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Simplement humain

Cette histoire se passe ailleurs et dans d'autres temps. Nul n'a besoin, comme vous le verrez, de connaître où étaient ces lieux et quand situer cette époque car la leçon que vous allez en tirer, chers enfants, est universelle et atemporelle. Sachez seulement que si on disait de cette ère qu'elle était apaisée, après que la fureur de combats millénaires se soit enfin tue, elle ne l'était seulement qu'en apparence.

Après le Grand Chaos, les humains avaient voulu atteindre l'harmonie parfaite et avaient, pour ceci, sélectionné les meilleurs d'entre eux, du moins ceux qu'ils considéraient comme tels, par le biais de la science génétique. Les humains avaient ainsi ré-inventé leur race pour un monde qu'ils voulaient en paix, lisse et parfait. Contraint ou volontaire, la sélection avait fait naître des êtres d'exception, génies en biologie moléculaire ou dotés de dons psychiques. Oh, certes, ils étaient des mutants et la nature se vengeait parfois, en leur faisant la plaisanterie d'agrémenter ce nouveau modèle humain de quelques fantaisies physiques.

Cette collection de choix avait amené les humains à se réorganiser, après plusieurs centaines de générations, en plusieurs groupes où les individus se rejoignaient selon leurs affinités et leurs compétences. Appelez-les "clans" si cela vous chante! Ils se nommaient, pour n'en citer que quelques-uns, La Guilde du Commerce, La Ligue des Transporteurs, Les Particulistes ou La Noble Maison des Concubines. La société était devenue tellement compartimentée que personne ne songeait plus depuis longtemps qu'il fut possible de communiquer avec l'Autre, sauf lorsque les besoins impératifs liés à la survie de son groupe étaient en jeu.

Dans ce paysage si net, seul le Haut Sanctuaire faisait exception : on y accueillait des représentants de toutes parts, garantie de richesse et de diversité intellectuelles. Une formation pointue venait ciseler ces esprits hors pair qui auraient la charge suprême de préserver les reliques de la Connaissance. Car les humains, à l'époque du Grand Chaos, atteints d'une folie guerrière qui ne faisait plus aucun discernement entre oeuvre d'art et menace, théorie scientifique et arme atomique, animal de compagnie et création diabolique, avaient bien failli perdre à tout jamais le savoir qu'ils avaient acquis. Alors, quand le calme fut revenu, tout ce qui restait des mémoires des sages comme des créations d'antan fut rassemblé soigneusement dans la Grande Bibliothèque du Haut Sanctuaire. La Connaissance fut archivée dans ce labyrinthe et seuls les moines les plus érudits purent y avoir accès : la Connaissance ne pouvait pas être mise dans les mains de n'importe qui! Ces religieux, élus par le Grand Maître pour leur intégrité, devaient non seulement préserver les reliques, mais aussi les étudier afin que de nouvelles applications techniques viennent au service de cette nouvelle société si ordonnée et qui ne tendait que vers un seul but : l'Harmonie.

Mais il est de règle, dans tous les contes, qu'un danger survienne sur le parcours du héros, l'obligeant ainsi à choisir le cours de son destin. Dans l'histoire qui nous intéresse, ce bel ensemble avait une faille, incarnée par un personnage, bien mal à sa place, vous le verrez, et qui avait un bon gros défaut : l'humanité.

***

Sur les rives perpétuellement brumeuses du Grand Lac, le Haut Sanctuaire érigé avec les pierres brunes de l'antique Cornouailles. Tel l'avait voulu le premier de la lignée des Grands Maîtres : l'édifice sacré se devait d'être à l'image du passé, même si ses moines avaient la primeur des dernières redécouvertes ou jouissaient des plus récentes technologies : c'était en ces lieux qu'on avait pu établir les premières relations diplomatiques avec la Galaxie d'Andromède, qu'on avait retrouvé les semences originelles de la Terre et qu'on avait su maîtriser les particules pour que la moindre marchandise soit convoyée sans effort. Le Haut Sanctuaire négociait ensuite l'usage de ces outils à d'autres groupes moyennant l'obtention d'une zone d'influence plus grande et des revenus réguliers. C'était ainsi que les moines s'étaient alliés des siècles auparavant avec les Particularistes qui jouissait du monopole de l'exploitation des particules et, par conséquent, tenait sous sa coupe La Ligue des Transporteurs.

C'était également en ces lieux que Jolan avait décidé de se retirer pour méditer après de longues études de théologie, études soigneusement supervisées par le Grand Maître lui-même.

Comme à son habitude, Jolan s'arrêta un moment pour contempler le monastère qu'on disait millénaire. Il aimait perdre ainsi son temps alors qu'il revenait de sa visite hebdomadaire à la Cité du Commerce. Le disciple du Grand Maître, celui-là même dont on avait dit qu'il serait sans doute son successeur, savourait cet instant de liberté fugace, un luxe à priori impensable pour un moine du Haut Sanctuaire.

Le rituel était toujours le même : dès qu'il apercevait les premières tours, Jolan levait la main au-dessus du moteur à particules qui mouvait le convoi. Et toujours, il ressentait le besoin impérieux de refaire les mêmes mouvements, comme lors d'une séance de transe hypnotique. Il appuyait son visage barbu sur le flanc du convoi, montait sa main jusqu'à sa poitrine où l'insigne rouge et or des Moines de la Connaissance se détachait sur sa robe noire. Jolan fermait à demi ses trois yeux et voulait oublier qu'il portait une marque crainte par nombre de gens. Jolan souriait aussi à travers ses longs poils bruns, souriait à ses propres contradictions : lui aussi, il avait été effrayé par cet insigne dans sa prime jeunesse, il l'avait ensuite tellement désiré qu'il en était devenu l'un des ses représentants les plus influents : il était l'Econome du Haut Sanctuaire. Bien qu'il fut fort honoré de la charge que lui avait attribuée le Grand Maître, Jolan ne pouvait s'empêcher de ressentir régulièrement le goût amer du ressentiment car son désir le plus intime avait été de devenir le Grand Bibliothécaire. Parmi toutes ces données numérisées, trésors de la Connaissance au micro carré, voilà où il avait rêvé de cacher sa personne peu avenante, son corps massif et trapu, enterrant à jamais son triple strabisme dans les registres codés.

Mais le ton du Grand Maître avait été insistant, comme s'il avait eu besoin de le convaincre : en tant qu'enfant de la Guilde du Commerce, l'alliance de son intelligence et de ses qualités relationnelles héréditaires était essentielle à l'influence que comptait maintenir le Sanctuaire. Son rôle d'économe permettrait d'utiliser au mieux les contacts que Jolan avait au sein de son ancien groupe.

Le jeune moine avait compris qu'il en serait ainsi, même s'il haïssait jusqu'au dégoût sa filiation avec la Guilde. En intégrant le Haut Sanctuaire, Jolan avait crû que cela en serait fini des tractations serrées et des négociations interminables, que seuls régneraient ses monologues intérieurs et ses passionnantes explorations de la Connaissance. Mais il n'en fut rien. Il devint l'Econome du Haut Sanctuaire et portait devant ses frères si vénaux un insigne qui ne représentait pour eux qu'un mysticisme incompréhensible.

Là, au sommet de cette colline, Jolan savait qu'il désobéissait au Grand Maître, lui qui avait tracé son destin dans une voie qui lui faisait horreur. En décidant d'une halte entre la Cité du Commerce et le Haut Sanctuaire, l'Econome ressentait une jouissance extrême à l'idée de la transgression qu'il se permettait.

Mais l'instant de la colline ne pouvait être qu'une parenthèse, Jolan en avait bien conscience. Des années de rigueur et de discipline monacales obligeaient Jolan à rouvrir les yeux, à lever de nouveau la main au-dessus du faisceau de particules et à reprendre son chemin. L'arrêt n'avait duré que deux micro-cycles, un laps de temps trop court pour qu'un seul des Gardiens du Haut Sanctuaire ne le remarque.

A l'heure dite que Jolan pénétra dans l'enceinte du Haut Sanctuaire. Bien que construite selon le plan des antiques monastères, selon le souhait originel d'être à l'image même de la modestie, l'austère bâtisse recelait en son sein tous les signes de la toute puissance de l'Ordre. Ornés de tentures virtuelles offertes par la Guilde du Commerce, les murs de pierre étaient équipés de part et d'autre des dernières innovations technologiques : ces derniers temps, les moines aimaient tout particulièrement les nouveaux activateurs de croissance qui permettaient d'accélérer les récoltes du Haut Sanctuaire et de revendre un surplus appréciable.

Tandis que les donations de la Cité étaient déchargées du convoi, Jolan s'en alla rapporter au Grand Maître où en étaient les négociations avec les chefs des différentes corporations de la Cité du Commerce. Les zones d'influence n'étaient encore que trop floues et l'accord qui se faisait jour était primordial pour l'avenir du Haut Sanctuaire. L'esprit synthétique de Jolan fournissait à son supérieur un état d'avancement précis sur les alliances que l'Ordre espérait bientôt conclure. Les nouvelles étaient extrêmement bonnes : grâce aux qualités de diplomates de l'Econome, les transactions avaient avancé à grand pas.

Ce fut donc avec une reconnaissance non dissimulée que le Grand Maître libéra Jolan des corvées des trois nélans à venir. N'importe lequel de ses condisciples aurait profité de ces instants de liberté pour flâner et laisser tout simplement passer le temps, mais Jolan se précipitait déjà vers le havre de paix qu'on lui avait dérobé : la Grande Bibliothèque.

Située au coeur du Haut Sanctuaire, la Grande bibliothèque était un véritable labyrinthe pour les non-initiés. Il était d'ailleurs d'usage de ne laisser aucun novice seul au milieu des archives tant s'orienter parmi ces milliers de reliques était déjà un apprentissage en soi. Des imprudents s'étaient perdus et ceux-là n'avaient dû leur survie qu'à un système de surveillance fort complexe.

Eclairés par la lumière crue d'ions en surchauffe, les rayonnages s'élevaient par centaines, parcouraient les milliers de yondes des galeries faites de matière neutre.

Dissimulé à la vue de tous, là, Jolan était enfin seul. Il savait dors et déjà à quoi il allait consacrer ce temps exceptionnellement libre : aux recherches qu'il avait récemment entamées sur la génétique mondiale. Car une anomalie de la société était venue frapper l'esprit de l'Econome lors de ses multiples séances de contemplation, une singulière anormalité dans une société qui se voulait être à l'image de l'Harmonie parfaite : il n'y avait plus de Léonard de Vinci, ni d'Albert Einstein, et encore moins de Shakespeare parmi eux. En voulant annihiler tout embryon de conflit, les anciens avaient tant lissé le patrimoine génétique qu'il avait également supprimé toute possibilité qu'un être humain hors du commun vienne au monde. Jolan ne comprenait pas et cela le rendait fou de curiosité. Alors, pendant deux nélans entiers, il explora avec délice les données consacrées à la génétique mondiale, ses recherches étant brièvement interrompues par quelques repas frugaux et de courts trolans de sommeil. Il fallait faire vite! Que de connaissances à acquérir et seulement trois petites journées à leur consacrer! Pourtant, à la fin du deuxième nélan, et bien que son esprit soit totalement captivé par ce festin didactique, Jolan s'aperçut qu'il manquait un son familier parmi ces longs couloirs : le pas fatigué du Grand Bibliothécaire, Galaan, un moine qui paraissait si âgé que Jolan s'était souvent demandé s'il n'avait pas toujours vécu en ces lieux.

Où était-il ce vieil ami, se demanda soudainement Jolan, où était-il lui qui d'habitude était si prompt à le guider dans ses recherches ? Peut-être était-il souffrant ? A cette idée, Jolan se leva d'un bond pour s'élancer vers la cellule du vieillard. Jolan était quasiment le seul à avoir des échanges réguliers avec le vieux moine. Si son âge avancé et sa mauvaise santé lui avaient permis d'être dispensé des séances de prière et des corvées, cela l'avait encore un peu plus coupé du monde. Il était de règle que les rares religieux à qui on permettait de pénétrer dans le coeur du Sanctuaire ne disent mot lors de leurs consultations des archives et seule la nécessité absolue d'un renseignement les obligeait à communiquer avec le Grand Bibliothécaire. S'il n'y avait pas eu Jolan et ses perpétuelles interrogations que Galaan avait prises dans un premier temps pour de l'insolence, le vieux moine le lui avait souvent dit, rien ne pouvait l'empêcher de croire qu'on l'enterrait vivant.

Alors qu'il s'apprêtait à frapper à la porte de la cellule de verre opaque, Jolan entendit un bruit totalement déplacé dans un monastère : un pleur d'enfant. Non, cela ne pouvait être, se dit Jolan troublé : ses longues recherches solitaires avaient sans aucun doute trompé son esprit fatigué. Trois nouveaux petits coups sur la porte ainsi qu'un "c'est moi!" de sa voix rocailleuse précédèrent un remue-ménage fort inhabituel. Enfin, la porte voulut bien s'entrebâiller, mais seulement après de longs micro-cycles, pour laisser apparaître la rivière de rides qu'était devenu le visage du vieux bibliothécaire.

"- Jolan ?
- Vous êtes souffrant mon ami ?
- Non, non, nullement mais..." le vieux moine ne cessait de regarder derrière lui d'un air paniqué "... mais j'ai un problème." Et sur ce, avec une vigueur inattendue pour une personne dont on disait la santé fragilisée, Jolan fut brutalement tiré à l'intérieur.
"- Jolan, Jolan, mon ami!" Galaan, était méconnaissable : il sautillait sur place, tel un gamin surexcité, et il semblait avoir réappris à sourire, à sourire largement à la vie.
"- Jolan, Jolan, mon ami! J'ai fait une découverte!
- Ah, oui!", s'enthousiasma d'un coup l'Econome. "Je vous en prie, mon ami, partagez votre secret avec moi!"

Et le vieux moine de s'écarter doucement de la haute silhouette de Jolan pour se diriger vers sa couche. On pouvait y distinguer une simple caisse de plastique jaune recouverte de la couverture thermique réglementaire. Il était évident que Galaan ménageait l'effet de surprise et ne se pressait nullement pour révéler à Jolan le contenu de la caisse. Et puis, soudain, sans doute n'y tenant plus, le vieux moine ôta la couverture d'un large geste théâtral et Jolan, interloqué, put découvrir enfin la cause de toute cette mise en scène : un enfant d'à peine un mois dormait paisiblement la tête calée dans l'un des recoins.

Jolan regarda le vieux bibliothécaire d'un air interrogatif :
"- Le moine-gardien de la porte sud, le novice O-Bah, me l'a apporté dans cette caisse il y a trois nélans. Quelqu'un l'avait laissé sur le seuil sans aucune note. C'est la première fois que je mène ce type de recherche : il a fallu que je trouve la façon dont on nourrissait les enfants en bas âge avant l'époque du Grand Chaos dans les plus vieux recueils de la bibliothèque, et il a fallu que je le fasse rapidement crois-moi car cela - Galaan désigna l'enfant - peut crier extrêmement fort si la nourriture vient à lui manquer."

Encore une fois, Jolan fut impressionné par le savoir-faire du bibliothécaire : dénicher des informations fiables sur ces pratiques antiques représentait un véritable défi alors que l'Ere de l'Harmonie avait supprimé depuis fort longtemps les neuf mois inutiles de gestation humaine. A présent, chaque être était le fruit d'un savant mélange de gènes élus, grandissait dans la coupole appartenant aux Générateurs-Eunuques jusqu'à deux révolutions environ, âge auquel l'individu était définitivement attribué à un groupe par le Haut Conseil.

Galaan poursuivit sur le même ton enjoué : "O-Bah me fut d'une grand aide en mettant la main sur de vieux containers remplis de dizaines de boites de poudre blanche, très probablement stockées dans quelque abri anti-atomique d'avant le Grand Chaos. Ce garnement n'a jamais voulu m'avouer ce qu'il avait donné en échange mais cette poudre s'est révélée miraculeuse car elle a sauvé la vie de cet enfant. N'est-ce pas extraordinaire?"

Jolan comprenait la cause de l'excitation de Galaan : la découverte alliée au succès de l'expérimentation. Jolan avait toujours senti qu'il avait été un sujet d'expérimentations pour le vieux bibliothécaire. Il n'y avait nulle malice dans ce jeu, seulement de la curiosité scientifique.

"- Mais, mon ami, qu'allez-vous faire ? Vous ne pourrez pas cacher indéfiniment cet enfant au Grand Maître. Il finira par ressentir le trouble dans l'Harmonie du Haut Sanctuaire.

Galaan baissa son crâne hypertrophié mais, même s'il paraissait réfléchir aux propos de Jolan, sa réponse montra de façon trop évidente qu'il avait trouvé une solution depuis fort longtemps déjà.
"- Et bien, c'est assez simple, mon ami, vous allez le faire sortir de l'enceinte du Haut Sanctuaire lors de votre prochain voyage à la Cité du Commerce.
- Moi, mais, mais..." bégaya un Jolan perplexe, "comment le dissimuler ?
- Oh, cela aussi est simple! Vous allez nous transporter tous les deux. Je feindrai d'être aux portes du Grand Passage et souhaiterai être ramené au Monastère de mon noviciat pour y finir mes jours. L'enfant sera placé dans un caisson, suffisamment aéré bien entendu, parmi les données personnelles que j'aurai souhaitées garder auprès de moi. Comme la Cité du Commerce est sur la route, je ne doute pas que le Grand Maître, dans sa sage clairvoyance, vous désignera pour m'accompagner." Ce dernier propos déclencha un sourire narquois dans le visage raviné du Grand Bibliothécaire, ce qui fit penser à Jolan que leur bien-aimé supérieur pouvait être après tout bien prévisible.
"- Et si l'enfant fait du bruit ?", s'enquit Jolan.
D'un geste sûr, Galaan fit table rase de son objection;
"- Aucun risque. Je l'ai bien observé : le liquide à base de poudre blanche le fait dormir instantanément. Il faudra aussi que O-Bah nous accompagne. Il s'occupe du nettoyage de l'enfant fort bien et je dois dire que son expertise en cette matière semble contribuer au caractère paisible de cet enfant. Je me demande où il a bien pu acquérir cette technique...
- Mais il me faudrait un motif valable pour réquisitionner les services d'un moine-gardien!
- Mon ami, faites donc montre de votre grande intelligence! Vous prétendrez que vous voulez utiliser O-Bah lors d'une démonstration publique des anciennes techniques martiales. Le Grand Maître appréciera, j'en suis certain, que le Haut Sanctuaire fasse publicité, s'il y en avait encore besoin, de son incontestable supériorité." Cette fois-ci, ce fut Jolan qui ne put s'empêcher d'échanger un sourire entendu avec Galaan. "Quand est prévu votre prochain voyage à la Cité du Commerce ?" L'idée de cette aventure enthousiasmait visiblement Galaan.
- Dans cinq nélans", répondit un Jolan vaincu.
"- Parfait! Nous avons donc encore tout notre temps."

L'Econome tourna les talons, désorienté devant le nouveau cours que sa vie prenait en ces lieux. Alors qu'il s'apprêtait à partir, Jolan se sentit tout de même obligé de lancer :
"- Mon ami, vous avez conscience sans aucun doute qu'O-Bah et vous-même transgressez toutes nos règles monastiques. Et ceci d'autant plus que cet enfant...", Jolan toucha l'insigne rouge et or en un futile signe de protection, "...est très probablement le fruit de relations charnelles entre les membres de cette nouvelle secte très populaire, Gê. Vous savez, ...", Jolan s'interrompit pour déglutir, "... ces êtres répugnants qui prônent un retour à l'Âge Primaire?"

Galaan releva les yeux du caisson en plastique jaune : "Jolan, me prendriez-vous pour un idiot? Je ne le sais que fort bien et c'est pour cette raison que nous devons sortir cet enfant au plus vite du Haut Sanctuaire et l'emmener dans un endroit où sa nature ne fera pas tant de problèmes, à la Noble Maison des Courtisanes."

Cela en était trop pour le pauvre Jolan qui dut se retenir au montant de la porte pour ne pas défaillir. Mais Galaan, sans aucune pitié, asséna le coup de grâce : "Aurais-je oublié de vous le mentionner? Ah, oui, peut-être, l'enfant est de sexe féminin."

***

Lorsque sa filleule introduisit cette curieuse troupe, Rana ne put réprimer un sourire : trois représentants du Haut Sanctuaire lui avaient été annoncés. Et elle découvrait devant elle des voyageurs trempés jusqu'aux os et puant de sueur. Une délégation du Haut Sanctuaire bien minable en vérité! Rana ne comprenait guère ce qui avait pu les mettre dans cet état : le Haut Sanctuaire n'était pas si loin et elle reconnaissait à présent l'Econome, Jolan, qui rendait visite chaque macro-cycle à ses frères commerçants. Que pouvait-il bien avoir à lui demander ? Quand il lui arrivait de la croiser dans les rues populeuses de la Cité, Rana le voyait s'écarter suffisamment d'elle pour ne pas la croiser et surtout ne pas rencontrer son regard.

Pourtant, Rana ne désirait pas se servir de ses capacités de médium. Jolan, posé tel un rocher entre ses deux compagnons si frêles, l'intriguait. Elle pressentait un évènement exceptionnel dans sa vie de courtisane, cette existence qui, en dépit de ses explorations quotidiennes des désirs humains, lui pesait par sa monotone régularité.

D'un geste de sa main diaphane, mouvement de séduction pure travaillé pendant de longues années d'apprentissage, Rana les invita à parler :

"- Rana", commença Jolan de sa voix rocailleuse, "nous venons t'apporter quelque chose qui pourrait bien être d'intérêt pour la Noble Maison des Courtisanes." Et Jolan repoussa sa cape alourdie par l'humidité pour offrir au regard vert d'eau de Rana le minuscule visage de l'enfant. Celle-ci dormait paisiblement calée dans les bras de l'Econome. Son corps souple légèrement tendu vers l'avant, Rana mit ses sens en éveil, pointa son esprit sur la petite chose et détecta... un génotype vierge de toutes imperfections... mais également une absence totale de manipulation génétique. Un être de création totalement primaire, un joyau de la nature, une survivance du passé.

Rana ne laissa rien apparaître de son intérêt et feignit de remettre en place tranquillement les plis de son kimono synthétique.

"- Rana", reprit Jolan, "tu connais à présent la nature de cet enfant et nous aimerions savoir si votre Noble Maison pourrait... l'accueillir." Le dernier mot avait été choisi avec hésitation et prudence. Un sourire parfait se dessina sur le visage de Rana.
"- Je pensais, Jolan, que le Haut Sanctuaire avait pour tâche de protéger toutes les reliques. - Les reliques, oui, pas les anomalies."

Un mouvement de mauvaise humeur fit soulever le fin sourcil de la courtisane. "De l'arrogance, toujours cette prétention d'être supérieurs en tout." Rana avait une aversion toute particulière pour le Haut Sanctuaire. Elle qui pouvait se plonger en chacun savait combien ces religieux respectés de tous pouvaient être vils.

Pourtant, Jolan intriguait Rana au plus haut point. D'un geste mental, elle intima à sa filleule de faire sortir le vieux bibliothécaire et le moine-gardien : elle voulait être seule avec Jolan pour l'explorer à sa guise. Et c'est ce qu'elle fit, avec presque un peu de fureur au début. Mais sa rancoeur s'apaisa bien vite quand elle s'aperçut que l'esprit de Jolan se faisait plaines, et non pas gouffres à traverser comme l'étaient les circonvolutions cérébrales de maintes de ses victimes : Jolan se livrait totalement à l'exploration de Rana. L'Econome du Haut Sanctuaire ne savait que trop bien qu'il était tout à fait inutile de résister à un médium de niveau 5. Et puis Jolan se sentait fatigué, éreinté de dissimuler, sans cesse.

Pour la première fois depuis longtemps, Rana se sentait troublée : se pouvait-il qu'elle eut trouvé un être aussi las qu'elle des faux-semblants et des destins tout tracés par le Haut Conseil ? Pourrait-elle faire de Jolan un ami ? Et la courtisane, l'un des rares médiums de niveau 5, se mit à pleurer, laissa glisser sans honte aucune des larmes de soulagement.

Pendant de longs trolans, Rana et Jolan conversèrent dans la salle d'honneur de la Noble Maison des Courtisanes. L'enfant continua de dormir paisiblement installée dans les bras de l'Econome. La pluie avait été remplacée par un gai soleil dont les rayons indiscrets essayaient de percer les vitraux. Ils n'étaient pas les seuls à tenter de deviner ce qui se tramait dans la salle : la filleule de Rana, Amédéa, une talentueuse médium ayant déjà atteint le niveau 3, O-Bah, le jeune moine-gardien qui s'était improvisé nourrice d'une enfant trouvée, et bien sûr, Galaan, le vieux bibliothécaire érudit du Haut Sanctuaire. Mais aucun d'entre eux, que ce soit avec leurs oreilles de chair ou leurs ondes parapsychiques, ne put déceler quel serait finalement le plan de sauvetage.

***

Ce ne fut que quelques révolutions plus tard que la légende commença à circuler de façon insistante dans les rues de la Cité du Commerce : on disait qu'un groupe de rebelles avait fondé la Communauté de Libre Choix au-delà des montagnes. Elle était peuplée de ce que certains audacieux appelaient "résistants" mais également d'êtres de création primaire, produits en cachette par des dissidents au Haut Conseil. Régulièrement, on entendait parler de citoyens qui disparaissaient, certains s'aventuraient même à mentionner que ces derniers avaient rencontré Rana ou Jolan avant de décider de rejoindre la Communauté de Libre Choix. Le phénomène avait pris une telle ampleur que le Haut Conseil ne savait plus que faire, en avait référé au Haut Sanctuaire. Mais le Grand Maître, malgré tous ses efforts de rhétorique, n'avait su dissimuler la nature du fléau qui les atteignait : l'Harmonie était moribonde, attaquée de toutes parts par la rumeur, une de celles que l'on ne pouvait arrêter. La Communauté de Libre Choix vivait un bonheur qu'ils n'avaient jamais pu atteindre car, malgré toute leur sagesse, ils avaient oublié ce que c'était d'être tout simplement humain.

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© shaana



Publication : 16 avril 2008
Dernière modification : 16 avril 2008


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1 Commentaire :

Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 21-04-2008 à 18h14
Pas si simple...
La perfection n’est pas de ce monde…

Nous sommes dans une ambiance SF où les humains ont réinventé un monde parfait… Le contexte est bien décrit, avec une certaine dose d’exotisme qui n’est pas sans évoquer Pratchett.
Un chose cependant n’est pas très claire : quand tu dis, comme une chose extraordinaire, que l’enfant est une fille, est-ce que ça sous-entend que tous les autres (sauf les Cour...

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