à demi sorcière et plus qu’à demi aveugle. Il était incapable de rester calme. Il craignait que sa femme ne meure avec l’enfant, que celui-ci naisse mort, n’importe quoi, et même Aveon (6), son barde, ne parvenait pas à l’apaiser. La voix du musicien, pourtant, sonnait plus claire que jamais.

Heureusement, au bout de deux heures, la vieille entra avec l’enfant dans les bras. Gerlois se précipita vers elle, lui prit le paquet de couvertures dans lesquelles reposait le bébé. Une magnifique petite fille, les yeux grand ouverts et trois mèches noires au front, le toisa d’un air intrigué et fatigué.

– Comment s’appelle-t-elle ?
Morgan (7).

Le timbre de la voix fit lever le nez au seigneur de Tintagel. C’était bien la vieille sage-femme qui se tenait devant lui, il en était certain, et pourtant elle se tenait droite et semblait fort bien voir. Quoique ridé comme une pomme et hâlé par les ans, son visage lui parut majestueux et noble. Gerlois sourit. Il oubliait parfois combien de mystères recelaient Tintagel et les brumes qui, chaque solstice d’hiver, l’entouraient comme un linceul.

– Morgan. C’est un très beau nom. Ygern ?
– Elle va bien, la délivrance a été rapide. Elle se repose. Rien ne vous retient plus hors de votre chambre, seigneur Gerlois.
– Je vous remercie. Puis-je vous offrir l’hospitalité jusqu’au matin ? Je souhaiterai vous payer moi-même.
– Je ne peux rentrer chez moi ce soir, seigneur. Allez. Tout ira bien.

Il n’en fallut pas davantage à Gerlois pour rejoindre Ygern. Elle lui avait donné une héritière splendide, elle était en vie, et tout allait bien. Cette nuit-là, il sembla au seigneur de Tintagel que nul homme n’était plus heureux que lui.

***

Morgan s’approcha doucement du corbeau. Elle allait le toucher lorsque l’oiseau s’envola.

– Corbeau ! s’exclama la petite sans comprendre les raisons de ce départ précipité. Reviens !

L’oiseau se posa sur le toit de l’écurie et la toisa. Elle aurait juré qu’il voulait lui dire quelque chose. Mais elle n’eut pas le loisir d’y penser davantage, car une main toucha son épaule. Elle se retourna, vive comme un épervier.

Un homme de quinze ou seize ans, à l’épaisse chevelure blond sombre et aux yeux couleur de ciel, se tenait accroupi devant elle, de bleu vêtu, et lui souriait. Elle le dévisagea avec la naïveté tranquille des enfants. Dans la cour de Tintagel, elle ne risquait rien. Pour autant qu’elle en jugeât, le jeune homme était moins grand que son père, moins large d’épaule aussi. Mais sur son front brillait une étoile.

– Bonjour, demoiselle. Me feriez-vous l’honneur de vous présenter à moi ?

Elle sentit le regard doux et profond de l’homme explorer ses grands yeux noirs comme sa voix de rossignol pénétrait en elle. Le cinquième printemps de Morgan achevait de faire du bébé une enfant, et quelle enfant ! Elle tenait sa beauté de sa mère, une finesse et une noblesse de traits presque excessive pour une fille des Hommes. Mais ses cheveux d’un noir profond évoquaient son père. En noblesse, elle tenait des deux.

– Je suis, dit la fillette avec toute la gravité dont sont capables les petits, Morgan de Tintagel, fille d’Ygern et de Gerlois de Tintagel, héritière des Kornwall.
– Et bien, Morgan de Tintagel, permettez-moi de saluer celle qui sera l’étoile de bien des destinées.

Morgan sourit sans comprendre, pencha la tête d’un air interrogateur, puis se décida.

– Qui êtes-vous ?
Taliesin (8).
Morgan !

Ygern traversait la cour à grands pas, peu soucieuse de salir sa robe dans la boue de la terre battue. Sa fille sentit venir les réprimandes, car elle s’était crottée de la tête aux pieds en jouant avec les chiens et en tentant d’apprivoiser les corbeaux. Mais Taliesin se releva et se tourna vers la dame de Tintagel. Le visage d’Ygern se métamorphosa, ses yeux brillèrent et un sourire joyeux étira joliment ses lèvres. Elle alla droit au jeune homme et lui prit les mains.

– Seigneur Taliesin ! Voilà longtemps que vos pas ne vous avaient menés à Tintagel.
– Certes, dame Ygern, mais ce temps n’a osé toucher à votre beauté, dirait-on. Et vous a offert une enfant digne de vous.

La petite aurait préféré que la dernière phrase reste en suspend, car sa mère baissa le regard vers elle, sans retenir un petit soupir consterné à la vue de ses vêtements déchirés, de ses cheveux emmêlés et de son visage maculé de boue. Elle lâcha les mains de Taliesin et posa les siennes sur les épaules de sa fille en un geste aussi gracieux et tendre qu’autoritaire.

– Morgan, ma douce, va te laver, ton bain t’attend.

L’enfant obéit sans rien dire, mais en gagnant les communs elle jeta par trois fois des regards par-dessus son épaule. Et trois fois, elle vit Taliesin qui la regardait.

– Seigneur Taliesin ?
– Pardonnez mon inattention, dame Ygern, le voyage m’a fatigué et mes pensées s’égarent, parfois.
– Vous êtes tout pardonné. Y a-t-il des nouvelles de la guerre ?
– Certes, il y en a, puisqu’elle est achevée. Je chanterai cela ce soir, s’il vous plaît à vous et votre époux.
– Ce sera un honneur, comme toujours. Mais d’ici là, restaurez-vous, reposez-vous, demandez un bain si vous le souhaitez, je vais vous faire préparer un lit.
– Comme toujours, vous vous montrez la plus prévoyante des hôtesses, dame Ygern. Mais il me faut avant cela saluer votre époux.

Ygern ouvrit la bouche pour répondre, mais un cri de joie venu de la porte des communs y coupa court. Gerlois traversa la cour à grands pas, accola Taliesin et le dévisagea sans vergogne.

– Ah, ça, mon ami ! Vous voilà revenu. Inchangé, comme toujours ! Quand vous déciderez-vous à vieillir ?
– Jamais, jamais, seigneur Gerlois. Ainsi je mourrai jeune !
– Le barde a parlé ! Et il parlera encore, mais ce soir, n’est-ce pas ? Disposez donc de ma maison, mon ami !

Taliesin sourit, inclina légèrement la tête en guise de remerciement et suivit ses hôtes dans les communs. Tintagel n’avait pas changé, en sept ans. Toujours aussi fière, toujours aussi droite. Mais elle abritait désormais un joyau dont il soupçonnait seul l’inconcevable valeur.

Lorsqu’il arriva aux bains, Morgan avait déjà quitté la place. Il se plongea avec délice dans l’eau brûlante et entreprit de se savonner, tout en laissant dériver ses pensées vers l’avenir. Il ferma les yeux.

Mais de l’avenir de Tintagel il ne put rien voir, et n’entendit qu’un seul et unique sanglot, un sanglot d’enfant, plein de rage, de colère, de tristesse et d’un infini sentiment d’impuissance. Ce sanglot emplissait l’espace, étouffait tout le reste, ne laissait rien entrevoir d’autre qu’une immense douleur, que le coeur du barde ne put s’empêcher de partager sans réserve, et qui l’envahit à son tour.

Non.

Il releva les paupières, se dressa dans le baquet, se rinça sans ménagement, se sécha et se vêtit aussi promptement que possible. Soudain il s’immobilisa. Quelqu’un jouait de la harpe. De sa harpe. Il l’aurait reconnue entre mille. Sans prendre le temps de mettre sa seconde chausse, il s’élança dans l’escalier d’où se glissait le bruit. Il enfila les marches comme des perles sous ses jambes, parvint à la porte de la chambre où on lui avait dressé le lit, l’ouvrit.

– Pardonnez-moi, seigneur Taliesin.
– Qui t’a appris à jouer ?
– Personne. Je la repose ?
– Inutile. Ce que tu jouais était beau, et je n’aurais pas coeur à t’en priver.

Il s’accroupit près de la fillette. Elle était plutôt petite pour son âge, mince comme un roseau, et ses grands yeux noirs sémillants et éminemment scrutateurs le dévisageaient.

– Voudrais-tu apprendre à jouer ?
– Oh, oui !
– Et bien, je t’apprendrai. Mais pas aujourd’hui.
– Pourquoi ?
– Parce que tes mains sont encore trop petites et tes ongles trop fragiles pour les cordes. Lorsque tu auras sept ans, viens à moi. Je t’apprendrai.
– Jure-le.

Taliesin sourit, mit un genou en terre, posa sa main droite sur sa harpe et prit dans l’autre les menottes de l’enfant. Il la regarda droit dans les yeux.

– Par ma harpe et par mon honneur de barde, je jure que, lorsque tu auras sept ans, si tu en exprimes le désir, je t’apprendrai la harpe et le chant, et tout ce que je sais de la musique, de l’Histoire et des Légendes.
– Et moi, je jure de ne point oublier ces mots, et de te les rappeler à temps.
– Il y a beaucoup en toi, petite Morgan. Beaucoup plus que l’héritière de Tintagel. Viens, à présent, ajouta-t-il en se levant. Il est temps de rejoindre les autres, j’ai à chanter les nouvelles ce soir.

Il cala la harpe sous son bras droit sans lâcher l’enfant. Ensemble, ils descendirent dans la grand’ salle. Ygern installait les hôtes de passage, pèlerins ou ermites, en fonction de leur rang et de leur ordre d’arrivée, tout en lançant des ordres aux serviteurs sur la disposition des plats. La maisonnée était grande, comme dans toutes les forteresses de l’époque, et ce printemps nul ne manquait de rien. Beaucoup de gens étaient venus du village voisin pour entendre Taliesin. Lorsqu’il pénétra dans la salle avec Morgan, tous les regards se tournèrent vers eux. Le barde s’attendait à ce que la fillette, impressionnée par la foule, se blottisse contre lui ou s’accroche à ses jambes. Elle n’en fit rien, avançant tête haute au milieu de gens dont elle atteignait le genou. Taliesin sourit.

– Morgan ! Viens à moi !

L’enfant hocha la tête, lâcha la main du barde, le salua à la manière de Kornwall, inclinant la tête main droite sur le coeur, et rejoignit son père comme il le lui avait ordonné. Gerlois la hissa dans son giron alors qu’Ygern, tous les hôtes installés, s’asseyait à sa droite. Taliesin s’avança au centre du U formé par les tables, salua à la ronde et s’assit sur la chaise qui avait été prévue à son intention. Il posa sa harpe contre son épaule gauche, pinça les cordes, et tandis que chacun entamait qui le jambon, qui le fromage, qui le pain et l’hydromel, il chanta les nouvelles.

***

Je ne pourrais ici restituer son chant, car le cornique est une langue trop éloignée de la mienne pour le permettre. Mais ce que disait le chant, cela je peux vous le conter.

***

Vortigern (9) le traître, qui avait tué le Roi de Bretagne et exilé ses fils, avait voulu construire une tour de guet plus haute que le ciel pour asseoir le pouvoir qu’il avait acquis par félonie. Il choisit la colline et les fondations furent creusées. Mais quant les ouvriers montèrent les premiers murs, dans la nuit ils s’écroulèrent. Le lendemain les remontèrent, la seconde nuit s’écroulèrent à nouveau, et il en fut ainsi la troisième encore. Vortigern entra en rage et convoqua ses druides et ses druidesses, qui lisaient les étoiles et les arbres.

– Druides, druidesses, entendez le désir du Roi : je veux que tienne ma tour ! Dites-moi pourquoi elle s’effondre, dites-moi comment la faire tenir droite jusqu’au-delà du ciel !

Druides et druidesses se réunirent, et de solution ne trouvèrent ni dans les étoiles ni dans les arbres. Alors ils convinrent d’imaginer une chose irréalisable et de la donner comme solution, car ils craignaient Vortigern et leur orgueil leur interdisait d’avouer leur ignorance.

– Du sang d’un enfant né sans père, tu devras mêler le mortier, et ainsi la tour ne s’effondrera mais grimpera jusqu’au ciel !

Aussitôt, Vortigern convoqua tous ses messagers et les envoya, par deux, à travers tout le royaume pour trouver un enfant né sans père. Ils partirent, doutant de revenir avec de quoi satisfaire leur roi. Errant dans le royaume affamé et inquiet, les deux plus jeunes parvinrent un jour à un village où ils virent trois adolescents tenter de maîtriser un étalon rétif. Le plus âgé des trois voulut sauter sur son dos, mais le cheval se cabra et l’envoya rouler dans la boue. Du haut du chêne devant lequel se déroulait la scène éclata un rire de merle moqueur.

– De quoi ris-tu donc, Marzhin (10)-sans-père ? s’exclama l’adolescent vexé en se relevant.

Mais le rire continua. Les messagers, abasourdis par ce qu’ils venaient d’entendre, demandèrent au garçon de répéter ce qu’il venait de dire.

– Il a dit, intervint la voix dans l’arbre qui s’avéra être un enfant d’une dizaine d’année, que j’étais Marzhin-sans-père, parce que je suis né sans père. Je suis celui que vous cherchez, et je vais vous accompagner devant Vortigern.

Les messagers ne surent que répondre. Cependant l’enfant, sans leur en laisser le temps, descendit de son perchoir avec une agilité d’écureuil, se hissa sur le dos de l’étalon, qui se laissa faire le plus docilement du monde, et tourna bride vers eux pour les entraîner à sa suite. C’est en le suivant qu’ils se présentèrent, trois mois plus tard, à l’usurpateur. Les messagers, qui l’avaient pris en affection, l’avaient prévenu mainte et mainte fois de ce que Vortigern comptait faire de lui, et chaque fois il avait répondu :

– Je ne risque rien, rassurez-vous. Il ne touchera pas à un seul de mes cheveux, et pas une goutte de mon sang ne tirera.

Et il avait raison, car arrivé devant le roi, voici le discours qu’il lui tint :

– Vortigern qui te dit roi, je suis l’enfant né sans père, mais tu ne porteras pas la main sur moi et tu ne tireras pas une goutte de mon sang. Tes druides et tes druidesses t’ont menti et t’ont donné une solution qu’ils pensaient irréalisable, car ils ignorent pourquoi la tour s’écroule, chaque nuit, mais moi je le sais : sous la colline que tu as choisie est une grotte et dans cette grotte un lac. Dans ce lac deux dragons dorment, et l’un est rouge et l’autre blanc, ils dorment et chaque nuit se retournent sur le flanc, font trembler la colline et s’écrouler la tour.
– Beau ramage que tu fais là, petit garçon, répliqua Vortigern. Mais si cela est vrai, que me conseille-tu, toi qui es si malin ?
– Creuse sous les fondations, trouve la grotte, trouve le lac et vide-le. Alors, la nuit venue, les dragons se réveilleront, se battront et mourront, et tu pourras construire ta tour. Et si tout ne se passe pas comme je l’ai dit, tu pourras toujours essayer de me tuer pour mêler mon sang au mortier.

Devant tant d’assurance, l’usurpateur se dit qu’il ne lui coûtait somme toute rien d’essayer. Il fit creuser sous la tour. L’on trouva la grotte, l’on vida le lac. La nuit vint et avec elle un grondement sourd. Alors, un dragon rouge et un dragon blanc jaillirent de concert dans le ciel et se jetèrent aussitôt l’un contre l’autre avec une violence digne de tous les ouragans. Toute la course de la Lune ils s’entredéchirèrent, se lacérèrent et sur la colline il plut du sang, du sang de Dragon qui rougit son sol à jamais. Puis, lorsque les premières lueurs pâles de l’aube blanchirent les cieux à l’Est, le dragon rouge tua le dragon blanc, qui tomba dans les profondeurs de la grotte. Mais quelques instants plus tard, le dragon rouge épuisé et blessé mourut à son tour et alla rejoindre son adversaire. Les hommes et les femmes du clan de Vortigern avaient assisté à la scène et criaient au prodige, demandant quelle prophétie la danse mortelle des dragons avait écrit dans le ciel. Et Marzhin dit à l’usurpateur :

– Ainsi tu tomberas, Vortigern, car tu es le dragon blanc. Avant que la barbe ne me pousse, il y aura ici un grand combat qui fera pleuvoir du sang tout un jour comme il a plu toute une nuit. Le dragon rouge est en marche, et son frère avec lui. Il te tuera et succombera après toi, mais son frère relèvera son pavillon. Tu seras détruit, et sur cette colline, la terre et l’herbe seront rouge à jamais. Monte ta tour, monte ta tour, elle ne te protégera pas.

A cela, Vortigern ne sut que répondre. Mais il garda Marzhin près de lui tout un an dans l’espoir qu’il avancerait le contraire de ce qu’il avait dit du combat des dragons. Puis, un matin, l’enfant avait disparut et plus jamais l’usurpateur ne devait le revoir.

***

Au printemps de la troisième année d’après le combat des dragons, les guetteurs de la tour blanche de Vortigern virent venir une grande armée menée par deux hommes qui chevauchaient tête haute. Ils se nommaient, l’aîné Pendragon (11), car dans son adolescence il avait décapité un dragon qui ravageait le pays, et le cadet Uther. Pendragon provoqua Vortigern en combat singulier, et l’usurpateur refusa, car il se souvenait de la prophétie de Marzhin. Pendragon proposa alors que chaque camp se choisisse un champion, et nomma Uther le sien, mais Vortigern refusa à nouveau.

– Alors je lancerai mes armées contre tes murs, ne laisserai pierre sur pierre de ta tour, et n’aurais de repos que tu ne sois mort.

En entendant ces mots Vortigern fut pris de folie. Il entraîna son armée hors des remparts et sur la colline des dragons affrontèrent les partisans de l’héritier. Et voici qu’au coeur de la bataille les deux frères et l’usurpateur se trouvèrent face à face. Uther laissa à son frère l’honneur de le combattre tandis qu’il protégeait ses arrières. Alors advient la prophétie des Dragons : Vortigern tomba, mais il entraîna Pendragon dans sa chute. Uther releva les siens au nom de son frère tandis que ses adversaires se rendaient, privés de chef (12).

– Tous qui êtes ici, écoutez-moi. Voici l’héritier légitime revenu sur son trône. Mon frère est tombé pour tuer l’usurpateur, mais je suis toujours debout ! En son honneur, mon nom et celui de ma lignée sera le sien : je suis Uther Pendragon, souverain de Bretagne, et je défie quiconque de s’y opposer.

Nul ne releva le défi et Uther monta sur le trône. Et à présent il conviait tous les seigneurs et tous les chefs de clan en la plaine de Kaamaloth (13) pour fêter sa victoire et lui rendre hommage.

***

– C’est joyeuse nouvelle que nous porte ta voix de rossignol, Taliesin ! Viens à présent et mange à ma gauche, car ce jour est un grand jour, où je reçois un ami à ma table !
– Mon époux et moi-même nous sommes obligés au roi Uther de son invitation. Nous partirons aux prémices de l’été, lorsque nous serons certains de la mer et des récoltes.
– Lorsque ma dame a parlé, j’obéis, rit Gerlois en soulevant sa coupe. A Uther !
– A Uther ! reprit l’assemblée.

Morgan n’avait ni bougé ni seulement murmuré. Son visage était incroyablement pâle, et lorsque son père voulut lui faire partager quelques gouttes de vin, elle repoussa la corne. Du repas elle ne toucha à rien, et seul Taliesin remarqua son attitude. Elle finit par se glisser le long des jambes de son père et quitta la salle, ignorée de tous, suivie seulement par le regard bleu du barde. Elle monta dans la chambre de sa famille, où elle dormait avec ses parents et, pour cette nuit, leur invité, se glissa dans son petit lit et tâcha de trouver le sommeil en tentant d’endiguer les larmes qui perlaient sous ses longs cils d’enfant. Elle ne comprenait pas pourquoi, lorsque sa mère avait parlé, la tristesse l’avait envahie. Elle avait comme un mauvais pressentiment. Un très mauvais pressentiment. Le corbeau toqua contre la fenêtre. Elle lui ouvrit, lui donna du pain qu’elle avait prélevé sur la table. Il commençait à s’apprivoiser. Bientôt, elle aurait un ami avec qui jouer, un ami de plus que les enfants des guerriers et des palefreniers. Elle sourit. La tristesse avait disparu.

– Morgan ?
– Papa ?
– J’étais inquiet, je ne t’ai même pas sentie partir.
– Papa, si tu m’en croyais, tu n’irais pas à Kaamaloth.
– Morgan, voyons ! Je ne puis faire une telle offense à mon roi !
– Alors, que Maman reste ici !
– C’est tout aussi inconcevable que si c’était moi, mon enfant. Pourquoi tiens-tu tant à ce que nous restions ? Tu as peur de demeurer seule ici ? Ta préceptrice, ton maître de monte et tous les gens de Tintagel s’occuperont de toi aussi bien que nous, et nous ne serons pas plus de six mois absents. Tu as cinq ans maintenant, tu n’es plus un bébé !
– Si vous partez tous les deux, vous m’abandonnerez.
– Morgan, ma Morgan, ma fille adorée, t’abandonner ? J’en suis bien incapable, et ta mère aussi.
– Si vous allez à Kaamaloth, vous m’abandonnerez.
– Mon enfant, tu vas cesser immédiatement ce caprice ! Tu vaux mieux que cela. Inutile de te laisser aller à tes peurs. Le voyage est long, mais nous reviendrons, et alors tu seras fière de nous montrer tout ce que tu as appris en notre absence, compris ?

En guise de réponse, l’enfant pinça les lèvres.

– Et puis, reprit Gerlois d’un ton complice, six mois sans ta mère pour te courir après et te coller de force dans un bain, ça ne devrait pas tant te déplaire, non ?

Cette fois, Morgan sourit, mais faiblement et tristement. Elle aimait trop son père pour le décevoir. Elle enfouit ses craintes au fin fond d’elle-même et n’en toucha plus mot.

***

Taliesin repartit trois jours plus tard. Au moment de faire ses adieux à l’enfant, il défit de son poignet une tresse de cuir bleu et l’attacha au poignet menu.

– En souvenir de notre serment, Morgan. Si un jour tu rencontre Marzhin et que tu as besoin de lui, montre-le-lui, il t’aidera.

La fillette hocha la tête, grave et droite comme savent parfois si bien l’être les petits. Le barde lui sourit, déposa un baiser sur son front, salua ses parents et sortit par la grande porte, toujours ouverte, de Tintagel.

***

Deux mois plus tard, le lendemain de Lughnasa (14), Gerlois, Ygern et une modeste escorte prirent la route de Kaamaloth. Un bateau les attendait en Leon, ce qui donnerait l’occasion à la dame de Tintagel de saluer son père. Ils feraient voile vers les Galles, et seraient de retour, sinon avant l’hiver, du moins pour le printemps suivant.

Morgan n’avait jamais reparlé de ses craintes à personne, sinon à son compagnon le corbeau, désormais tout à fait apprivoisé. Elle pleurait en faisant ses adieux à ses parents, mais ils croyaient voir là la douleur de leur absence future.

– Tu sais, Morgan, lui dit sa mère, les larmes ne te seront d’aucune utilité. Pense, agis, bats-toi, mais ne pleure pas sans but.

Une nouvelle fois, la petite ravala ses pleurs, sa peine et l’inquiétude croissante qui l’envahissait. Elle regarda la troupe s’éloigner dans les collines, puis disparaître.

                Bientôt il n’y eut plus rien.
                                Ni dans son coeur, ni sur la route.

A suivre...

N.d.A.

(1) : Tintagel e Kornwall (tinetaguelle é kornouaille) : Tintagel en Cornouailles. S’agit-il de la péninsule inférieure du trident armoricain ou celle située à l’extrême sud de la Grande Bretagne ? Personne n’a jamais réussi à le savoir. J’ai ici choisi l’Armorique, parce que je la connais et suis plus à même de la décrire, mais ça ne change pas grand-chose.
(2) : Ygern (yguerne) : écrit à l’armoricaine. Généralement francisé en Ygerne.
(3) : Gerlois, ou Gorlois de Tintagel (guerloi de tinetaguelle) : en breton, ger signifie parole, serment. Je ne sais pas si ça a un rapport. Personnage assez obscur, personne ne s’est trop penché sur son cas. La preuve : le nom n’a même pas été francisé !
(4) : Leon : francisé en Léon, c’est l’une des régions d’Armorique, qui existe toujours aujourd’hui. Je l’ai choisie arbitrairement, parce qu’elle est petite et autrefois pauvre.
(5) : Armorique et Bretagne : La Bretagne désignera ici l’ensemble des pays brittoniques de l’époque, c’est-à-dire ce qui est aujourd’hui l’Angleterre, les Galles, la Cornouaille anglaise et l’Armorique. Les Bretons ont colonisé lentement la péninsule continentale bien avant de devoir fuir les Saxons, ce qui explique que certains personnages des légendes arthuriennes en soient originaires.
(6) : Aveon (avéonne) : nom gallois courant. Comme tous les seigneurs avaient un barde et que celui de Tintagel n’est pas remonté jusqu’à nous, j’ai improvisé.
(7) : Morgan : écrit ici à l’armoricaine. On aurait écrit Morrigan en Irlande et Morrgan en Galles. La francisation Morgane n’est, contrairement à une idée reçue, pas une marque de féminin mais une adaptation pour la prononciation. Pour le détail, voir le forum en attendant le dossier...
(8) : Taliesin (talliéssine) : nom gallois signifiant « Front Brillant » dont le sens fut conservé dans des écrits non gallois où il est nommé « Taliesin Etoile-au-front » personnage historique devenu légendaire. Pour détails, attendez le dossier qui arrivera bientôt aussi.
(9) : Vortigern (vortiguerne) : nom armoricain. On y retrouve le -gern d’Ygern mais je n’ai pas retrouvé d’où il provenait. Personnage peu sympathique, il symbolise les premiers envahisseurs saxons, qui prirent les Celtes par surprise.
(10) : Marzhin, (marzine) ou Merzhin en breton Merveille, (Myrdhin en gallois) est le nom originel de Merlin (petit merle) mais la francisation n’a de rapport que phonétique. Le pourquoi du comment suivra dans un dossier.
(11) : Pendragon (pennedragon) : du breton ou du gallois tête de dragon, littéralement têtedragon, pen signifiant tête dans les deux langues. C’est ce dragon que l’on retrouve sur le blason d’Arthur... et sur le drapeau du pays de Galles, fait à la reproduction du blason en question !
(12) : D’après les Celtes, qui préféraient les duels aux batailles, l’état d’un chef détermine celui de l’armée. Ainsi, un chef mutilé, malade ou défaillant de quelque manière que ce soit abdiquait, souvent volontairement, parfois de force, et un nouveau chef était élu par les guerriers (et les guerrières, les filles faisant partie des armées jusqu’à la perte de leur virginité; une femme pouvait d’ailleurs être élue chef, comme dans le cas de la fondatrice du clan Borù). Pour en savoir plus, étudier les légendes relatives à Nuada roi des Dieux.
(13) : Kaamaloth (kahamalothe) nom gallois. Francisé en Camelot.
(14) : Lughnasa (luguenassa), l’une des plus grandes fêtes celtes, avait lieu au solstice d’été. Elle fêtait le dieu Lug, le dieu charpentier, javeliniste, orfèvre et harpiste. Cette divinité solaire atteignait alors son apogée.

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Publication : 17 mai 2009
Dernière modification : 21 mai 2009


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3 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 30-05-2009 à 19h01
Ca démarre fort !
Compliments ! J'adore ce que tu as fait de cette légende. C'est vivant, très agréable à lire, avec une ambiance très plaisante. J'ai immédiatement été prise par le récit.
Tes notes sont fort instructives, notamment sur la place de la femme celte dans la société.
Pourquoi ce titre, au fait ?
Les dialogues sont très agréables également, dans une langue soignée. Ca vous flatte l'oreille, enfin l'...

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Netra Ecrire à Netra 
le 22-05-2009 à 14h11
Eh ben c'est parti ^^
Bon, allez, j'use un peu de mon droit de réponse... Dans l'ensemble, tes critiques étaient justifiées, et puisque tu veux des détails, tu vas en avoir... Je les réécrirai en même temps que j'écrirai la suite. Cependant, deux détails :
- Taliesin et Morgan sont en italique parce qu'ils sont criés, mais pas trop. Dans les "gradations" traditionnelles pour traduire la parole, on a le "normal" pour...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 21-05-2009 à 22h33
Excellent!
Quel souffle ! On sent tout de suite que tu es parti pour tenir la distance… A l’évidence tu es chez toi dans cette histoire et le lecteur est mis en confiance d’emblée, et il est prêt à te suivre où bon te semblera. Or ce point est très important, surtout quand on écrit une œuvre longue. Félicitations.
Ton texte est cohérent, bien écrit, bien découpé, sans rien d’inutile. Ce que tu as écrit est...

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