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Le pacte

Il revint avec le soleil d'automne après que, lasse de l'attendre sous la pluie, je sois allée profiter sans vergogne pendant plus d'une semaine de l'accueil chaleureux de Galadriel et de Celeborn. J'avais monté le camp au bord de la Rivière aux Iris, et je m'apprêtais à déguster les provisions succulentes dont mes amis les Elfes m'avaient abondamment pourvue, quand un froissement d'ailes attira mon attention. Frère Loup se mit à japper de joie, Rolanya émit un " frrr " de bienvenue, et Kyo lança des petits cris de bonheur quand un grand aigle royal vint se poser près de nous, prenant bien vite l'apparence du tant désiré Radagast. Je me levai d'un bond et me jetai dans ses bras dans un long soupir de soulagement.
" Quel accueil ! ", s'exclama-t-il en me serrant très fort.
" Cela fait si longtemps que nous t'attendons ! "
Il jeta un regard gourmand vers les victuailles étalées sur mon manteau, près du feu qui crépitait gaiement.
" Je n'ai jamais su résister à un bon repas... "
Nous nous assîmes dans l'herbe douce et entre deux bouchées, il me fit le récit enthousiaste de son séjour auprès de Saroumane.
" Comme tu as pu sans doute le constater, Sauron menace de lancer une grande offensive pour conquérir Arda ; et Saroumane a pensé, fort justement, que nous aurions beaucoup à perdre dans une guerre contre lui. C'est pourquoi il a résolu d'entamer des négociations pour trouver un terrain d'entente qui permette de préserver la paix. "
Je fis la grimace malgré moi. J'avais depuis longtemps de bonnes raisons de douter de la sincérité de Saroumane (1), mais je savais que Radagast ne partageait pas mon sentiment.
" Ar tar ? (2)
- Tu connais le génie diplomatique de Saroumane ! Il a réussi ! "
Je hochai la tête, gardant pour moi mes doutes et mes soupçons.
" Tu sais qu'après sept ans de siège devant sa forteresse de Barad-Dûr, Sauron livra bataille à l'armée de l'Ultime Alliance dans la vallée de Gorgoroth. Elendil et Gil-Galad furent tués, mais Isildur se rendit maître de l'Anneau Unique, contraignant Sauron à la fuite. Tu sais aussi qu'ensuite, poursuivi par les Orques au Champ des Iris, il plongea dans le Grand Fleuve, où l'Anneau glissa de son doigt, le laissant à la merci des flèches des Orques qui l'abattirent. Depuis ce jour l'Anneau n'a pas été retrouvé, et il gît probablement toujours au fond de l'Anduin. "
Radagast ménageait ses effets en croquant à belles dents dans le lembas.
" Continue !
- Sauron veut absolument retrouver cet Anneau, qu'il a forgé et qui lui a été dérobé. Il s'est engagé, si Saroumane parvient à le lui rendre, à laisser les peuples d'Arda vivre à leur guise, et à retirer ses créatures de leurs territoires.
- Et Saroumane l'a cru !
- Saruman una china ! (3) Il pense que cette voie est raisonnable et que cela permettrait d'assurer la prospérité de la Terre du Milieu sans effusion de sang. "
J'aurais aimé pouvoir ne pas répondre. Mais tout ceci me semblait terriblement suspect, et je voyais Radagast s'engouffrer dans le piège avec la naïveté d'un lapin dans un collet ; je ne pus m'empêcher de commenter ses propos.
" Tu sais cependant que l'Anneau Unique est l'Anneau du Pouvoir, et qu'il commande à tous les autres ; une fois rentré en sa possession, Sauron aura la partie facile pour soumettre entièrement tous les peuples d'Arda.
- Il a donné sa parole à Saroumane. Après tout, c'est un Maïa.
- C'était un Maïa. Aujourd'hui c'est un monstre, qui n'a cessé depuis des siècles d'accumuler mensonges, traîtrises et infamies dans le seul but d'étendre sa domination, et de détruire ce qui lui résistait.
- Allons, allons, tu es trop pessimiste ! J'ai confiance en Saroumane, c'est le plus sage de nous tous.
- Et comment compte-t-il s'y prendre ?
- Il va demander au Seigneur du Fleuve de retrouver l'Anneau et de le lui donner.
- Cela a l'air très simple, en effet ", murmurai-je.
Une profonde angoisse m'étreignit le coeur. Ce projet était dangereux, pire, il était insensé. Jamais Sauron ne résisterait à la tentation d'utiliser l'Anneau, même si par extraordinaire sa promesse était sincère, ce que je ne pouvais me résoudre à croire. Tout en moi le hurlait, tout en moi s'insurgeait contre ce risque absurde, inouï. Je ne pouvais pas laisser faire cela, la sauvegarde d'Arda en dépendait. La conduite de Saroumane ne m'était pas vraiment une surprise. A mon sens l'ambition lui dévorait le coeur, et j'étais persuadée qu'une alliance avec Sauron le flattait plus qu'elle ne l'inquiétait. Mais comment convaincre Radagast ? Il était respectueux des usages et des règles. Jamais il ne contesterait l'autorité de Saroumane. Si je voulais agir, je devais le faire seule, profitant de ses confidences, et sachant que Radagast considèrerait mon attitude comme une trahison. Mais avais-je le choix ? Une fois Sauron en possession de l'Anneau, il serait irrémédiablement trop tard. Il me fallait dissimuler, mentir, et trahir. Le ciel sans nuage semblait indifférent à la lutte douloureuse qui déchirait mon âme. Seule, comme toujours. Mais je n'étais pas en Arda pour me préoccuper de mon propre bonheur.
Ainsi ma décision fut prise, irrévocable, et quel que fût le triste sort qui m'attendrait ensuite. Valar valuvar (4).

Je ne pris même pas le risque d'un soupir. Je me composai une expression indifférente, et le repas se termina dans la bonne humeur.
" Je repartirai demain. Saroumane tient absolument à ce que je l'accompagne. J'ai pu m'échapper quelques heures pour te voir, mais nous allons revenir ensemble dès demain . "
Il se frotta les épaules en soupirant.
" J'ai les muscles engourdis d'avoir tant volé ! Je crois que je vais passer la journée à dormir... "
Nous paressâmes ainsi devant le feu tout le reste du jour, bercés par la voix cristalline de la Rivière aux Iris, qui s'ébrouait gaiement d'une rive à l'autre, au milieu des colchiques et des crocus. Je dégustai chaque seconde de ce long après-midi et de la soirée qui suivit, essayant de graver dans ma mémoire jusqu'au moindre détail de ce bonheur tranquille. C'était peut-être la dernière fois que le destin m'offrait une trêve.
Radagast ne se doutait de rien. Il n'essaya pas de lire dans mes pensées ( pourquoi l'aurait-il fait ?), et ne s'aperçut donc pas que j'avais levé mes barrières. J'étais malheureuse à l'idée de ce qui allait suivre, mais ma loyauté envers la Terre du Milieu me semblait plus importante que mes sentiments personnels, et mon intime conviction quant à l'ambition démesurée de Saroumane m'interdisait de lui laisser la moindre chance de mener son projet à bien.

Radagast repartit à l'aube. Il m'embrassa distraitement ; c'était un moment anodin pour lui, nous devions nous revoir très vite pour ne plus nous quitter. Il en était persuadé, mais pour ma part je redoutais que les choses à son retour ne soient pas aussi simples. Je me mis en route aussitôt vers le Fleuve, puisque le temps m'était compté. En chemin, j'expliquai mon sentiment à mes compagnons. Ils partageaient ma réticence envers le Sorcier Blanc, mais Frère Loup pensait que j'aurais dû m'en ouvrir à Radagast. Néanmoins, puisque mon choix était fait, il le respectait, tout en craignant comme moi que la colère de Saroumane ne soit pas supérieure à la déception de Radagast.
Je rejoignis le confluent de la Rivière aux Iris avec l'Anduin. Autrefois, dans les temps anciens, il y avait là un grand lac ; progressivement il s'était asséché, pour devenir le tristement célèbre Champ aux Iris. C'était là, sur ce lac, que le Seigneur du Fleuve aimait à se promener, dans un grand bateau à fond plat tiré par des saumons gigantesques. Mais cela faisait des siècles que plus personne ne l'avait revu.
Laissant mes compagnons se reposer après notre marche forcée, je me dressai les bras ouverts face au fleuve, et j'invoquai le Seigneur de l'Anduin.
" O Andos, Grand Seigneur de l'Anduin, toi qui amènes fertilité et prospérité aux Terres du Milieu, écoute Narwa Roquen qui te prie de l'accueillir au sein de ton royaume. Arda est en danger, et ce danger toi seul peut le conjurer. Aie la bonté de me recevoir dans les nobles flots de ton Domaine, afin que je puisse te présenter ma requête. "
Je tremblai que le murmure de l'eau ne restât ma seule réponse, mais à ma grande surprise et avec un soulagement certain, je vis les ondes pures du fleuve s'écarter devant moi, m'ouvrant un chemin qui descendait en pente douce. Je m'y engageai, et les flots se refermaient derrière moi, tandis que je pouvais continuer à respirer librement dans un tunnel qui s'avançait sous l'eau. Au fur et à mesure que je marchais, un chant de femme, un chant très doux, semblait guider mes pas. Sur les accords fluides d'une harpe divine, il parlait des temps heureux du Commencement, de la puissance et de la splendeur d'Eru, et de la paix préservée qui perdurait au fond du fleuve.
Je parvins ainsi à un palais, de dimensions modestes, mais dont l'aspect m'émerveilla tant que je m'arrêtai pour le contempler. Les murs étaient constitués d'une épaisseur d'eau claire où nageaient poissons, crustacés et coquillages, portés par un courant léger, se croisant et s'entrecroisant en un ballet parfaitement réglé, sans que l'opacité de la muraille ne fût jamais compromise. L'immense toit pointu était fait du même matériau vivant... Des fenêtres s'ouvraient aux étages, laissant passer une lueur bleue qui s'échappait aussi du portail grand ouvert. Devant chaque vantail se tenait un triton armé d'une hallebarde et d'un bouclier. D'un mouvement de tête ils me firent signe d'entrer. Le sol était recouvert du sable le plus blanc et le plus fin que j'eusse jamais vu, et si bien tassé qu'aucun grain ne se souleva sous mes pas. Des torches sans flamme, accrochées aux murs, donnaient cette lumière bleue infiniment claire et infiniment douce. Et dans le silence de cette beauté parfaite le chant merveilleux m'accompagnait toujours... Je traversai ainsi deux grandes salles en enfilade, sans croiser âme qui vive. Quand je franchis le seuil de la troisième porte, je compris que j'étais parvenue au coeur de cette fantastique demeure.
Andos, le Seigneur du Fleuve, siégeait sur son trône d'un bleu foncé chatoyant, entièrement recouvert de saphirs de la plus belle eau, dont l'éclat palpitait comme un coeur paisible : ainsi était-il représenté sur les icônes que gardaient à bord de leur bateau les marins du Fleuve, et à qui ils adressaient leurs plus ferventes prières. Plutôt petit et trapu, il avait des yeux d'un bleu intense qui illuminaient son teint mat ; ses longs cheveux blonds tombaient en cascades souples sur ses épaules, et sa barbe bouclée et soyeuse semblait briller de mille reflets bleutés. Il portait une robe d'apparat d'un bleu très pâle, sur laquelle étaient brodés au fil d'argent et d'or des motifs de poissons, d'algues et de rochers. Autour de lui, toutes sortes de créatures en habits de cérémonie souriaient d'un air affable ; certaines avaient un aspect humain, d'autres des têtes de poisson et des nageoires, d'autres ressemblaient à des sirènes. Au pied de l'estrade, sur un banc de nacre, une femme blonde chantait en effleurant une harpe blanche incrustée d'émeraudes. La longue traîne de sa robe vert clair frémissait aux accents de la musique, comme soulevée par une brise impalpable. A son diadème de corail je reconnus la merveilleuse Nanda, maîtresse des lieux.
Andos souleva son bras droit en un geste auguste qui fit se déployer l'immense manche chamarrée, et la main ouverte vers moi, me convia près de lui. Je n'osais proférer un son dans cette bienheureuse sérénité, mais Nanda laissa mourir le dernier accord et Andos s'adressa à moi.
" Sois la bienvenue, Narwa Roquen. Voilà bien longtemps que mes sujets me narrent la vaillance de tes exploits et la droiture de ton coeur. C'est avec joie que je t'accueille en ami au sein de ma demeure, que peu d'habitants d'Arda peuvent se vanter d'avoir jamais visitée. Mais ton temps est précieux, je suppose. Quel est le souci qui te trouble, et en quoi le Monde du Fleuve pourrait-il bien t'aider ? "
Je pris une profonde inspiration et m'en remis à Oromë pour m'inspirer des paroles respectueuses et des arguments convaincants. Il était délicat, devant un Seigneur aussi puissant qu'Andos, de dénigrer un Istar, et qui plus est celui qui nous dirigeait tous, mais le destin d'Arda était entre mes mains, et du succès de ma supplique dépendait la guerre ou la paix.
" O très Grand Seigneur Andos et vous, Noble Dame, soyez remerciés du fond du coeur de l'honneur que vous me faites dans votre grande bonté. Vous qui vivez si pacifiquement dans ce palais dont aucune demeure terrestre n'égale la beauté, ce n'est pas sans le scrupule de troubler votre quiétude que j'ai résolu de m'adresser à vous. Mais la belle terre d'Arda est une fois de plus en danger, et toujours de par la menace de Sauron, menace plus perfide et plus retorse que jamais. Je sais que, même si Arda était mise à feu et à sang, il est peu probable que le Grand Fleuve s'en trouve affecté. Mais vous dont les oeuvres prouvent que vous avez plus que tout autre, Seigneur Andos, le respect de la vie, comment votre coeur resterait-il serein si l'Anduin, de sa source à son embouchure, ne traversait plus qu'un champ de ruines désolées où les seules chansons seraient les gémissements désespérés d'esclaves à l'agonie ? "
Je marquai une pause. La vision d'horreur que j'évoquais me serrait la gorge. Andos me sourit, entre la bienveillance et l'ironie. J'eus un pincement de coeur. Ma tâche me semblait de plus en plus difficile.
" Tu sembles vraiment attachée à cette terre, Istar. Certes, les paysages y sont plaisants, mais ceux de Valinor n'ont rien à lui envier. Quant à ses habitants, des Elfes prétentieux, des Nains arrogants, et de pauvres Humains, braillards et violents, prêts à s'entretuer pour un lopin de terre et trois chevaux boiteux ! "
Je baissai les yeux. Pas trop de fougue, 'Roquen, ici tout est calme et mesure...
" Seul le divin est parfait, Seigneur Andos. Toute créature vivante a ses défauts, et peut-être d'autant plus qu'elle est plus vulnérable. Mais ces peuples différents, rivaux parfois, ont su s'unir par le passé pour conjurer le danger commun. Ils ont lutté côte à côte avec le même courage et la même dignité, unissant leurs forces dans un même élan fraternel, et malgré leurs faibles pouvoirs ils ont vaincu Sauron et la noirceur de sa magie ! Ils recommenceront, Seigneur. Si une nouvelle guerre éclate, ils renoueront l'ancienne alliance et se battront d'un même coeur, même sans espoir, même jusqu'au dernier, préférant la mort dans l'honneur que la honte de la soumission ; et si leur faiblesse peut sembler risible, leur vaillance me semble d'autant plus admirable qu'elle leur fait risquer le seul bien qu'ils possèdent, cette vie éphémère et parfois pénible - et vous et moi, Seigneur, ne saurons jamais ce que cela veut dire ! "
Andos hocha la tête. J'avais marqué un point.
" Il vous souvient, Seigneur, qu'après la guerre de l'Ultime Alliance, Isildur perdit dans le Fleuve l'Anneau Unique dérobé à Sauron.
- Je m'en souviens.
- Le Grand Sorcier Blanc, Saroumane, Chef des Istari, est entré en pourparlers avec Sauron afin de négocier une paix durable. Il a promis à Sauron de tout faire pour lui rendre son bien. A l'heure qu'il est, il est en route pour venir vous supplier de lui remettre l'Anneau.
- Dois-je comprendre que ce n'est pas lui qui t'envoie ?
- Seigneur Andos, je vous conjure de me croire, quand je vous dis que ni l'ambition ni la haine n'accompagnent mes paroles. Prenez patience. Je ne veux médire de personne, et seul l'intérêt d'Arda guide mes pas. Je ne crois pas en la bonne foi de Sauron. Depuis qu'il a pris fait et cause pour les Ténèbres de Morgoth, sa vie n'a été qu'une succession de guerres meurtrières, de perfidies et de trahisons, dans le but unique de soumettre Arda et de la détruire. Car seul le Mal règne en son coeur. Or s'il obtient l'Anneau de Pouvoir, le croyez-vous assez vertueux pour ne pas s'en servir ? La victoire lui sera acquise à coup sûr, et Arda sera condamnée. J'ai... Je suis réticente à penser que Saroumane, un sorcier d'expérience, puisse être aussi naïf. Mais même un Istar, même le plus sage des Istari, peut se laisser enivrer par la tentation du pouvoir... "
Andos frappa du poing sur l'accoudoir de son trône, le visage blême de colère.
" Insinues-tu que Saroumane serait traître à Arda ? Et pourquoi devrais-je te croire, toi, la dernière venue et...
- Une femelle, Seigneur. Je n'en ai pas honte. Femelle comme la lionne, qui est la seule à nourrir ses petits. Femelle comme la louve, qui donne sa vie pour défendre sa portée. De tout temps la femelle a préféré la vie au pouvoir. "
Nanda m'adressa un sourire radieux qui me réconforta.
" Donc tu voudrais que j'éconduise Saroumane ?
- Oui, Seigneur.
- Et pourquoi devrais-je te croire, toi ?
- Je n'ai que ma parole à vous offrir, Seigneur Andos.
- Je te crois, Narwa Roquen ", intervint Nanda. " Mon époux s'emporte, mais il est difficile de prendre sa sagesse en défaut. Je pense qu'il recevra Saroumane, il écoutera sa requête et décidera seul de ce qui est juste et bon. "
Andos sourit tendrement à son épouse.
" Ma chère, tu es mon ministre le plus séduisant et le plus avisé. Ainsi ferai-je. Cela te convient-il, Narwa Roquen ? "
Je m'inclinai.
" J'ai confiance dans la sûreté de votre jugement, Seigneur.
- Mais par ailleurs...
- Oui, Seigneur ?
- Si après avoir entendu Saroumane je décidais d'accéder à ta demande et de garder l'Anneau...que me donnerais-tu en échange ?
- Seigneur, je n'ai ni pouvoir ni richesse. Je suis prête à renoncer à ma vie immortelle si tel est votre bon plaisir.
- Donc quel que soit mon désir...
- Je le satisferai, Seigneur, quel qu'il soit.
- C'est bien. Va en paix. Je te ferai savoir ma décision en son temps. "
Je pris congé dans une profonde révérence. Nai ! (5) Je ne pouvais rien faire de plus que prier que Saroumane ne fût pas plus habile que moi, ce qui me semblait totalement impossible. Mais Andos m'avait paru sincère, et peut-être ma propre honnêteté le séduirait-elle davantage que les belles paroles du Sorcier Blanc.

Celui-ci arriva le lendemain matin, alors que, près du feu, je mitonnais patiemment une soupe de poisson. Il me salua d'un bref signe de tête, avec le regard méprisant qu'un roi puissant jette à un domestique ; debout sur la rive du fleuve, il en contempla le cours en silence. Un poisson sauta hors de l'eau. Dans l'instant même, vif comme l'éclair, il tendit le bras et l'attira dans sa main.
" Va dire à ton maître que le Seigneur Saroumane, Maître des Istari, veut le voir au plus vite. "
Et il le rejeta à l'eau. Radagast se tenait derrière lui. De temps en temps il se retournait pour me sourire. Je m'étais rassise près du feu.
Un moment plus tard, une barque vide surgit des flots et se dirigea vers la rive. Saroumane s'y installa, montra les rames à Radagast, mais ne fit pas un geste pour m'inviter. L'embarcation arrivait au milieu du fleuve quand, porté par quatre tritons, jaillit dans une gerbe étincelante de gouttes d'eau lumineuses le Seigneur Andos sur son trône de saphirs, son sceptre-trident à la main, et aux lèvres un sourire qui me sembla plus goguenard qu'amical - mais peut-être prenais-je mes désirs pour des réalités. Saroumane se leva, drapé dans sa dignité blanche, et appuyé sur son grand bâton. Je ne pouvais pas entendre ses paroles, ni les réponses d'Andos. Je ne voyais que l'expression du visage de Radagast, qui était face à moi, d'abord souriant, puis soucieux. Saroumane parla longtemps. Andos hochait la tête. Il me sembla que le Sorcier Blanc levait le ton, et je crus discerner deux mots : " nécessité " et " or ". Je vis Andos hausser les épaules, et j'eus l'impression que son regard se posait sur moi. Saroumane perdit manifestement son calme, et son bâton frappa le plancher de la barque. Andos restait impassible et souriait avec une politesse glacée. Enfin, il fit un signe à ses tritons et le trône s'enfonça dans l'onde claire. Saroumane se rassit. Radagast reprit les rames. Les deux hommes débarquèrent en silence.
Sans un regard vers moi, Saroumane enfourcha aussitôt son cheval blanc. Avant de tourner bride, il aboya à l'intention de Radagast :
" Ce vieux gâteux se prend pour Ulmo lui-même ! Son entêtement risque de nous coûter cher. Je retourne de ce pas voir Sauron, et j'ignore comment je vais pouvoir calmer sa colère. Rejoins-moi demain à Isengard. "
La poussière que son cheval soulevait n'était pas retombée que Radagast s'asseyait près de moi, la mine abattue. Je lui servis un bol de soupe. Je n'étais pas pressée qu'il se mette à parler, mais il soupira :
" Andos n'a rien voulu savoir. Il a dit que ce qui appartenait au Fleuve resterait au Fleuve, et que les affaires d'Arda ne le concernaient pas. Je ne te cache pas que cela m'a surpris. Il semble si pacifique, et si intelligent... "
- Peut-être Saroumane a-t-il manqué de diplomatie ?
- Non ! Ce n'est que vers la fin qu'il a perdu patience. Il a parlé longuement, avec de belles et douces paroles, il a promis de l'or et des bijoux...
- Je ne sais pas si Andos est sensible à ce genre d'arguments...
- Apparemment non... Je ne voudrais pas être à la place de Saroumane, face au mécontentement de Sauron...
- Certes... Mais tu vois, je suis plutôt rassurée. Je craignais vraiment que Sauron n'utilise l'Anneau s'il était rentré en sa possession.
- Il avait donné sa parole.
- Parole de Sauron... "
Et tout à coup je vis dans les yeux ébahis de Radagast s'allumer une flamme d'incompréhension, de dépit, de colère...
" 'Roquen... Tu n'y es pour rien, n'est-ce pas ? Dis-moi que tu n'as pas prévenu Andos, que tu n'as pas cherché à ... "
Mon coeur se serra. Ainsi le moment était venu, que j'avais pressenti depuis bien longtemps. J'allais parler, et j'allais le perdre. Il ne me vint même pas à l'idée de lui mentir.
"Ardan e voronda na, an si... (6)" , commençai-je.
Mais il était trop outré pour m'écouter plaider ma cause.
" Tu nous as trahis ! Tu m'as trahi, moi, ton compagnon ! Au nom de je ne sais quelle lubie, quelle ambition personnelle ou quel ressentiment envers Saroumane ! Et que vas-tu faire de l'Anneau, maintenant ? Car je suppose que c'est à toi qu'Andos l'a promis... Tu vas sauver Arda toute seule, te dresser solitaire face au Seigneur des Ténèbres, pour que ton nom reste dans l'Histoire jusqu'à la fin des temps ? "
Je secouai la tête lentement.
" L'Anneau restera au fond du Fleuve.
- Uchanya, uchanya ! (7) Comment peux-tu croire un seul instant être plus avisée que Saroumane, le Sorcier Blanc, le plus ancien, le plus sage d'entre nous, devant qui même Gandalf se tait !
- Gandalf ne se taira pas éternellement.
- Mais tu divagues ! La folie t'a frappé ! A cause de toi la Terre du Milieu sera mise à feu et à sang ! Mais quel coeur est le tien ? Tu ne peux faire confiance à personne, même pas à moi ! C'était peut-être la seule arme que nous avions face à Sauron, notre confiance ! C'était peut-être sa seule chance, à lui, de retrouver le chemin vers la Lumière ! Tu l'as condamné, et tu nous as tous condamnés, toi seule, par aveuglement, par orgueil, par... Mais pourquoi... Tu... "
Il était désespéré, je le sentais, au point de ne plus trouver ses mots. Je gardais les yeux au sol, butée. Je ne pouvais pas revenir en arrière. J'étais sûre d'avoir raison. Mais sa peine me tordait le coeur. J'aurais tant aimé pouvoir le prendre dans mes bras, le consoler du mal que je lui faisais bien malgré moi, car jamais je n'avais eu l'intention de le blesser, lui. Mais la situation nous dépassait tous les deux, et nous n'étions que des pions dérisoires sur un funeste échiquier.
Je posai ma main sur la sienne, non point tant pour le convaincre que pour l'assurer de mon affection. Mais il la retira comme si je l'avais brûlé. Il se leva. Je humai son odeur à plein poumons, pour garder un peu de lui le plus longtemps possible.
" Je ne dirai rien à Saroumane. Ce qui est fait est fait. Je prie Eru que tu puisses continuer à vivre avec une telle charge sur tes épaules. Namarië (8)."
Je n'avais pas bougé. Mes compagnons non plus. Nous le regardâmes se transformer en aigle, prendre son envol sans un regard vers nous, et disparaître bientôt dans le ciel d'azur en direction du nord.
Rolanya posa son museau sur ma tête. Frère Loup se coucha sur mes pieds. Kyo se posa sur mon épaule. Il n'y avait rien à dire. J'aurais voulu crier, mais j'étais embourbée dans une peine gluante comme des sables mouvants. Je m'accrochai à la certitude d'avoir agi avec sagesse, pour ne pas me laisser engloutir. Je fermai les yeux, et le soir nous trouva ainsi, toujours immobiles, et la nuit nous fit basculer lentement dans un sommeil opaque, nichés flanc contre flanc dans notre tristesse commune, comme une portée de louveteaux orphelins.

Le jour se leva gris, comme si le ciel partageait mon chagrin. Je chassai sans entrain et en revins bredouille. De toute façon je n'avais pas faim. Dans l'après-midi, alors que je rêvassais en remuant les braises, j'entendis monter du Fleuve le chant de Nanda, ce chant si pur et si suave, qui parlait d'un bonheur enfui et mettait un peu de baume sur ma plaie à vif.
En fredonnant, elle sortit de l'eau et se dirigea vers moi. Je me levai respectueusement et la conviai à s'asseoir près du feu, mais elle refusa d'un sourire.
" Je loue ton courage, noble Istar . Il n'est pas facile d'affronter la solitude, même au nom d'une juste cause.
- Votre bonté me touche, gente Dame. Remerciez pour moi le Seigneur Andos.
- Mon époux pense que ton coeur est pur, et c'est ce qui a emporté sa décision. Néanmoins... "
Elle hésita.
" Je suis prête à lui donner ce qu'il désire, vénérable Nanda. Je me suis engagée et je n'ai qu'une parole.
- Andos veut ton cheval. "
Je reçus le coup en plein ventre. Mes jambes se dérobèrent sous moi, tandis que ces mots résonnaient à mes oreilles comme l'écho d'un glas sinistre : " cheval... cheval... ton cheval... "
Je reculai d'un pas. Malgré moi je m'écriai :
" Laume ! (9) Il ne peut pas ! Rolanya... C'est un présent d'Oromë... Je ne peux pas... Déjà Radagast... "
Je me débattais dans un flot de souffrance, sans trouver d'issue pour échapper à l'horreur.
" Rolanya sera bien traitée ", ajouta-t-elle pour me rassurer. Nous avons de grands pâturages, sous le fleuve, où paissent des chevaux magnifiques... Je te promets de veiller personnellement sur elle...
- Mais... "
Les larmes aux yeux, je murmurai difficilement :
" Rolanya est un être vivant. Elle m'accompagne de son plein gré, mais en aucun cas je ne peux décider à sa place. Que le Seigneur Andos prenne ma vie... "
Rolanya s'approcha dans mon dos et posa sa tête sur mon épaule avec un murmure amical. Je sentis, chose ô combien rare, son esprit toucher le mien.
" Je suis un cheval libre, 'Roquen, mais cela ne veut pas dire que je sois irresponsable. Le sort d'Arda est plus important que ma vie, et que la tienne. Tu as encore un rôle à jouer ici. Laisse-moi partir. "
Je passai mes bras autour de son encolure et enfouis mon visage mouillé dans sa longue crinière.
" Pas toi, pas toi...
- 'Roquen, nous sommes trop liées pour que l'absence nous sépare. Je serai toujours avec toi, tu le sais bien. "
J'acquiesçai en silence.
Le bout de son museau cueillit une larme sur ma joue. Je caressai une dernière fois le dos puissant, la croupe ronde, et encore les yeux si tendres et le chanfrein et j'embrassai l'aile du nez si douce et...
Elle se dégagea lentement, salua d'un hennissement bref Kyo et Frère Loup, et se plaça près de Nanda. Celle-ci entra dans le Fleuve, dont les eaux s'écartaient autour d'elle, et Rolanya la suivit, d'un pas digne et fier, sa queue noire se balançant légèrement au rythme de sa noble allure. Elle ne se retourna pas. Je n'y aurais pas résisté. Je me laissai tomber au sol. Je n'étais plus qu'une coquille vide, sans vie, sans coeur, sans larme, un fantôme, un simulacre, l'ombre de moi-même.

Je traînai dix jours au bord du Fleuve, espérant contre toute logique qu'Andos aurait changé d'avis, ou qu'il m'aurait permis de la revoir une dernière fois, ou que quelqu'un m'aurait donné de ses nouvelles... Chaque soir le chant de Nanda me glaçait le coeur et m'arrachait l'âme. Et je restais cependant toute la nuit à l'écouter, cherchant dans ce lien si ténu une raison suffisante de continuer à vivre.
Au matin du onzième jour, Kyo et Frère Loup se tinrent devant moi côte à côte.
" Il faut partir,'Roquen " commença Frère Loup.
"Tu consumes ta vie en larmes inutiles qui ne feront pas refleurir le passé ", poursuivit Kyo en esprit.
" Il reste des Orques et des démons qui maltraitent les peuples d'Arda ", reprit Frère Loup.
" Et nous n'avons pas mérité de rester là à te regarder souffrir ainsi ", conclut Kyo.
Je les serrai contre moi longuement, jetai un coup de pied dans les braises, et nous reprîmes la route vers le sud. Je ne savais pas où j'allais, mais j'avais hâte d'y aller. L'important était d'être debout, et de marcher.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (10).

N.d.A.

(1) : cf "Trahisons", in Concours "Les spirales du temps"
(2) : Et alors ?
(3) : Saroumane n'est pas un enfant !
(4) : Que la volonté des Valar soit faite
(5) : Hélas !
(6) : C'est à Arda que je suis fidèle, parce que...
(7) : Je ne comprends pas, je ne comprends pas !
(8) : Adieu
(9) : Non !
(10) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

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© Narwa Roquen



Publication : 05 novembre 2007
Dernière modification : 05 novembre 2007


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L'adieu aux Loups  
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La Parque  

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4 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 12-12-2007 à 12h38
dilemme shakespearien
Entrouvrons maintenant les pages du nouvel épisode de ma saga faerienne préférée. On y retrouve tous les ingrédients qui ont fait le succès de la série : un récit court mais complet, à la fois auto-suffisant mais partie d’un tout plus vaste, des dialogues ciselés, le respect sans faille du monde de Tolkien, quelques mots d’elfique pour charmer nos oreilles. Non seulement l’intérêt ne faiblit nulle...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 09-11-2007 à 16h34
Snif...
Superbement écrit. La description du palais donne une ambiance toute aquatique dans laquelle on se sent bien... Jusqu'à ce qu'on tombe sur ce Roi, pas foncièrement méchant mais quand-même pas si sage que ça, me semble-t-il: quel lourd prix à payer, pour 'Roquen!Alors qu'il reconnait qu'elle a raison, il lui demande de payer par bien plus cher que sa vie, c'est trop injuste!!

J'espère sincèremen...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 08-11-2007 à 19h49
Réponse à Maedhros
Euh... (un peu rougissante) Ravie que ça t'ait plu... C'est vrai que je me sens bien dans ce Monde...
Pour répondre à ta question l'action se situe autour des années 2000, donc l'Anneau est bien dans le Fleuve. Il est vrai que Saroumane n'est pas encore installé à Isengard, mais il ne m'a pas semblé absurde qu'il rôde dans le secteur longtemps auparavant, justement pour trouver le moyen de s'y in...

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Maedhros Ecrire à Maedhros 
le 08-11-2007 à 15h29
Mon cheval pour ce royaume...
Ce conte est attachant à plusieurs titres.

Au premier rang sans doute, son insertion, comme toutes les aventures de ton avatar Istar, dans les décors familiers de la Terre du Milieu. Les lieux et les personnages participent beaucoup à la magie qui se dégage subtilement de ce texte.

Le style également qui ne détone pas, notamment dans les descriptions (le palais d'Andos, son char d'appa...

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