Un soir, Ron la vit à nouveau, devant le lac sans nom où ils erraient ensemble. Avant. Un manteau la couvrait, entrelacs de laine, de toile et de cuir, informe et rude. Il cachait son visage, et son corps jusqu'aux cuisses, mais il savait la reconnaître. Elle était presque plus étrange qu'avant sa fuite. Ou n'avait-il plus l'habitude ?
Elle semblait ne pas le voir, tournée vers l'eau verdâtre, qu'elle assombrissait en battant des cils. Ils avaient tant ri autrefois, lorsqu'elle voulait lui apprendre, puis désespérait devant son échec. Elle lui semblait déjà vieille, dans son corps d'enfant sauvageonne, presque une doyenne -sa guide sorcière. Elle avait murmuré qu'il était son enfance, le soir où ses yeux d'ambre s'étaient mis à briller. Avant. Puis elle avait penché la tête vers l'eau rougeâtre, et l'avait rendue presque noire. Ron n'avait osé lui parler, ni lui sourire, ni l'effleurer. Ils étaient revenus ensemble, et rien n'avait semblé nouveau. Bien sûr, ses iris avaient la lueur des braises mourantes, mais ses changements étaient coutumiers. Cela faisait des mois, déjà, qu'elle devenait différente. Elle lui confiait quelquefois son angoisse, au début, de sentir ses mains se courber, son ventre se couvrir d'écailles, ou d'une peau lisse et tranchante, formée de plaques inégales. Il avait du souvent la serrer contre lui, la consoler, conscient d'être le seul à l'avoir vu fragile. Seul, aussi, à la savoir autre.
A l'aube, elle avait fui. Nul ne vit son départ, ne l'aperçut depuis, ni ne surpris sa trace. Ron se plaisait à être seul, depuis ce jour, à oublier le monde des existences humaines. Restait comme à l'attendre. Et ce soir...
Au fil des ans, tous avaient oublié son nom. Jusqu'à lui-même. " Garder l'ombre en soi nous détruit ", marmonnaient souvent les lettrés. " Les mots doivent nommer le vrai, pas les incertitudes. ".
Il l'appela pourtant ; " Thë'zyys ! " -" magicienne ", et vit retomber sa capuche, compris qu'elle baissait la tête, comme au tout dernier soir d'avant.
" Va-t'en ", cria-t'elle, et sa voix semblait craquer et râper, imiter le râle du vent dans les écorces fossilisées. " Garde ton enfance et tes rêves.".
" Tu as pris mes rêves. ". Il approchait. " Tu les créais, les faisait vivre. L'eau est devenue sans couleur ". Il l'entendit pousser un soupir douloureux, presque un sanglot d'antan, dans les soirs les plus sombres. " Va-t'en, je ne peux te les rendre. " ; mais il continua d'avancer, jusqu'à voir sa chair, des genoux aux pieds. Elle était couverte de marques étranges, cicatrices ou trames de sa peau même. Peu lui importait. Elle n'esquissait pas un geste, ne se tournait pas.
" Pourquoi ? "
" Il n'y a plus de rêve. "
" Il ne peut mourir. "
" Il n'est jamais qu'une chimère, que le charme d'un basilic avant la pétrification. "
(Il se souvenait de ses métaphores, l'amour des images qui l'habitait. Il sourit de le retrouver.)
" Pourquoi ? "
Un soupir, à nouveau. " Regarde-moi !". Elle fit volte-face, arracha sa capuche. " Je n'ai plus de visage -pas plus de corps, d'ailleurs.". A nouveau, un râle, sanglot d'écorce qu'on lacère.
Ses yeux brillaient toujours, perçaient le crépuscule. Les braises étaient plus vives, dessinaient son visage. Une ossature irrégulière et anguleuse sculptait sa peau, semblait presque la déchirer. Des cratères et des balafres, que ses iris couvraient de pourpre, créaient sur son visage un royaume pierreux aux plaines éventrées. Il en fut fasciné : les rêves étaient en elle, quoi qu'elle puisse en dire. Il les lui montrerai.
Elle s'était figée en le voyant rester, sans ciller ni s'enfuir. Il oublia les mots et la serra longtemps entre ses bras fragiles, de pauvre chair humaine.
" Tu es faite de lune, du plus beau des rêves - celui de l'horizon, du ciel, quand ils errent. ", murmura t'il. Yllis'Ab -Peau de Lune. L'enfance est éternelle. Ne pars plus, à présent... S'il te plait, ne pars plus. "
" Je ne peux pas rester, et tu ne peux me suivre. Ils me maudiront s'ils me voient -les tiens, ceux de la ville, et tous les hommes. Ta place est parmi eux. Repars. ". Yllis'Ab repoussa ses bras et s'avança vers les eaux noires. Quand il voulut la retenir :
" Laisse-moi, et oublie. Je ne supporte plus mon corps. "
Il la laissa aller, jusqu'à voir disparaître ses cheveux sous les eaux. Puis marcha lui aussi, disparut à son tour, sans regard sur le monde.
Deux iris-lunes étincelaient dans le ciel trouble de la surface.
Conteur : Samael - Moonskin
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