" Pour pouvoir gagner, il faut avoir perdu "
(maxime taoïste)
J'avais retrouvé Radagast, comme par enchantement, sur la Vieille Route du Sud. Je somnolais paisiblement, assise en amazone sur le dos de Rolanya, ma fidèle jument, quand elle pila net. Sur le bord de la route, souriant dans sa longue cape usée, il était là, devisant de bon coeur avec une grive musicienne qui s'envola en chantant. J'étais heureuse de marcher à ses côtés. L'air était doux, le printemps naissant mettait des bourgeons joyeux à toutes les branches, et mon vieux coeur désabusé se remettait à battre - la vie, enfin !
Nous approchions d'un petit village, Aldarwa. Nous bavardions paisiblement quand un homme d'âge mûr, apparemment un paysan, se planta sur le chemin, l'oeil hagard, nous menaçant de sa hache brandie.
" Personne ne passe ! J'ai le pouvoir absolu, le pouvoir de vie et de mort, et personne ne volera mon trésor ! "
Je m'arrêtai. Frère Loup gronda à mon flanc droit, Kyo l'oiseau de proie poussa le cri de guerre, s'apprêtant à fondre.
" Nous n'avons pas de mauvaises intentions. Nous sommes... "
Mais sans m'entendre l'homme leva sa hache sur Radagast. Je jure que le poignard que j'ai lancé devait frapper l'épaule droite. Il le foudroya en plein coeur.
" Roquen, tu n'aurais peut-être pas dû...
- J'ai visé l'épaule droite ! "
Radagast me regarda d'un air désolé. Bien sûr, il ne me croyait pas, et cela me faisait douter de moi-même. Mais j'étais sûre... enfin je pensais... il n'était pas possible que je... Frère Loup grogna de mécontentement, Rolanya se mit à ronfler comme devant un objet inconnu. Kyo, au loin, émettait des cris de détresse. Je me tournai vers Radagast.
" Je te jure...
- Bon. Allons au village. Il a peut-être de la famille. "
Les villageois couraient à notre rencontre.
" Dinaryan est parti comme un fou ! Vous l'avez vu ? "
Le chef du village me reçut seule dans sa maison. Il ne me proposa pas de m'asseoir.
" Je ne peux rien contre toi, Narwa Roquen. Tu es une Istar, et moi un simple paysan. Il est vrai que le vieux Dinaryan semblait étrange depuis deux jours... mais ne pouvais-tu faire autrement que le tuer? Ta lame est rapide, et ton pouvoir immense. Je ne peux que m'incliner devant toi. Dinaryan était un brave homme, et sa famille portera le deuil en silence, puisque tu l'as voulu. "
Je sortis de la maison muette et effondrée. J'aurais préféré une juste colère. Sa soumission augmentait au centuple le poids de mon remords.
" Ai ! Aica ambar !(1)"
Mais j'avais visé l'épaule droite ! J'avais... Frère Loup, qui a toujours les quatre pattes sur terre, me bouscula.
" Tu ne trouves pas ça étrange ? Ton poignard qui dévie - quoi, tu t'imagines que je ne te fais pas confiance ?- et cet homme qui te dit que Dinaryan avait changé depuis deux jours... Heureusement que j'écoute aux portes ! Tu t'en repartirais comme ça, avec ta peine sur les épaules? "
Rolanya approuva en hennissant, debout droite comme un i sur la place du village. Et Kyo, chose rarissime, vint se poser sur mon bras et frotta son bec contre ma joue.
" Je crois qu'ils ont raison ", dit Radagast. " Nous n'allons pas repartir tout de suite. "
Sa réaction me surprit et me toucha. J'étais peu habituée à recevoir un soutien de quelqu'un ayant forme humaine, fût-ce un Istar, depuis ce rêve étrange en Valinor(2), qui n'était après tout - peut-être - qu'un rêve...
Le lendemain, après une nuit passée autour d'un feu de camp aux abords du village, nourris par la générosité de Frère Loup et de Kyo de lièvres dodus et de cailles bien grasses, nous allâmes frapper à la porte de la maison de Dinaryan. Son frère nous ouvrit. Radagast, prudent, prit la parole.
" Nous vous adressons nos sincères condoléances. Nous sommes deux Istari, et notre mission n'est pas la mort mais la sauvegarde. Nous aimerions comprendre les raisons de cet accident. Pourquoi votre frère nous a-t-il menacés ? On dit qu'il avait changé récemment...
- Allez au diable ! ", répondit l'homme. " Vous l'avez tué !
- Laisse, Grior, " murmura une voix de femme derrière lui. " C'est vrai qu'il n'était plus le même. Et moi, je veux savoir. "
Elina, la veuve, nous fit entrer. Elle avait la sagesse résignée des gens simples, et nous faisait confiance parce que son coeur généreux était plus grand que tout le chagrin du monde.
" Il était comme fou, c'est vrai. Il parlait de pouvoir, de richesses... Il ne quittait plus sa hache, ne travaillait plus aux champs. Il était tout le temps dans la remise, et il m'interdisait d'y aller. Mais je l'entendais du dehors, répéter comme un forcené :
" La puissance, l'or... Je suis celui qui peut tout... "
Elle nous mena à la remise, refusant de nous suivre. Sur l'établi était posé un petit coffret en fer.
" N'y touche pas ", me dit Radagast. " On ne sait jamais. Il y a peut-être là...
- Quoi ? Une malédiction ? Un sortilège ? Tu crois que je n'ai pas la force d'y résister ? Je vais rester là à le regarder et à trembler de peur ? "
Encore aujourd'hui, bien longtemps après, je regrette amèrement cet instant d'arrogance. Oromë m'a voulue guerrière, que ne m'a-t-il inspiré un peu de la sagesse de Gandalf, un peu de la mesure de Radagast, un peu de la circonspection de Saroumane, même si pour lui... mais c'est une autre histoire...
Je me précipitai sur le coffret, que j'ouvris à la volée ; je saisis le parchemin qu'il contenait, et les mots que je lus me glacèrent le sang.
" Bienvenue à toi, imprudent éphémère ! Ta curiosité sera ton plus grand pouvoir et ta plus grande perte. Je te donne le pouvoir de vie et de mort ; tu peux t'approprier toutes les richesses, tous tes crimes resteront impunis. Tu seras invincible car personne ne pourra te blesser volontairement. Que le Mal soit avec toi ! "
Je me souviens avoir poussé un hurlement de rage en voyant frère Loup bondir. Ma tête heurta le sol et je perdis connaissance.
Quand je revins à moi, j'étais couchée dans l'herbe fraîche, qui était beaucoup plus haute que ma tête. Mon corps était recouvert d'un pelage fauve, et quand je voulus parler, je ne pus qu'émettre un miaulement plaintif.
" Désolé, Roquen, dans l'urgence je n'ai trouvé que ce moyen pour te soustraire au sortilège. Kyo a regardé le parchemin, et apparemment les animaux y sont insensibles. "
Je m'étirai longuement, en poussant un grognement. Puis, un peu vexée de cette transformation, je me léchai furieusement une patte. Enfin je les regardai tous et je lançai mentalement :
" Il faut réfléchir, et vite ! "
Kyo s'envola aussitôt ; il ne pouvait se concentrer que comme ça. Je grattai ma cape et sortis mes cinq stylets entre mes dents. Avais-je la vue plus fine en tant que chat ? Il ne me fallut qu'un coup d'oeil pour me mettre à ronronner de plaisir. Radagast se saisit de celui que je lui montrais, et visa un arbre. Le poignard dévia... en bas et à droite ! Quelqu'un avait savamment évidé le manche pour modifier la trajectoire... Je n'étais pas responsable de la mort de Dinaryan !
" Mais qui a pu faire ça, et quand, et pourquoi ? "
La veille de notre arrivée à Aldarwa, nous nous étions couchés tard, nous avions bu un peu de vin... Les Trois étaient partis pour la soirée, " pour profiter du printemps ", comme ils disaient, et j'avais omis de rouler ma cape sous ma tête comme à mon habitude. Le pourquoi était simple. Le maléfice était dirigé contre moi. Mais par qui ? Et comment l'annuler ? Sans doute en détruisant son auteur, mais ma forme féline me privait de mes pouvoirs... et puis un chat, face à un démon !
Kyo revint alors, très excité, et me montra que le collier aux dents de Rastacarca(3) qui avait glissé de ma cape, cliquetait fortement, ce qui annonçait toujours l'approche d'un démon. Je sentis mon poil se hérisser sur mon échine, et criai mentalement :
" Tous à couvert, le démon arrive !"
Personne ne bougea, ce qui me fit feuler de rage et d'impuissance.
Un vieil homme souriant se planta devant nous.
" Oh, qu'elle est mignonne, cette petite chatte rousse ! Mais ne dirait-on pas la terrible Narwa Roquen ? Ah je te remercie de ton aide, Radagast, je suis comblé au delà de mes espérances ! Depuis le temps que tu décimes ma famille, sorcière cruelle, depuis le temps que je rêve de ce moment ! Souviens-toi, hein, la petite boiteuse, Almina(4), ma fille chérie, à qui j'avais donné une de mes trois vies pour accroître son pouvoir... Et Rastacarca, mon cousin, insulté jusqu'après sa mort par ce stupide trophée ! Et Chiswa, mon propre frère, que tu as réussi à débusquer, malgré son manteau de brume... Tu ne reprendras jamais forme humaine ! Et ceci, de ta propre volonté, tu aurais trop peur de faire mal à quiconque ! J'étais venu pour te tuer, mais c'est beaucoup mieux ainsi, ma vengeance durera toute ta vie, et puisses-tu en avoir neuf ! "
Je lui sautai aux yeux, toutes griffes dehors. Il réussit à me projeter à plusieurs mètres, mais Rolanya bondit sur lui et lui défonça le crâne de ses sabots.
Bien sûr il se releva, cette fois en brandissant mon épée qu'il avait ramassée au passage.
" Il me reste une vie, Narwa Roquen ! Bien assez pour jouir chaque jour de ma victoire, et lancer encore des centaines de maléfices... "
Je regardai mes poignards devant moi. Si j'avais pu...
" Tu as gagné, Démon ", dit Radagast humblement. " Je ne suis pas un guerrier, je ne peux rien contre toi. Reprends donc ce qui t'appartient ! "
Presque simultanément, il claqua des doigts dans ma direction en murmurant quelques mots, et se penchant prestement, il jeta le coffret magique à la tête de l'homme, qui le rattrapa machinalement en laissant tomber mon épée...
En une fraction de seconde je ramassai mes stylets. Cet homme avait mon trésor, il devait mourir ! Un oeil, deux yeux, le coeur.. en bas à droite, viser l'épaule ! Le démon s'effondra dans un cri rauque, et disparut dans une gerbe de flammes violettes.
Un vertige me prit, me forçant à m'asseoir. J'étais épuisée, épuisée...
" C'est fini ", murmura Radagast en s'agenouillant devant moi. "Tu as gagné. "
Je m'entendis répondre, d'une voix certes humaine mais bien faible :
" Lar ilyain... Lenéme... Lore...(5)"
Et je m'endormis aussitôt.
Je ne dormis pas longtemps. La nuit était à peine avancée. J'avais repris tous mes esprits et des sentiments mêlés de colère, de honte et d'angoisse me tenaillaient. Je me levai sans bruit et m'éloignai. Les Trois me suivirent sans rien dire. Quand je jugeai que nous étions assez loin pour ne plus être entendus, je montai Rolanya et nous galopâmes longtemps, jusqu'au lever du jour.
Je m'arrêtai enfin pour nous désaltérer au bord d'un ruisseau ; les Trois me firent face, me fixant d'un même regard réprobateur.
" Vous n'avez pas soif ? "
Pas de réponse.
" Vous m'en voulez ? D'accord, je suis responsable de votre fatigue. "
Leur silence devenait lourd, de plus en plus pesant.
" Man-ie ?(6)"
Leurs yeux m'accusaient. Je baissai les miens.
" E, ume maite.(7)"
Ils attendaient toujours. C'était intolérable. J'avais confiance en eux, et ils me connaissaient bien. Petit à petit l'idée s'insinua qu'ils devaient avoir raison.
" Vaquetin entule ! Mirima ve sure ! Ar... yaiwerya rucin...(8)"
Je les entendis soupirer, et ils se rapprochèrent de moi.
" De nous tu l'acceptes, n'est-ce pas ? Plus tu es stupide, plus nous te prouvons notre tendresse... ", dit Frère Loup.
J'étais là, interloquée, à les regarder tous les trois, les larmes aux yeux. Dans un bruissement d'ailes, un pigeon vint se poser près de moi. Lui aussi me fixa intensément. C'était un pigeon d'une drôle de couleur, d'un marron fané comme je n'en avais jamais vu. Et ses yeux étaient gris-vert, ses yeux me rappelaient...
" Ata nildo ?(9)"
Radagast reprit sa forme humaine et me sourit. Alors je sus que j'étais bénie des Dieux... et que je ne regarderais jamais plus un pigeon de la même façon !
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare.(10)
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Lutinerie | |||
Lomega | L'épine de la connaissance | ||
Narwa Roquen | Les trois fautes de Narwa Roquen |
le 05-07-2004 à 17h58 | Ah ben oui! | |
A chaque thème une de tes aventures, c'est ça? Pas con. ^^ On retrouve avec plaisir tes personnages, et surtout ton style. Un peu confus par endroits -mais ça vient peut être de moi. |