Et pendant ce temps-là, à l’est, les Orques avançaient...
L’orage était passé, mais le ciel restait bas et opaque, et la terre usée par l’été exhalait une chaleur poisseuse. La pluie violente n’avait mouillé qu’en surface, formant entre les ravines une fine couche de boue sur le sol trop dur ; nous glissions presque à chaque pas en remontant le cours de l’Anduin par la rive ouest, et notre marche était encore ralentie par les nombreuses branches arrachées qui encombraient la route. Nous venions de passer quelques jours de repos bien mérité à la pointe de Lebennin, et cependant le souvenir de la soirée précédente effaçait toute l’insouciance que nous avions vécue, Radagast et moi, en plongeant comme deux enfants dans les flots calmes et tièdes.
L’orage nous avait conduits à trouver refuge dans une grotte face à la mer, au milieu des rochers surplombant la baie, face à l’île de Tolfalas. Frère Loup s’était installé près du feu que nous avions allumé à l’entrée, Kyo s’était caché quelque part plus au fond. Radagast faisait griller quelques poissons pour notre dîner. J’étais sortie sur le seuil car Rolanya, qui jamais ne redouta l’orage, gambadait joyeusement sous la pluie battante, usant de cette douche naturelle pour rincer toute trace de sel après la baignade. La mer délicieuse qui nous avait si bien délassés avait viré au noir le plus sinistre, et soulevait d’énormes vagues agressives qu’elle jetait contre les rochers comme pour les fracasser à coups de boutoir. Sous le choc les embruns volaient jusqu’à nous, se mêlant aux grosses gouttes de pluie qui martelaient le sol et me frappaient le visage. Le tonnerre grondait comme la charge d’une armée d’oliphants emballés, puis explosait de toute sa puissance, faisant trembler les murs de la grotte avec la force d’un géant. De longs éclairs aveuglants de blancheur froide lacéraient le ciel sombre, pareils aux coups de fouet d’un Balrog en colère, et je m’attendais presque à le voir apparaître, flamboyant et sauvage, derrière les nuages amoncelés en une chape épaisse. A n’en pas douter, nous étions au coeur de l’orage. Il aurait dû faire jour encore à cette heure, mais tant le ciel était obscurci qu’on y voyait à peine. Le vent hurlait entre les rochers, bête féroce impalpable et furieuse, malmenant les troncs, déchirant les branchages de ses crocs invisibles. Il me semblait qu’Arda frémissait sous les attaques incontrôlables de cette tempête monstrueuse. La terre avait besoin d’eau, et le ciel la lui assénait comme une punition imméritée qui tournait à la torture sous la main d’un bourreau implacable. L’avenir attendait, rapace aux aguets sur une haute branche, mais pour le moment le présent prenait toute la place, succession d’instants éternels qui semblaient ne jamais vouloir entrer dans le passé.
Je restais fascinée par ce déferlement de violence, et je comprenais l’attirance craintive que certains esprits faibles pouvaient ressentir devant Sauron – admirer permettait d’apprivoiser la peur à défaut de l’ennemi. Et je me demandais si la sagesse était de rester dressé comme un rocher ou de se courber comme un arbre pour survivre à tout prix...
Rolanya s’arrêta, pointa l’oreille vers l’est, j’entendis derrière moi grogner Frère Loup. Tous deux m’envoyèrent l’image mentale des Monts de l’Ombre. Je frissonnai. Quelque chose avait dû bouger en Mordor, et j’espérai simplement que nous serions de taille à l’affronter. Puis il y eut une déflagration encore plus assourdissante que les autres, et quatre boules de feu traversèrent le ciel pour s’abîmer dans la mer. Une immense muraille d’eau se leva à l’assaut du rivage. Sidérée par le spectacle, je n’entendis pas arriver Rolanya. Je me sentis soulevée par sa tête et me retrouvai sur son dos après avoir glissé sur l’encolure, elle remontant au galop pour s’éloigner de la mer et s’arrêtant ensuite, essoufflée et ronflante de rage. A l’endroit où je me tenais juste avant, la foudre avait frappé, faisant éclater la roche avant que l’énorme vague ne vienne balayer la falaise, éteignant notre feu au passage. Nous redescendîmes doucement. En me retournant une dernière fois sur cette vision d’apocalypse avant d’entrer me mettre au sec, je crus entrevoir dans les nuages l’image d’une main ouverte, les doigts écartés à l’extrême, comme si l’auteur de ces débordements intempestifs voulait graver son empreinte dans le ciel déchaîné. Mais Radagast me parla et je pensai à autre chose.
« J’ai sauvé les poissons !
- Je vais refaire du feu plus loin.
- Il faut que je me remette à sécher », bougonna Frère Loup.
J’y repensai en glissant sur la route vers Pelargir, et je me demandai si c’était une fantaisie de mon imagination, et la foudre un effet du hasard. Rarement cependant avais-je vu un orage d’une telle furie, et cela me laissait une impression de malaise tenace, qui ne fit que grandir au fil des jours suivants.
Et pendant ce temps-là, à l’est, les Orques avançaient, masse informe grouillante et noire...
J’étais penchée sur le corps sans vie d’une jeune femme de Cambe, près de Pelargir. Un peu de sang séché maculait sa robe bleu ciel au niveau du coeur. Une autre tache imprégnait le tissu sous l’ombilic.
« Rucima na !(1)», murmurai-je à Radagast. « Elle était enceinte, et le meurtrier a pris soin de tuer aussi l’enfant à venir... C’est le deuxième meurtre inexpliqué dans la région en une semaine.
- Mais ce n’est pas le même procédé. L’autre avait eu la tête tranchée.
- Les deux portent cependant la même marque au milieu du front.
- Cinq petites plaies en étoile, de la pointe du couteau...
- Il signe ses crimes de sa main... Une main...
- Que veux-tu dire ?
- C’est étrange...Je ne suis pas sûre... Je te dirai plus tard. »
Les deux victimes ne se connaissaient pas et n’avaient rien en commun. La première était un homme d’âge mûr, solitaire, qui habitait une ferme isolée, et rien ne lui avait été dérobé. La deuxième était une jeune mariée, enceinte de quelques mois, qui vivait au coeur d’un village animé.
« Crois-tu qu’il va frapper encore ?
- Je l’ignore, Radagast. »
Je m’efforçais de rester rationnelle, mais j’avais ressenti devant ces cadavres pire qu’une haine, pire qu’un froid calcul... une sorte de nonchalance ludique, comme le rire absurde d’un dément, qui prenait un plaisir tranquille à suivre sa logique folle en toute sérénité.
Frère Loup huma l’air, Rolanya dressa l’oreille, Kyo lança un cri perçant.
« Ils avancent toujours. Ils sont à peine à quelques lieues. Une grosse colonne, de l’autre côté du fleuve... Mille? Deux mille ?
- Osgiliath ?
- Peut-être. Ou Minas Tirith. »
Dès le lendemain sur la route du nord nous trouvâmes un cadavre de plus. Nous n’aurions d’ailleurs pas pu le manquer, puisqu’il gisait face contre terre en travers du chemin. Tandis que Radagast, d’un coup d’aile, se transportait au village le plus proche, j’examinai le corps. Le cou portait des traces de strangulation par une fine cordelette. Le visage était bouffi, les chairs macérées, la bouche encore pleine d’eau comme s’il avait été noyé. Sous le mamelon gauche je trouvai une plaie transfixiante faite par une large épée, en direction du coeur. Et quand je soulevai son chapeau, je vis que son crâne avait été écrasé comme une coquille d’oeuf, les fragments d’os se mêlant à la substance cérébrale... et toujours ce stigmate au milieu du front... Je m’assis près de l’homme et par désoeuvrement, je commençai à dessiner sur la terre du chemin avec un bout de bois. Je formai le chiffre un, puis le deux, puis le trois... La poussière m’asséchait la gorge, le soleil d’automne était encore brûlant – il devait être autour de midi. Rolanya m’appela d’un hennissement clair. Elle avait trouvé un petit ruisseau et y trempait ses naseaux avec ravissement. Je me désaltérai à mon tour, puis je m’étendis sur la rive en attendant Radagast. J’étais aussi bien à l’ombre pour réfléchir. L’assassin avait étranglé ce malheureux, il l’avait noyé, avait transpercé son coeur et défoncé son crâne. Il l’avait tué quatre fois... Pour quoi faire ? Quatre fois...
Juste comme Radagast arrivait avec quelques villageois à cheval, je lui demandai :
« Il y a eu un mort au village, non ?
- Comment le sais-tu ?
- Oui, noble Istar », répondit un homme. «Notre doyen, le vieux Tigon, il a été étranglé dans son sommeil. Et il portait la même marque au front que celui-ci.
- Est-ce que... est-ce que Tigon avait un rapport avec le chiffre trois ?
- Ben... On l’appelait « Trois-Pattes », vous voyez, à cause de sa canne, on l’avait toujours connu avec... »
Toute excitée de ma découverte, j’entraînai Radagast à part.
« Il les numérote !
- Il numérote quoi ?
- Les morts ! Pour lui, chaque mort représente un chiffre. Le solitaire pour le un, la femme enceinte pour le deux, « Trois-Pattes », et celui-ci a été tué quatre fois !
- Hum... Admettons... Mais pourquoi ?
- Là tu m’en demandes trop », maugréai-je. «Ses victimes sont choisies au hasard, mais il les affuble d’un numéro et je ne pense pas que ce soit pour s’en souvenir ! Il veut les marquer du chiffre qu’il a choisi pour...pour... Eh bien mais sans doute pour une raison très précise qu’il est le seul à connaître.
- Il est fou !
- Oromë veuille qu’il ne soit que fou !
- Que veux-tu dire ?
- Je pressens autre chose, comme un désir de puissance, comme une volonté farouche... Radagast, tout ceci a du sens, pour lui ! Il ne se complaît même pas dans sa cruauté, il les tue de manière à pouvoir les étiqueter, comme s’il avait besoin de les...transformer en chiffres... »
Radagast me caressa la joue.
« Le soleil tape fort, aujourd’hui. Nous en reparlerons après une bonne nuit de sommeil. »
Et pendant ce temps-là, à l’est, les Orques avançaient, masse informe grouillante et noire soulevant des nuages de poussière...
Nous nous dirigions vers le nord en suivant le fleuve, et les morts jalonnaient notre route. Un pauvre vagabond fut retrouvé accroché à un arbre par un pieu qui traversait son crâne d’une oreille à l’autre, les yeux crevés, le nez et les mains coupés, et la langue arrachée. Un adolescent d’une quinzaine d’années nous attendait quelques lieues plus loin, tiré d’une flèche en plein coeur comme un vulgaire chevreuil. Nous ne mîmes pas longtemps à apprendre qu’il était le dernier d’une fratrie de six garçons.
Nous interrogeâmes les villageois, de Cambe à Porath, encore et encore, cherchant un témoin, un indice, un comportement inhabituel, le passage d’un étranger... Pas un hameau, pas une ferme isolée n’échappa à notre enquête. Les gens ne cherchaient pas à nous mentir, mais ils n’avaient jamais rien vu, rien entendu. Nous multipliâmes les rondes, de jour et de nuit, sur la route qui longeait le fleuve, Radagast sous la forme d’un épervier le jour et d’un hibou la nuit, volant avec Kyo, Rolanya et moi galopant avec Frère Loup. Nous parcourûmes des lieues et des lieues, allers et retours, et toujours en vain.
Notre désespoir grandissait de jour en jour, avec notre impuissance à éviter ce massacre. Si le tueur semblait faire étalage de ses crimes, il ne laissait aucune trace permettant de l’identifier. Sans aucune piste à suivre, nous arrivions toujours trop tard – ou plutôt, la seule piste qu’il nous donnait, c’était celle de ses meurtres, est-ce que cela aussi avait un sens ? Est-ce qu’il nous menait quelque part ? Ces Orques, à l’est, qui progressaient toujours en parallèle avec nous... Est-ce qu’il voulait nous jeter en pâture à cette sombre armée ? Et comment pouvait-il encore trouver des proies ? La terreur s’était répandue comme une traînée de poudre de village en village. Non seulement à la tombée de la nuit les habitants se calfeutraient chez eux, mais même en plein jour ils ne sortaient plus seuls, remettaient leurs voyages, fermaient la porte aux étrangers. Les marchés et les foires étaient désertés. Au lieu des cris et des rires qui accompagnaient toujours les vendanges, le chagrin et la peur se côtoyaient en silence sur les visages renfrognés. Le raisin était cueilli de mauvaise grâce, foulé à la va-vite, soutiré sans attendre ; si par extraordinaire le vin était buvable, il serait pâle, pâle comme la mort que chacun sentait rôder partout, hyène perfide et insensée aux mouvements imprévisibles.
Et pendant ce temps-là, à l’est, les Orques avançaient, masse informe grouillante et noire soulevant des nuages de poussière que déchirait parfois fugitivement l’éclat d’un casque au soleil...
Aux abords de Porath nous fûmes alertés par des cris de colère.
« A mort ! A mort ! »
Une foule d’une centaine de personnes, venue pour la plupart des villages voisins, s’était massée autour d’un grand chêne au bord de la route. De là où nous étions, je ne voyais qu’une corde pendant d’une grosse branche... Je sautai sur Rolanya et le bruit de son galop fit s’écarter les villageois. J’aperçus alors un Nain, les mains liées dans le dos, à cheval sur sa mule, et la corde au cou déjà tendue... Mon poignard siffla dans les airs, tranchant la corde net. Le Nain s’écroula sur l’encolure.
« Mais c’est le meurtrier !
- C’est lui, il a les armes !
- A mort !
- Il faut que justice soit faite ! »
Tendant le bras, j’imposai le silence. Sous les regards hostiles mais cependant craintifs, je mis pied à terre, Rolanya et Frère Loup se chargeant de garder la foule à bonne distance. Je détachai le Nain.
« Comment t’appelles-tu ?
- Thoïn, fils de Doïn, de Khazâd-Dum ». Il s’éclaircit la voix. « Je transporte des armes, c’est vrai, mais c’est mon métier ; avec mes frères nous les fabriquons, et je parcours le pays pour trouver des clients. »
Je repris mon poignard qui s’était fiché dans le tronc de l’arbre et le lui tendis.
« Tu connais ceci ? »
Il l’examina, et un grand sourire éclaira son visage encore pâle.
« C’est l’oeuvre de mon cousin Arghâl, sans aucun doute. Il y a son poinçon en haut de la lame.
- Il dit vrai », affirmai-je à la ronde. « Je me porte garant pour lui. »
Radagast nous avait rejoints.
« La peur et la colère ont failli vous mener à commettre un meurtre ! Rentrez chez vous, maintenant, et ne vous avisez plus de rendre justice par vous-mêmes !
- Je trouverai l’assassin, je vous en fais serment », complétai-je. « Il recevra le châtiment qu’il mérite. »
Les hommes baissèrent la tête et se dispersèrent petit à petit. Je ressentis une brûlure vive à la nuque et me retournai brusquement. J’aurais juré qu’un regard insistant était posé sur moi, mais je ne trouvai personne .
« Veux-tu que nous t’escortions un peu ?
- Merci, Narwa Roquen, mais j’ai hâte de rentrer chez moi. Ma femme et mon fils m’attendent, et puis, comme tu le vois, je suis bien armé ! »
Tant que nous étions à Porath, je me mis en quête d’un peu de fil noir pour repriser ma cape qui s’était déchirée à des ronces, et de toute façon nous n’avions plus de farine de maïs. Mais les habitants insistèrent pour nous inviter à l’auberge, et pendant que nous déjeunions, la fille de l’aubergiste réparait ma cape et sa femme nous faisait cuire plusieurs pains de maïs dont le parfum, même avec le ventre plein, nous mettait l’eau à la bouche.
Nous reprîmes la route en milieu d’après-midi, sur les traces de Thoïn, qui avait bien poussé sa mule. Mais soudain la piste quitta la route, se dirigeant vers un bosquet de hêtres.
« Il a dû faire halte un moment.
- Oui, mais regarde, les traces s’arrêtent là, il n’est pas reparti... Attends-moi, je vais aller voir. »
Dans une petite clairière, la mule de Thoïn broutait sagement. A quelques mètres d’elle, le Nain gisait sur le dos, le crâne fendu en deux par sa propre hache. Mon coeur se serra.
« Telle est la destinée des mortels », pensai-je, «échapper à la corde pour mourir par le fer... »
Nous nous mîmes en devoir de l’ensevelir, et je songeai à son fils, ce pauvre enfant qui ne reverrait plus son père... son père le N...
« Radagast ! Tuvien !(2)»
Il s’essuya le front en s’interrompant.
« C’est le sept !
- Et pourquoi ?
- Parce que... Les Sept Pères des Nains ! »
Il hocha la tête.
« Oui, c’est possible. Puisque le précédent était le sixième... »
Je ne goûtai guère son ironie et me jurai de garder pour moi à l’avenir mes brillantes déductions. Mais aucun talent ne fut nécessaire pour reconnaître le numéro huit en l’homme auquel il manquait deux doigts, lâchement poignardé dans le dos, et le numéro neuf en ce malheureux qui après avoir été étranglé, eut ses membres arrachés du tronc et recoupés au niveau des genoux et des coudes, ce qui faisait un total de neuf morceaux.
Nous attendions le dixième avec résignation, mais le dixième ne vint pas. Une semaine entière s’écoula. Radagast manifestait son soulagement, mais je m’inquiétai davantage.
« J’ai peur que ce qui nous attend ne soit pire que ce que nous avons vu. »
Et pendant ce temps-là, à l’est, les Orques avançaient, masse informe grouillante et noire soulevant des nuages de poussière que déchirait parfois fugitivement l’éclat d’un casque au soleil, comme une étoile maudite au reflet vacillant à travers le brouillard et la nuit... Manifestement ils ne cherchaient pas à se cacher, et ils savaient où ils allaient. Venus du fin fond du Mordor, ils avaient dû passer les Monts de l’Ombre pour remonter le cours de l’Anduin sur la rive orientale. Ils marchaient d’un bon pas mais sans hâte, faisant halte aux heures trop chaudes, s’arrêtant chaque nuit. Kyo décrivait leur formation comme une succession de quinze carrés de dix hommes par dix, mais il ne put rien nous dire de qui les commandait.
De notre campement près de Minas Tirith où nous attendions ce dixième corps qui ne viendrait jamais, nous pouvions, grâce aux rondes de Kyo le guetteur, surveiller le déplacement de la petite armée. Qui dira la paix sous les grands arbres, le soleil apprivoisé à travers le feuillage bruissant des peupliers dressés comme des sentinelles, la beauté majestueuse de l’Anduin tranquille, la brise légère et fraîche à nos fronts fatigués ? Qui dira l’immensité enivrante de ce ciel sans nuage que je respirais à pleins poumons, comme si je pouvais l’enfermer en moi ou me dissoudre en lui, ce ciel limpide éclatant à l’aube d’une blancheur confiante et s’embrasant le soir dans la joie d’avoir passé un jour encore sans mort et sans guerre. Qui dira la pureté de la nuit sous la lueur douce de la lune, le pépiement silencieux des étoiles amies, le chant du rossignol aux accents suaves et les fragrances subtiles de la terre ? Quelque part près de nous rôdait un assassin de la plus étrange sorte, aussi implacable qu’invisible, qui poursuivait son oeuvre en toute impunité ; de l’autre côté du fleuve la menace des Orques était une certitude, même si nous ignorions encore le lieu et l’heure du combat. Quelle que soit leur proie, ils nous trouveraient sur leur chemin. Mais nous devions attendre, et nous avions tous besoin de reprendre des forces.
Kyo et Frère Loup retrouvaient les plaisirs de la chasse, Rolanya celui de l’herbe tendre sous l’ombre claire des frondaisons. Radagast semblait ronger son frein, mais quant à moi je goûtais dans cette immobilité non pas l’angoisse mais le repos, non la fébrilité mais le soulagement, non l’impatience mais la sérénité. Tant je profitais en mon coeur et en mon corps de chaque instant de cette trêve bienheureuse, que je me demandai même si ma dernière heure n’était pas toute proche – et cela m’indifférait.
Jusqu’à cette nuit où je m’éveillai en sursaut à l’appel affolé de Rolanya. J’étais cernée de hautes flammes rouges, et j’entendais crier mes compagnons sans pouvoir les voir à travers le feu et la fumée épaisse. Un à un autour de moi les arbres s’embrasaient comme des torches, et la chaleur était insoutenable ; le feu rampait inexorablement vers moi comme une marée de serpents sans pitié. J’essayai de l’éteindre, en vain. Ma magie était impuissante. Alors, comme une vision surgie du passé, frémissante et majestueuse, je vis apparaître Rolanya, tel qu’en ce jour lointain près de Chiswarta où pour la première fois elle vint à ma rencontre, présent inestimable d’Oromë le Puissant, porteuse d’espoir et de vie(3). D’un bond gigantesque elle m’emporta à travers les flammes directement dans le Grand Fleuve, où nous nageâmes côte à côte dans le froid bienfaisant de l’eau calme.
Revenue sur la rive il me fut facile, de l’extérieur du cercle, d’éteindre le brasier. Radagast me serra dans ses bras et m’aida à soigner les brûlures de ma jument, heureusement superficielles. Frère Loup haletant de frayeur me lécha longuement le visage et les mains, et Kyo vint se poser sur mon épaule en roucoulant comme une colombe.
« L’assassin a manqué sa dixième victime », me sourit Radagast.
Je lui racontai alors ce que j’avais vu au bord de la mer, les boules de feu, la foudre sur moi et l’image de cette main.
« Cette créature est puissante ; elle parvient à m’assoupir avant de frapper, et cela fait deux fois que je ne lui échappe que de justesse. Mais pourquoi tous ces morts ?
- Aure entuluva(4). Nous sommes avec toi, Roquen. Sorcier ou démon, nous le trouverons et nous en délivrerons Arda. »
Le lendemain, Kyo nous informa que les Orques avaient traversé l’Anduin sans inquiéter Osgiliath. Ils ne redescendaient pas plus vers nous qu’ils ne se dirigeaient vers Minas Tirith. Ils contournaient le Mindolluin vers l’ouest et atteindraient bientôt le pied des Montagnes Blanches.
« Ils vont à Oronost », en conclut Radagast.
« Puisque tout est calme ici, nous devrions aller prêter main-forte au seigneur Meneraf.
- La ville est facile à défendre, il suffit de garder la route.
- Les Orques sont nombreux, et ils ne compteront pas leurs pertes. La route ne sera pas tenue longtemps, et la ville sera assiégée.
- C’est l’automne, les greniers sont pleins. Ils peuvent tenir.
- C’est bien étonnant de la part de Sauron », remarquai-je, «de se lancer dans une entreprise longue et incertaine... A moins que...
- A moins qu’il n’y ait autre chose ?
- Tu lis dans mes pensées... »
Nous échangeâmes un sourire complice, mais la situation n’en était pas moins inquiétante, d’autant que les Orques nous ayant coupé la route, nous nous trouvions maintenant derrière eux.
« Tout le monde se souvient de la manière de voler ?
- Oh non ! », glapit Frère Loup.
- « Oh oui ! », hennit Rolanya.
Kyo se posa près de Radagast et lui adressa un regard implorant.
« Mais tu as déjà des ailes ! Et nous ne sommes pas si loin... »
L’oiseau cacha sa tête sous son aile droite, mais en partie seulement. Son oeil gauche continuait à fixer Radagast.
« Oui, je sais que tu n’as pas ménagé ta peine ces derniers jours...Tu en veux des plus grandes, c’est ça ? »
Kyo poussa un cri de joie en s’envolant en tête de formation sous la forme d’un magnifique aigle royal. Nous le suivîmes sous la même apparence, Frère Loup faisant contre mauvaise fortune bon coeur, et s’appliquant à garder ses pattes sous son ventre.
Nous reprîmes nos formes originelles en atterrissant au pied des remparts de la forteresse, et le spectacle qui nous attendait, sur la route montant vers la citadelle, devait longtemps rester gravé dans nos mémoires horrifiées.
Parce qu’il redoutait les Orques et qu’il ne voulait rien devoir ni à Earnil le Deuxième ni à ces hommes d’Eotheod récemment implantés au Rohan et qui ne lui inspiraient guère confiance, le seigneur Meneraf avait fait construire une forteresse au milieu de son domaine, dans les contreforts des Montagnes Blanches. Une seule route y menait, encaissée entre les montagnes. Le site semblait avoir été créé à dessein par une main divine : au bout d’un étroit canyon taillé à pic entre de hautes falaises, un grand cirque naturel s’étendait sous la protection de parois rocheuses presque verticales. Quant à l’architecture, même s’il rechignait à le reconnaître pour mieux s’en arroger le mérite, il s’était fortement inspiré de Fort Le Cor. Derrière un large fossé infranchissable sauf par le pont-levis, il avait fait monter une haute muraille dont les créneaux pouvaient abriter toute une compagnie d’archers pour défendre la porte. A une centaine de pas derrière cette première enceinte, se tenait la place forte d’Oronost, bâtie de pierres massives arrachées à la montagne, dont la plus haute tour permettait de voir presque jusqu’à l’Anduin – si l’on avait les yeux d’un Elfe. A l’intérieur de la citadelle s’était développée une petite ville, avec son lot de commerçants et de bourgeois, et son marché hebdomadaire était réputé - les portes ne se fermaient qu’au coucher du soleil. Ce marché se tenait sur la place centrale, ornée d’une grande fontaine où trois chevaux de marbre déversaient par leurs naseaux l’eau pure de la source, et des arcades sculptées en faisaient le tour, offrant abri aux promeneurs.
Ses conseillers lui avaient fait remarquer que si Oronost était facile à défendre, il était encore plus facile à assiéger.
« Qu’à cela ne tienne », avait répliqué le seigneur,«nous creuserons un tunnel ! »
Mais les Montagnes Blanches n’étaient pas faites de sable mais de roche bien dure, et le chemin était long jusqu’au Gondor. Au fil des années, le projet sembla de plus en plus difficile et de moins en moins urgent. Au bout d’un quart de lieue, le tunnel s’arrêta. Meneraf ne se sentait pas en danger. Son domaine était prospère, ses sujets plutôt dociles, et sa femme, après trois garçons morts-nés, lui avait enfin donné un héritier mâle et une fille belle comme le jour. Il avait veillé à ce que ses enfants reçoivent une éducation complète, invitant chez lui les meilleurs professeurs et les contrôlant de près, même si lui-même déchiffrait à peine et comptait sur ses doigts. S’il pensait bien que son fils lui succèderait, il nourrissait bien d’autres ambitions pour sa fille chérie, la voyant, dans ses rêves les plus fous, - mais il n’est pas de limite à l’ambition d’un père – qui sait, peut-être, un jour, Reine du Gondor...
Les Orques s’étaient arrêtés. Occupant toute la largeur de cette route encaissée entre deux hautes falaises, un grand carré était peint sur le sol à la peinture rouge, divisé en neuf carrés égaux. Le carré central était uniformément rouge. Sur ce damier improvisé se déplaçaient neuf personnages d’un vert transparent, armés jusqu’aux dents de lances, de haches et d’épées.
« Qu’ Oromë nous vienne en aide », murmura Radagast
- Les neuf morts ! Voilà la suite du jeu... Mais je ne comprends pas... »
Le chef des Orques donna un signal, et les troupes s’avancèrent sur le carré. Les morts-vivants sifflaient et ricanaient, les Orques serraient les dents, mais le combat était inégal. Le nombre ne servait à rien. Les morts-vivants étaient invulnérables, et même si certains n’étaient pas à l’évidence de grands guerriers, tous leurs coups étaient dangereux puisqu’ils n’avaient pas à songer à se défendre. Oromë m’est témoin que jamais les Orques ne m’inspirèrent de la pitié, mais cet étrange combat, son injustice, son inutilité, affolaient ma logique et me faisaient redouter un dessein aussi sinistre que toute l’ombre du Mordor.
Le seigneur d’Oronost nous avait ouvert ses portes et Radagast et moi l’avions suivi sur le chemin de ronde. Une lourde ride transversale barrait son front blanchi, comme un homme paisible qui se croyait dans son lit et se réveille par une nuit d’orage seul sur une étroite plate-forme au bord d’un précipice...
Tout à coup le combat cessa. Un homme vêtu d’une grande robe rouge aux larges manches se matérialisa devant le damier et se tourna vers nous. Il n’était plus de première jeunesse mais sa voix était claironnante et forte comme le son du cor – hélas, nous nous sentions plus proches de la biche que du chasseur.
« Eh bien, seigneur Meneraf, tu me reconnais, n’est-ce pas ? Que dis-tu de cela ? Grâce à moi, les Orques ne prendront pas ta ville, tu devrais m’en être reconnaissant ! Penses-tu toujours que je sois un petit scribe sans intérêt, juste bon à compter les dépenses de ton ménage ? Tu sais ce que je veux ! Et ma magie est plus puissante que jamais. Je vais renvoyer les Orques, mais personne ne pourra plus emprunter cette route – tu as pu apprécier l’efficacité de ma petite troupe. Je ne suis pas pressé, et eux, ils ont toute l’éternité. Mais toi, combien de temps pourras-tu tenir ? Et que pensera ton peuple si tu l’affames par égoïsme, quand moi je leur ai à tous sauvé la vie ?
- Ton orgueil te perdra, Enyan ! Meneraf n’est pas seul, crains la colère des Istari !
- Oh mais que vois-je, cette chère Narwa Roquen ! Toi aussi, je t’ai toujours gardée dans mon souvenir... Tu as encore ta ménagerie avec toi ? Une mule, un toutou... et un moineau, c’est ça ? Ha ha ha... »
Son ricanement insensé s’envola comme un charognard sinistre, et l’écho le répercuta, l’amplifia, le propagea, le faisant rebondir et ricocher d’un sommet à l’autre. Toute la montagne riait lugubrement, et l’air était chargé de folie et de haine.
J’expliquai à Radagast.
« Il y a quelques années, lors d’une visite à Meneraf, j’ai découvert que Enyan, le précepteur de ses enfants, était non seulement un escroc mais un homme peu délicat.
- Il... il a tenté de séduire ma fille !
- Sur mon conseil, Meneraf l’a chassé, et visiblement, il m’en garde rancune. Quant à sa prétendue passion pour Ilma...
- Un moyen pour mettre la main sur Oronost ?
- Je le pense aussi. Et probablement au bénéfice de Sauron, qui lui a prêté quelques centaines d’Orques... Contre une place forte entre le Gondor et le Rohan, ce n’est pas cher payé.
- Rentrons », m’interrompit Meneraf accablé et défait. « Je voudrais réfléchir en paix. Hélas, je crains que ce monstre n’ait raison : je ne peux pas affamer ma ville pour sauver ma fille. Même si je le tentais, la population ne l’accepterait pas et se soulèverait. »
En traversant la cité il nous montra de la tête les petits groupes qui partout se formaient, discutant avec acharnement sous l’oeil impassible des soldats en armes, et se mettant à chuchoter à notre approche.
Le dîner fut rapide et triste; Meneraf se retira juste après, refusant toute discussion d’un geste las.
Je fus éveillée en sursaut au lever du jour par des cris dans le couloir du donjon. Ilma, la fille de Meneraf, se débattait entre deux gardes.
« Au secours, Narwa Roquen ! Ils ont enfermé mon père et mon frère dans les cachots ! Ils veulent me livrer à Enyan ! »
Je dégainai Ambaron, mon épée flamboyante, et Radagast était derrière moi.
« Arrêtez ! Ce n’est pas seulement Ilma que vous condamnez à sa perte, c’est Oronost que vous allez offrir à Sauron ! »
Les gardes s’immobilisèrent. Un homme, vêtu comme un notable, passa devant eux.
« Tu préfères sans doute nous voir mourir de faim avec nos femmes et nos enfants ?
- Nous avons bien quelques heures, il me semble », intervint Radagast. «Si vous nous laissiez un peu de temps, nous pourrions peut-être... »
L’homme haussa les épaules.
« Vous avez jusqu’à demain matin ; puis nous emmènerons Ilma. »
Nous nous installâmes pour réfléchir dans l’herbe au pied de la grande muraille. La ville derrière nous s’éveillait peu à peu et bruissait de la banalité d’une journée ordinaire. Selon Kyo, Enyan était assis sur un rocher, près du carré magique, sur lequel les morts-vivants marchaient sans fin. Les Orques n’étaient plus visibles. Ils s’étaient retirés comme la marée descendante, abandonnant sur place des monceaux de cadavres dont les charognards se délectaient en silence.
« Il doit y avoir une solution pour inactiver ce carré », murmurai-je.
Dans mon esprit troublé tournaient les chiffres de 1 à 9, sur 9 cases équivalentes, et cela avait forcément un sens...
« Cet homme est un magicien, certes, mais c’est aussi un mathématicien. Il nous a prouvé qu’il était persévérant dans sa logique. Je me demande... En fait je suis presque sûre qu’il nous a laissé une porte de sortie. Parce que ce qui amuse un mathématicien, ce n’est pas tant de poser un problème que d’en trouver la solution. Et dans son arrogance extrême, il espère sans doute que nous ne la chercherons même pas, ce qui le confortera dans sa vanité. Il doit y avoir une place prévue pour chaque chiffre dans ce carré, une place unique, et quand chaque chiffre est à la bonne place, le carré se fige.
- Et comment tu le sais ? »
Je me grattai la tête.
« Je ne le sais pas, je l’espère. Mais c’est logique !
- Essayons, alors. Que met-on sur la case centrale ?
- Le 5, forcément.
- Pourquoi ?
- Eh bien mais... La case est rouge, elle est au centre, Enyan est habillé en rouge et il se croit le centre du monde... et il a une prédilection pour le chiffre 5 – souviens-toi, quatre boules de feu plus une, la marque sur le front était faite de 5 petites plaies... et Enyan comporte 5 lettres...
- D’accord. Et puis ? »
Les chiffres tournaient et retournaient dans une ronde infernale autour du 5, il devait y avoir du sens !
« Ce n’est pas par hasard qu’il y avait quinze cents Orques. Il faut que pour chaque rangée, horizontale, verticale et diagonale, le total des chiffres fasse 15. Il est tellement sûr de lui qu’il nous donne même des indices ! Aiya !(5)
J’ouvris grand mon esprit et je sentis Radagast et mes compagnons se pénétrer de l’image très nette qui y était inscrite.
« Certes, mais il y a encore huit possibilités... »
Je transpirais à grosses gouttes dans mon effort de concentration.
« Je suis sûre que dans son esprit il n’y a qu’une seule solution... Attends, j’ai dû oublier une donnée...Imaginons que le carré soit orienté nord-sud, est-ouest ; il y a deux morts qui diffèrent des autres, la femme qui est le 2, et le Nain qui est le 7. Ce sont ces deux-là qui ont une place précise, et qui font qu’il n’y a qu’une solution pour les autres. La femme a été tuée à Cambe, le Nain pas loin de Porath. Donc le 2 est au sud du 7...
- Deux possibilités...
- C’était sur la rive ouest de l’Anduin...
- Mais le pouvoir d’Enyan lui vient de l’Est...
- Ah, tu me contraries ! »
J’essayai de m’identifier par l’esprit à ce forcené, de suivre pas à pas les méandres de sa pensée, la logique absolue, cette soif de vengeance, l’orgueil démesuré...
« Il... Il ne reconnaît pas le pouvoir de Sauron. Il est persuadé de se servir de lui, simplement pour prouver au monde sa propre puissance et laver l’affront qui lui a été fait. Le 2 et le 7 sont à l’ouest. »
Radagast hocha la tête. Je me demandais si les élèves souffraient autant devant leur maître d’école dans l’espoir d’avoir une bonne note. Moi ce n’étais pas un compliment que je cherchais, c’était la sauvegarde d’une ville – et la défaite de Sauron.
Je repris.
« Il y a une seule possibilité. La route d’accès à Oronost est orientée nord-sud, n’est-ce pas ? Place-toi devant le carré avec le nord en haut. Cela donne, de haut en bas et de gauche à droite : 6-1-8, 7-5-3, 2-9-4(6).
Je m’allongeai dans l’herbe, épuisée.
« Bon », reprit Radagast,«eh bien il ne nous reste plus qu’à essayer de les immobiliser chacun dans leur case, en espérant qu’ils y restent, vu qu’ils sont neuf et que nous sommes deux... »
Rolanya, Frère Loup et Kyo manifestèrent bruyamment leur désapprobation d’être ainsi écartés.
« Je plaisantais ! Je voulais voir si vous écoutiez toujours... »
Je me relevai.
« Il faut d’abord placer le 5 ; les autres, logiquement, devraient tourner autour. Il nous faudra les mettre dans l’ ordre juste et les bloquer quand ils seront dans la bonne configuration. Mémorise bien ce schéma : en venant d’Oronost, nous serons sur le côté sud du carré... »
En marchant, j’entendais Radagast se répéter :
« 6-1-8, 7-5-3... Le 6 c’est le jeune garçon, le 1 c’est le solitaire, il porte une moustache, le 8... »
Enyan était toujours assis sur son rocher. Il nous regarda arriver sans mot dire, un sourire glacé sur ses lèvres étroites.
Armés chacun d’une épée et d’un poignard, nous nous jetâmes dans la bataille. Les débuts furent difficiles, à neuf contre deux, même si Rolanya, Kyo et Frère Loup faisaient de leur mieux pour distraire nos adversaires. En fait de bataille, c’était surtout de l’esquive, puisque nous savions que nos coups étaient inutiles. Et tout en nous protégeant, nous nous déplacions pour attirer le 5 au centre. Etrangement, il restait toujours derrière les autres – connaissait-il la règle du jeu, ou Enyan pouvait-il le commander à distance ? Puis Kyo eut une idée de génie : il se mit à voleter éperdument autour de la tête du 5, cachant sa vision et le désorientant complètement. Quand il se trouva au centre, ensemble nous levâmes les bras et notre cri fut unanime :
« Tar lemba ! » (Reste là !)
Nous sautâmes hors du carré pour échapper aux huit autres, et ô triomphe ô liesse ! Le 5 était pétrifié sur place !
Enyan bondit sur ses pieds. Avait-il le pouvoir de rompre le charme ? Par impuissance ou par amour du jeu, il ne broncha pas, mais resta debout campé sur ses deux jambes, les bras croisés. Je n’eus pas le temps de remarquer le sourire perfide qui progressivement s’inscrivait sur son visage, mais cela fit frémir Radagast.
Les huit restants se mirent alors à tourner comme je l’avais prévu, et ce ne fut pas une mince affaire que de les mettre dans le bon ordre. Je vis Frère Loup entraîner Rolanya et Kyo vers Enyan et le menacer. Il cessa un instant de regarder vers nous ...et l’ordre se fit ! Nous poussâmes le même cri, et les huit personnages s’arrêtèrent, exactement sur la place prévue. Mais... le 6, au nord du 7, continua à tourner sur lui-même comme une toupie...Je m’élançais déjà pour lancer un nouveau sort, quand j’entendis Radagast me crier « Saute ! »
Je ne sais pas pourquoi, sans doute de par ma confiance aveugle en lui, j’obtempérai dans l’instant. Et tandis que je plongeais hors du carré de toutes mes forces rassemblées, j’entendis son cri et le hurlement de rage de Enyan presque simultanément. En me relevant je vis les neuf statues se craqueler, se morceler, les traces rouges au sol prendre feu et exploser, et Enyan se jeter au milieu en criant :
« Non, non, vous ne pouvez pas, vous ne pouvez... »
Un pluie de cailloux s’abattit sur nous et nous nous éloignâmes de quelques pas pour y échapper. Lentement la poussière retomba ; nos toux, éternuements et renâclements cessèrent, et nous pûmes constater qu’il ne restait au milieu de la route qu’un tas de pierres recouvrant en partie une robe rouge à moitié calcinée...
Une immense clameur s’éleva de la citadelle, dont les portes s’ouvrirent, laissant place aux habitants en délire qui nous portèrent en triomphe.
Chacun cherchait à nous toucher, nous embrasser, nous féliciter. Un grand banquet fut donné en notre honneur, sur la place centrale, pour que mes compagnons puissent se régaler aussi, qui de viande et qui de foin et de carottes...
En levant mon verre au énième toast de Meneraf qui, l’alcool aidant, ne trouvait plus ses mots mais n’en cessait pas moins de couver sa fille chérie de ses yeux trempés de larmes, je demandai à Radagast :
« Comment as-tu su qu’il y avait aussi un piège pour moi ?
- Enyan était trop tranquille. Je me suis demandé pourquoi le 6, qui était situé à l’ouest lui aussi, n’avait rien de particulier ; quand il s’est mis à tournoyer, Enyan a souri... et j’ai compris !
- Que j’étais la sixième Istari, c’est ça ? Venue bien après les autres, donc indiscutablement porteuse du chiffre 6...Je t’avoue que je t’ai obéi sans réfléchir...
- Et tu as bien fait de ne pas discuter, pour une fois », intervint Frère Loup, la bouche pleine d’un énorme morceau de boeuf cru. «Ces gens sont vraiment sympathiques. Je reviens quand vous voulez...
- Même en volant ?
- Ha ha ! Avec tout ce que j’ai mangé, même ta magie ne pourra pas me faire décoller de si tôt... »
Mais il disparut aussitôt sous les tables pour que Radagast ne soit pas tenté de le prendre au mot...
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare.(7)
Elemmirë | Éloge du gris | ||
Fladnag | 876 (Le Passé) | ||
Narwa Roquen | Le Plus Courageux Des Deux | ||
Netra | Ronde |
Melmiriel | Triskel | ||
Trois brins d’ellébore | |||
Un pas franchi | |||
Narwa Roquen | Règlement de comptes |
le 18-08-2006 à 19h34 | Droit de réponse | |
Ah que je suis mal-aimée... Je souhaitais que le début soit étouffant, aurais-je trop bien réussi? En plus, je te fais, à toi, un gros clin d'oeil de Balrog... et tu y vois des métaphores! La marche des Orques scande le voyage de NR, eh oui, c'est le fil conducteur, ces choses en mouvement qui ne peuvent être arrêtées...Quant aux réponses à tes questions, elles sont en toutes lettres dans ce ré... | ||
le 17-08-2006 à 10h37 | Attention : spoilers !! | |
She’s back and she’s not happy ! Poussons à nouveau la porte de l’armoire aux merveilles et foulons avec délices les prairies de la Terre du milieu… Stylistiquement parlant, je trouve le début de la nouvelle un peu surchargé. Les adjectifs et les métaphores sont surabondants. Cela se calme après. De même, la répétition de l’avancée des orques m’a semblé un brin trop martelé. Mais c’est sûrement i... | ||
le 14-08-2006 à 15h25 | Quand les Istari jouent au Sudoku :o) ... | |
...Ca donne une version féérique du thriller, que je trouve très efficace et prenante. A quand les aventures de Narwa Roquen au cinéma? ;o) |