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Ne m'oublie pas

Le paysage défile à travers la vitre, endormi encore. Le soleil fait comme une lueur diffuse làbas, noyé sous les nuages. Antoine fixe sans le voir ce monde vide de sens. Il se laisse secouer par les cahots de la route. Son corps entier se balance au rythme des arrêts et des accélérations du véhicule. Cela le laisse indifférent, tout comme le vrombissement du moteur et les discussions insipides des gens qui l'entourent. Tout cela n'a pas de sens.

Ca n'en a plus depuis trois semaines. Depuis qu'il n'est plus là.

Antoine ferme les yeux, pour ne plus voir ces gens qui font semblant de vivre alors qu'il n'y a plus rien. Il préfère se rappeler... avant...

Avant, Léo aurait été assis à côté de lui. Ils auraient parlé de tout et de rien, rit pour une blague stupide, en écoutant de la musique. Lorsque le soleil se serait levé, Léo l'aurait montré du doigt, grosse boule de feu orange par-dessus la brume bleutée, et ensemble ils l'auraient observé. Ils auraient pu se plaindre de la journée à venir, mais ils l'auraient passée ensemble...

Crissement des pneus, cri, choc. Antoine se retourne. La voiture est arrêtée en travers de la route, un peu après le passage piéton désert. Léo est... là-bas, sur le goudron noir, couché...

-Non !

Silence.

Antoine ouvre les yeux. De têtes surprises sont tournées vers lui. Des yeux, étonnés ou alarmés, le dévisagent puis se détournent, embarrassés par le malheur soudain qui leur tombe dessus. Le voisin direct de Antoine s'écarte un peu, pas rassuré du tout. Après un petit moment de flottement, les conversations reprennent, d'abord de l'autre côté du bus, puis reviennent peu à peu à leur volume initial. A mesure que le brouhaha augmente, Antoine voit la vérité lui retomber dessus, impitoyable. Un rire sonore et agressif résonne là-bas, derrière lui. Il tourne le dos à la foule et appuie son front sur la vitre. Les larmes coulent sur ses joues, une nouvelle fois. Il les essuie mais elles sont aussitôt remplacées par d'autres. Alors il abandonne. Mais, depuis trois semaines, il a l'impression de ne faire que ça, pleurer.

La journée passe lentement. Tout le monde est au courant autour de lui et le regarde avec un air de pitié retenue. Les quelques timides sourires qu'on lui adresse sonnent creux. Certains se veulent rassurants, d'autres se montrent inquiets. La plupart sont juste gênés. Antoine les ignore tous. Il n'a besoin ni de protection, ni de réconfort. Il ne veut pas que les gens se sentent mal à cause de lui. Il veut juste retrouver Léo. Il veut surtout qu'on le laisse seul. Il s'isole. Il repense à ses journées qu'il a passées avec son frère, à quelques uns des bons moments. Tout cela lui manque. Mais la journée continue, implacablement longue et vide. Fausse. Comme la vie qui l'entoure désormais et persiste à s'agiter. Des oiseaux pépient dans les arbres, un papillon tourbillonne entre les fleurs en face de lui. Seul sur son banc, il est bien obligé de voir, d'entendre. D'entendre aussi les murmures soucieux de ses amis qui le regardent en coin, en essayant d'être discrets. Mais il décide de faire semblant de ne pas se rendre compte. Et puis il ferme les yeux, parce que toute cette lumière qui lui tombe dessus comme ça, c'est insupportable. Alors il est encore plus seul, mais il se sent mieux quand même, et il reste comme ça. Et partout où il va maintenant il ferme les yeux. Il oublie comme ça qu'il y a du monde autour de lui qui réclame la vie, et il peut penser, se souvenir, tant qu'il veut.

-Antoine... Antoine...

Silence.

Antoine se réveille en sursaut. Les yeux écarquillés, il fixe le mur en face de lui. Il vient d'entendre Léo, il en est sûr. Il est là, derrière lui, qui l'appelle. Un long souffle rauque se fait entendre dans la chambre. Antoine crispe sa main sur la couverture humide. Son coeur lui brise les os de l'intérieur tellement il bat fort. Il n'ose plus bouger du tout, de peur d'être entendu. Attente. Angoisse. Le souffle se rapproche. Antoine retient sa respiration. Silence. Il se demande ce que Léo fait derrière lui. Il ne peut pas revenir ! Un petit craquement le fait sursauter. Trop tard, il a bougé ! Léo va le trouver !

D'un bond, il se redresse et rejette sa couverture sur le sol. Rien. La chambre est vide. Sombrement vide. Antoine se jette sur sa lampe de chevet et l'allume. Les ombres disparaissent. Définitivement, il est seul. Pourtant, il entend encore l'appel désespéré que son frère lui a lancé à travers son sommeil. Et son coeur bat encore à tout rompre dans sa poitrine.

A mesure qu'il retrouve son calme, Antoine se trouve de plus en plus stupide. Léo est mort. Il ne reviendra plus. Que ce soit dans cette chambre ou ailleurs, la nuit ou le jour. Il ne pourra plus l'appeler. Jamais.

Au moment de se recoucher, Antoine hésite tout de même une seconde avant d'appuyer sur l'interrupteur. Puis il s'en veut aussitôt, éteint la lumière et retourne dans son lit, le dos collé au mur. La fin de la nuit se passe très calmement.

Ainsi passent les jours, ternes et insipides. La vie continue autour d'Antoine, mais sans lui. Les gens compatissants se montrent agacés désormais du deuil prolongé du jumeau restant. On lui tourne le dos. Son obsédant malheur irrite son entourage, qui veut bien faire des efforts, mais un peu seulement. Ca devrait aller mieux maintenant, il devrait s'y faire, non ? Pourquoi s'acharne-t-il ainsi ? Il ne voit donc pas qu'il énerve tout le monde ?

Ses amis sont les seuls à essayer encore de lui remonter le moral, mais sans succès. Parfois, il reste avec eux, mais sans prendre la parole de toute la journée, répondant à peine aux questions qu'on lui pose. Dans ces cas-là, il préférerait encore être seul. Mais à chaque fois qu'il s'esquive, on le ramène de force dans le groupe. Alors il reste et il se tait. Mais il ne pense qu'à s'échapper : il a l'impression d'être pris en pitié, et que ses amis sont aussi mal à l'aise que lui, mais qu'ils le gardent avec eux pour avoir bonne conscience.

Il fait encore parfois ce rêve où il entend son frère l'appeler. A chaque fois, quand il se réveille, il vérifie qu'il n'y a personne dans sa chambre. Il s'en veut un peu après, il se trouve ridicule, mais c'est plus fort que lui.

Un soir où il rentre chez lui après les cours, dans le bus, Antoine s'assoit en face d'une fille de son lycée que Léo aimait en secret. Pendant le trajet, il l'examine longuement. Il ne l'a jamais trouvée très belle, mais finalement c'est vrai qu'elle est mignonne... Au bout d'un moment, se sentant observée sans doute, elle relève la tête du livre dans lequel elle est plongée. Leurs regards se croisent, très brièvement car il s'est tourné aussitôt vers la fenêtre. Mais il a eut le temps d'apercevoir ses grands yeux verts, curieux, mais voilés par quelque chose au fond.

Deux jours après, dans un couloir du lycée, un garçon le bouscule et continue son chemin sans s'arrêter. Antoine lui lance un regard noir dans le dos et se colle un peu plus contre le mur. Il connaît ce garçon, ils étaient dans la même classe l'année précédente. Eric, il s'appelle. Antoine ne l'aime pas.

-Eh ! s'exclame Salim, son meilleur ami, en attrapant le bras du garçon pressé, tu pourrais t'excuser au moins !

L'autre se retourne et le dévisage.

-Quoi ? Qu'est-ce' tu m'veux ?
-J'ai dis : tu pourrais t'excuser, répète Salim en articulant exagérément. T'as besoin que je te le dise une troisième fois ?
-Laisse tomber, Salim, proteste Antoine.

Soudain, Salim prend une grande inspiration et attrape son meilleur ami par les épaules, délaissant le malpoli qui hausse les sourcils.

-Tu vas arrêter maintenant, Antoine, tu m'entends. TU n'es pas mort. Alors arrête de faire comme si ! Compris ?
-Lâche-moi, Salim.
-C'est compris ?
-Salim...
-Non !

Silence.

Brusquement, Antoine sent qu'il va fondre en larmes. Il cherche à se retenir... et tombe dans les bras de son meilleur ami qu'il serre contre lui. Il semble que d'un coup, les lumières reviennent dans sa vie. Et d'abord par le orange. Il voit du orange partout, une lumière orange qui vient des cheveux de son meilleur ami. Et du bleu, comme le pull d'Eric, qu'il attrape par le col.

-Je t'ai pas entendu t'excuser ! s'exclame-t-il, surpris lui-même.
-Oh ! ça va, mec. Calme-toi. 'scuse-moi, c'est bon !
-Allez, dégage, maintenant.

Jaune, ça c'est le sac de François qui le dévisage avec des yeux ronds. Antoine sourit, amusé par son visage ébahi.

Le lendemain, pendant la pause de midi, Antoine est assis avec ses amis sur un banc. Ils discutent et pour la première fois depuis longtemps, Antoine participe à la conversation. Et quand ses amis font une blague stupide, il ne peut s'empêcher de rire avec eux, un rire qui s'envole haut dans le ciel au dessus de la cour du lycée.

Le soir même, quand Antoine rentre chez lui, il répond à son père qui lui dit bonjour. Pendant le dîner, il sourit même à sa mère. Peu à peu, il semble que la vie reprend au fond de lui. Il est moins seul, déjà.

-Antoine... Antoine... Ne m'oublie pas...

Antoine sourit tendrement mais il garde les yeux fermés. Il se rappelle d'un départ en vacances lorsqu'il était enfant. Lui partait mais Léo restait chez leur grand-mère, malade. Avant qu'ils ne se séparent, il avait demandé à son frère : " Tu m'oublies pas, hein ? ". Et il avait promis qu'il n'oublierait pas.

Cette phrase était longtemps restée ancrée dans la mémoire de Antoine. Bien sûr que non, il n'oublierait pas Léo. Jamais.

Il roule sur le côté en s'enfonçant un peu plus dans sa couverture chaude. Il est bien ainsi, il a compris aujourd'hui qu'il pouvait vivre sans Léo. Ce serait difficile, bien sûr, mais il n'était pas entièrement seul sans son jumeau.

Quand un souffle glacial lui effleure la nuque, il sursaute et se retourne. Assis sur le bord de son lit, Léo l'observe. Sa peau blafarde diffuse une pâle lumière blanche. Il y a du sang sur ses vêtements, et toute la partie gauche de son corps est tordue, abîmée. Mais ce n'est pas cela qui effraie le plus Antoine. Ce sont ses yeux. Ses yeux jaunes qui brillent au-delà de la mort.

-Tu avais promis...

Sa voix est un murmure sifflant. Celle qui appelait Antoine dans ses rêves. Il tremble contre le mur.

-Arrête, gémit-il, qu'est-ce que tu veux ?
-Toi... Viens avec moi...
-Non ! Laisse-moi. Je veux vivre !

Pourtant Léo se baisse vers lui et le serre contre lui. Antoine se débat... trop tard. Un froid glacial lui enferme le coeur. Il halète, puis se tait.

Il s'écroule. Son corps est seul sur son lit.

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© Eltanïn



Publication : 16 mars 2008
Dernière modification : 16 mars 2008


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5 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 18-04-2008 à 17h10
Mon frère, mon double
Commençons par la forme : « embarrassés par le malheur soudain qui leur tombe dessus » : quel malheur ?. « Il repense à ses journées qu'il a passées avec son frère » : ces journées. « Son coeur lui brise les os de l'intérieur tellement il bat fort » : l’image est intéressante mais la formulation maladroite. Pourquoi pas « son cœur bat si fort, à lui briser les côtes » ?
« Trop tard, il a bougé !...

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Maedhros Ecrire à Maedhros 
le 06-04-2008 à 18h05
Briser le miroir...
Le texte répond bien à l’objet du concours. J’aime bien la façon avec laquelle tu introduis doucement l’histoire, par petites touches, le côté déchiré du jumeau survivant, la possession qui peu à peu s’installe ainsi que le sentiment d’auto-exclusion (famille, amis) ressenti par Antoinet. Il n’arrive pas à faire son deuil de la disparition de son double. La tentative de son meilleur ami est bien...

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Eltanïn Ecrire à Eltanïn 
le 27-03-2008 à 18h31
blup, blup, blup
Tout d'abord, merci pour vos encouragements. C'est rassurant, je n'étais pas du tout sûre d'avoir bien décrit le temps du deuil, même si c'est ce que j'ai le plus travaillé.
Ensuite, le "retour à la vie". C'est vrai qu'en me relisant maintenant, je trouve ça un peu rapide. Tout comme la fin d'ailleurs. Mais j'ai eu du mal à écrire cette nouvelle, parce que je n'arrivais pas à "rentrer" dans le th...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 27-03-2008 à 17h55
Un ou deux?
Le travail de deuil est bien décrit, avec ses différentes phases : traumatisme, déni, repli sur soi, souvenirs, identification/intériorisation, et enfin acceptation. Les va et vient du héros entre ces différentes phases sonnent juste, de même que les réactions de l’entourage, gêne, pitié, puis agacement.
L’expression « le monde autour de lui qui réclame la vie » est bien trouvée.
Deux points p...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 20-03-2008 à 08h42
Bon début!! :)
Pas mal du tout! Ravie d'avoir un nouvel écrivain de qualité parmi nous. La description de la solitude et du deuil est assez bien décrite à mon sens, l'histoire est intéressante, c'est bien! Deux trois petits points cependant:
-Quelques broutilles orthographiques: Ils auraient ri (sans "t"), le voisin direct d'Antoine (au lieu de "de Antoine"), Il repense à Ces journées (au lieu de "ses journées"...

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