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Citadelle

Assis au bord des larges douves devant le pont-levis redressé, il se tenait la tête dans les mains. A l'arrière de son chariot, tiré par quatre chevaux presque trop beaux pour être confinés à l'attelage, étaient attachés deux splendides coursiers noirs, aux membres fins et à l'épaule oblique. Leur morphologie était faite pour la vitesse, et leurs yeux vifs, leur bouche fine, indiquaient une race pure. Rolanya en hennit d'admiration tout en me rassurant par l'esprit.
" Ne t'inquiète pas ! Je n'ai pas l'intention de pouliner de si tôt ! "
Ces chevaux étaient admirables, mais l'homme assis dans l'herbe semblait en proie à un profond désespoir. Il leva la tête à mon approche, essuya d'un revers de manche les larmes qui baignaient son jeune visage et bondit sur ses pieds comme si je l'avais attaqué.
" Pardon de vous avoir dérangé ", fis-je de ma voix la plus douce. " Vous semblez fort affecté. Puis-je vous proposer mon aide ? "
Mes paroles semblèrent l'apaiser, mais un nouveau sanglot secoua ses épaules.
" Hélas ", me répondit-il en secouant ses boucles brunes, d'une voix mélodieuse voilée par l'émotion. " Seul un dieu pourrait accomplir un miracle...
- Je ne suis pas un dieu, mais je suis de bonne volonté. Et après toutes ces heures de marche en plein soleil, il ne me déplairait pas de m'asseoir. "
Nous nous installâmes à l'ombre du chariot, et je lui tendis ma gourde. Il ne s'étonna même pas que l'eau en fût si fraîche.
" Je m'appelle Prinn ", commença-t-il. " Et la femme que j'aime est dans ces murs.
- Fort bien...
- Mais son père est Sirthen, le seigneur d'Aldias, et il ne veut pas me recevoir.
- A-t-il une bonne raison ?
- Non... Oui... Je suis le fils de Delvan, l'ancien forgeron d'Aldias. Depuis toujours je suis amoureux de Valina, la fille du seigneur Sirthen. Nous avons grandi ensemble, mais un jour, son père a pris ombrage de ma présence, et il nous a interdit de nous voir. Bien sûr, nous n'avons pas obéi. Nous nous sommes revus en cachette, aussi souvent que possible, et les années ont passé, et entre nous... un sentiment très fort, très pur... Je l'aime plus que ma vie ! Quand Valina a eu seize ans, son père a voulu la marier. Elle a refusé, et je me suis présenté devant lui pour demander sa main. J'avais dix-huit ans, je savais ferrer et dresser les chevaux, et je croyais que tout m'était possible ! Le seigneur Sirthen m'a fait rosser par ses gardes et m'a chassé de la ville. J'ai hurlé, assez fort pour que Valina m'entende, que je ferais fortune et que je reviendrais...
C'était il y a cinq ans. J'ai eu de la chance. Un Seigneur Elfe m'a pris sous sa protection. J'ai beaucoup travaillé, j'ai beaucoup appris. Puis j'ai fait commerce de chevaux, et là encore, la fortune m'a souri. Je dresse des chevaux pour le roi du Rohan, j'ai croisé quelques unes de ses poulinières avec mes étalons d'origine elfique, j'ai une bonne clientèle...
Ce matin, quand je suis arrivé ici, j'avais la tête haute et le coeur battant. Je savais par des amis que Valina, bravant les foudres de son père, avait éconduit tous ses prétendants. J'ai expliqué aux gardes qui j'étais et pourquoi j'étais là... Sirthen a refusé de me recevoir. Ils n'ont même pas baissé le pont-levis ! Pourtant je suis honnête, j'ai une situation confortable, et j'aime Valina ! Elle doit se tordre les mains et gémir et pleurer, pauvre enfant innocente ! Mon amour ne lui aura fait que du mal. Sans moi elle serait épouse et mère, riche et comblée, sans doute heureuse... Mais... "
Il ferma ses yeux brûlants, incapable de prononcer un mot de plus. Je posai ma main sur son épaule.
" Mais l'amour ne se choisit pas, n'est-ce pas, c'est lui qui nous choisit. Et c'est malgré tout une bénédiction, qui illumine chacun de nos jours. "
Il m'adressa une grimace enfantine.
" Vous croyez ? "
Je lui tendis ma gourde à nouveau.
" Mais... Cette eau est toujours fraîche... Et votre chien... n'est pas un chien ! "
Kyo cria dans le ciel pour l'aider dans son raisonnement.
" Et vos cheveux roux... Mais je croyais que vous étiez une légende !
- Désolée de te décevoir ", répondis-je avec un petit rire. " Mais nous sommes tous les quatre bien réels : Rolanya, Frère Loup, Kyo...
- Narwa Roquen ! ", murmura-t-il comme un enfant qui s'éveille d'un rêve, la voix encore toute embrumée de visions féeriques. " Et vous allez m'aider, n'est-ce pas ? Tout le monde dit que vous êtes à la fois puissante et généreuse et qu'on ne fait jamais appel à vous en vain...
- Oh là, mon jeune ami, tu es sûrement un bon commerçant, mais les flatteries ne sont pas à mon goût !
- Mais vous allez m'aider... n'est-ce pas... "
Il était attendrissant, avec ses grands yeux noirs, son menton volontaire, et toutes ces émotions vives qui irradiaient de lui comme les flammèches d'un feu de bois trop sec.
Je lui souris.
" Je ne te promets rien. Mais je vais essayer. Pour l'heure, si tu veux bien, nous allons repartir.
- Mais je...
- Nous allons repartir parce que je n'ai pas l'intention d'entrer à Aldias par magie, de terrasser Sirthen par la force et de le contraindre à t'accepter pour gendre.
- Mais...
- ... Ni d'enlever Valina comme un bandit de grand chemin ! Les Istari font respecter la justice et le droit. Ils luttent contre le Mal sous toutes ses formes. Il me faudra donc trouver une autre solution. "
Je vis son visage se fermer.
" Alors je suis perdu.
- Pourquoi ?
- Le seigneur Sirthen est un parangon de vertu, d'ordre et de discipline. A Aldias, les lois sont sévères, mais respectées par tous. Même mon père m'a dit que je l'avais déshonoré... Le pauvre homme, il est tombé en disgrâce à cause de moi, et il en est mort de chagrin...
- Partons d'ici, tu veux bien ? Il y a un bosquet et une source à une lieue d'ici ; nous y camperons pour la nuit, et tes chevaux pourront paître et s'abreuver. Valina et toi avez attendu cinq ans, vous pouvez bien patienter quelques jours de plus... S'il y a un moyen de vous réunir, je le trouverai. Vois-tu, cela fait plus de huit siècles que je parcours la Terre du Milieu. J'ai fini par apprendre deux ou trois choses... "

Je me fabriquai l'apparence d'un jeune seigneur blond, portant une barbichette clairsemée, comme pour affirmer une autorité qu'il était loin d'avoir. J'élargis mes épaules, rétrécis mes hanches, me modelai un thorax plat et musclé. Je n'allai pas plus loin dans la transformation, n'ayant pas l'intention de faire usage d'une virilité qui n'était pas la mienne. Quant à Rolanya, je lui donnai l'aspect d'un fringant cheval bai.
Je laissai Frère Loup et Kyo aux bons soins de Prinn ; je voulais me garder la possibilité de revenir sous les traits de Narwa Roquen, avec ses compagnons, et je craignais que l'identité d'un jeune chasseur avec son chien et son épervier ne fût, même après coup, percée à jour.
Je me présentai aux portes d'Aldias un peu avant midi. Si le seigneur Sirthen n'était pas un rustre, il m'inviterait à déjeuner, et j'aurais peut-être l'occasion de rencontrer sa fille et de sonder son esprit. Que ferais-je si j'apprenais qu'elle n'avait aucun sentiment pour Prinn, je n'en savais rien, mais il me semblait que je devais avant toute chose m'assurer que je ne me battais pas pour une cause perdue.
Je me présentai au garde comme Natsar, fils de Betsar ; mon père était conseiller du seigneur Meneraf, d'Oronost, et j'étais mandé par ce dernier pour établir des accords commerciaux entre nos deux cités. Après une bonne dizaine de minutes, le pont-levis s'abaissa. Je pénétrai fièrement dans la forteresse, manifestant une nervosité que je n'éprouvais pas. Je confiai ma monture à un palefrenier et suivis un garde jusqu'à la salle de réception. Je répétai mon identité et le but de ma visite au seigneur Sirthen qui m'attendait assis sur un siège de bois surmonté d'un grand dossier sculpté et relevé par une estrade - une sorte de trône, malgré son apparente sobriété. Maigre, le visage émacié, étriqué dans des habits sombres sans le moindre ornement en dehors d'un lourd collier d'or, il me dévisagea, détailla d'un regard froid ma coiffure, ma barbe, mes habits, mon maintien. Mon personnage était passé au crible d'une méfiance presque hostile. Après le long silence de son examen, il me décrocha d'une voix sévère :
" Très bien. Vous rencontrerez mes conseillers tout à l'heure. Il est midi, et il ne serait pas convenable de déjeuner en retard. Vous pouvez vous joindre à nous. "
Je m'inclinai. Toute manifestation un tant soit peu exubérante serait sûrement cause de renvoi. Je me félicitai d'être venue seule.
Je le suivis dans les larges couloirs pavés de marbre, aux murs ornés de tentures représentant d'illustres inconnus, tous figés dans la même attitude hautaine - sans doute des portraits de famille... Il marchait à grands pas. Je restais à distance respectueuse deux pas derrière lui. Deux laquais en livrée ouvrirent en grand les portes de la salle à manger, et les convives se levèrent à son entrée. Un domestique me montra ma place, près d'un homme aux cheveux blancs qui me toisa sans me saluer. J'embrassai la salle d'un regard. A la droite de Sirthen, un homme entre deux âges, avec un visage de brute et un gros médaillon sur le pourpoint noir - son intendant ? A sa gauche, une frêle jeune fille blonde, pâle comme l'aube et comme absente au monde, Valina. Puis de chaque côté, quelques hommes âgés et austères, les conseillers, sans doute. Et au milieu d'eux, dans une cape brune presque propre... Radagast ! Il me salua d'un signe de tête indifférent, et je restai également impassible, tandis que nos deux esprits échangeaient un dialogue tourbillonnant.
" Qu'est-ce que tu fais là ? Si je m'attendais !
- Et toi ! Tu es un fort beau jeune homme !
- J'essaie d'aider un ami.
- S'il te faut les bonnes grâces du seigneur, ne commets pas d'impair ! Les règles d'ici sont draconiennes... "

Il me laissa lire dans ses pensées tous les règlements, préceptes et interdits dont il avait connaissance, et j'eus presque le vertige en assimilant instantanément tous ces précieux renseignements.
Le seigneur rendit grâces à Manwë, puis le repas se déroula dans le silence le plus complet. En apparence concentrée sur mon assiette, comme tous les autres, j'en profitai pour visiter délicatement l'esprit de Valina. Elle se révéla être une jeune fille calme, profondément gentille, et seul l'amour sincère qu'elle portait à Prinn avait pu la convaincre de s'opposer à son père. Mon jeune ami avait de la chance : elle ferait une excellente épouse... si toutefois j'arrivais à les réunir !
Radagast me confirma que le silence était la règle pendant les repas. Les mets étaient de bonne qualité, mais d'une frugalité presque ascétique : une soupe de légumes où flottaient quelques lamelles de poulet, une petite galette de maïs et quelques fruits, avec de l'eau pure comme boisson. Sa dernière bouchée avalée, Sirthen se leva, congédiant l'assemblée. Il adressa quelques mots à voix basse à l'un des conseillers, qui me fit aussitôt signe de l'attendre.
Je pus donc visiter les rues de la ville et rencontrer quelques commerçants, mais mon guide, encore bien alerte pour son âge, me chaperonna de près, m'empêchant ainsi de parler librement de ce qui m'intéressait - comment Sirthen était-il perçu par la population, les habitants étaient-ils heureux, effrayés, soumis ou prêts à la révolte... Je rongeai donc mon frein tout l'après-midi, tout en prenant mes repères dans les ruelles étroites du quartier commerçant. La ville me sembla prospère, et pourtant un sentiment de malaise s'insinua en moi. Tout avait l'air normal, mais... Mais le sourire des marchands me sembla crispé ; mais les passants, qui dans une petite ville se connaissaient tous, n'échangeaient que de vagues signes de tête, et vaquaient à leurs occupations d'un air morose. Les femmes marchaient les yeux baissés et n'étaient jamais seules. Et je ne vis pas un seul enfant en train de jouer...
Le dîner fut aussi simplement lugubre que le repas de midi, et à ma grande déception, Radagast n'y parut pas. Etait-il déjà reparti ? Sans me saluer ? Cela m'attristait, mais c'était possible. Il avait eu la bonté de m'aider, donc il ne me détestait pas au point de vouloir me nuire. Une autre attitude m'aurait d'ailleurs beaucoup étonnée. Radagast était sûrement le plus généreux des Istari, et je ne l'avais jamais vu haïr qui que ce soit. Mais il devait encore se sentir blessé par ce qu'il considérait comme une trahison de ma part (1), et il avait préféré se retirer, m'ôtant par là toute chance de tenter de le faire changer d'avis. Cela me peinait. Mais sans doute était-il encore trop tôt.
Après le repas, un domestique me conduisit à ma chambre, une petite pièce meublée d'un lit, d'une table et d'une chaise, sans aucune décoration, au deuxième étage du bâtiment. A tout hasard, je laissai ma fenêtre ouverte et, m'étant rendue invisible, je sortis sans peine du palais, profitant des allées et venues des domestiques pour qui apparemment la journée de labeur était loin d'être finie. Je ne repris mon apparence masculine que devant l'échoppe de Gastad, le bourrelier, qui était un ami de Prinn. Il tirait encore sur l'aiguille, à la lueur d'une lampe, et son air soupçonneux se mua en franc sourire quand je prononçai le nom de son ami. Laissant de côté son ouvrage, il me précéda jusque chez lui, dans l'arrière-boutique, et nous versa deux verres de vin. Il avait une vingtaine d'années et vivait seul. Les deux amis avaient pu correspondre de loin en loin, par le biais de colporteurs de passage. Mais il n'avait plus eu de nouvelles depuis deux ans. Ce qu'il m'apprit sur Aldias conforta mon idée qu'au-delà d'une belle histoire d'amour, il y avait certaines choses qui méritaient d'être changées, et que le seigneur Sirthen se comportait plus en tyran qu'en saint homme.
Il dirigeait la ville d'une main de fer. Il avait instauré un couvre-feu dès la tombée du jour, les assemblées publiques ou privées étaient interdites en dehors des manifestations officielles ; personne n'avait droit à un quelconque jour de congé, et si le vin était encore en vente libre, sa consommation était fortement déconseillée - une à une, toutes les tavernes avaient fermé. Les taxes étaient nombreuses et pesantes. Les femmes ne devaient jamais sortir seules sans une escorte masculine de leur famille, et les enfants n'avaient pas le droit de jouer dans les rues. Dans les maisons non plus, d'ailleurs, mais la milice ne pouvait pas tout contrôler. La répression était sévère, et les prisons pleines à craquer. Chaque jour quelques malheureux contrevenants recevaient le fouet en place publique, toute expression d'insubordination était punie de bannissement, et les exécutions capitales par pendaison étaient fréquentes. La délation était monnaie courante, et le seigneur Sirthen rendait seul une justice qui relevait plus de l'arbitraire que de l'équité, tout suspect étant a priori coupable, et l'intention étant aussi condamnable que le crime avéré. La religion semblait être utilisée comme un moyen supplémentaire de pression. Toutes les cérémonies en l'honneur de Manwë étaient conçues pour inspirer la crainte d'une vengeance divine, et jamais pour célébrer joyeusement sa bienveillance. Je connaissais trop bien Manwë pour savoir qu'il ne recherchait pas l'adoration des hommes, et que cette image d'exigence et de cruauté qu'on lui prêtait devait le laisser perplexe.
Je ressentis une grande rancoeur dans les propos de Gastad. Certes il était jeune et fougueux, mais je le sentais enflammé par la rage du désespoir. S'il n'y avait même qu'une cinquantaine d'hommes aussi déterminés que lui, je risquais de déclencher une insurrection qui se transformerait rapidement en un massacre passionnel où des innocents laisseraient la vie - et cela, je ne le voulais pas. La partie se révélait donc infiniment délicate, et comme à ma triste habitude, ambar aica (2) ! j'avais encore réussi à m'asseoir sur l'unique nid de serpents à des lieues à la ronde...
Quand l'aube commença à poindre, je pris congé de mon hôte en lui demandant de tenir ses amis prêts, mais de ne rien tenter sans que je sois là. Je connaissais un Istar dont l'aide nous serait précieuse, et ensemble nous allions réfléchir à un plan pacifique pour améliorer la situation ; je reviendrais bientôt pour lui en faire part.

Je rentrai au palais en me demandant pourquoi je ne lui avais pas dévoilé ma véritable identité. La méfiance alentour m'avait-elle contaminée ? Mais la ville était probablement pleine d'espions, et moins Gastad aurait de secrets à révéler, moins il serait en danger. J'escaladai la façade jusqu'à la fenêtre de ma chambre, puisque toutes les portes avaient été verrouillées pour la nuit. Tout allait pour le mieux: j'avais gagné la confiance de Gastad, nous pourrions bénéficier d'alliés sûrs dans la place, et Narwa Roquen était sûrement capable d'échafauder un plan à la fois raisonnable et génial... au détail près que Narwa Roquen c'était moi et que je n'avais pas la moindre idée sur la manière de m'y prendre...

Le lendemain je pris congé du seigneur Sirthen en le remerciant dignement de son accueil chaleureux. L'homme haussa un sourcil et me jeta un regard torve, se demandant manifestement si j'ironisais ou pas. Mais si mon visage innocent et la sincérité de ma voix ne levèrent pas totalement le doute, du moins n'en montra-t-il rien.
Prinn m'attendait impatiemment.
" Tu l'as vue ? Tu lui as parlé ? Est-ce qu'elle a changé ? Est-ce qu'elle m'aime encore ? On part quand ? "
Je lui narrai par le menu mon bref séjour à Aldias. Il m'interrompait sans cesse par des exclamations d'indignation et de colère, entrecoupées de soupirs amoureux. Il voulait se précipiter à Aldias, y entrer de gré, de force ou de ruse, et une fois à l'intérieur des murs, soulever le peuple et renverser le pouvoir en place. Je lui fis remarquer qu'une effusion de sang, surtout si par malheur elle touchait son père, serait un piètre présent à offrir à une épouse. Il me regarda longuement, interloqué, déçu, tiraillé entre son impétuosité guerrière et sa bonne volonté amoureuse.
" Je vais retourner voir Sirthen. "
Tandis que je parlais, une ébauche de plan se mettait en place dans ma tête.
" Demain c'est jour de marché. Nous entrerons dans la ville et nous verrons tes amis. Je pense qu'il nous faudra trois jours pour rallier à notre cause une partie de la population.
- Pour se révolter ?
- Oui, mais de manière non violente. Les gens ne sortiront pas de chez eux, personne n'ira travailler, les enfants n'iront pas à l'école. Pendant ce temps je demanderai à Sirthen d'assouplir un peu sa politique.
- Et pourquoi accepterait-il ?
- J'aurai peut-être quelques arguments magiques...
- Et si tu échoues ?
- Et si tu avais un peu confiance en moi ? "
Il me sourit. Un court instant, je l'enviai. Il aimait, il était aimé, et un Mage puissant avait pris fait et cause pour lui. Valar valuvar (3), si les évènements tournaient mal, j'allais être responsable d'une guerre civile...

Le lendemain, déguisés en bergers, nous menâmes notre petit troupeau d'une dizaine de moutons, achetés la veille, jusqu'à la citadelle, où nous pûmes pénétrer sans encombre. Frère Loup avait été transformé en chien de berger, et Kyo rôdait dans le ciel pour me prévenir en cas de danger imminent ; Rolanya avait accepté à contrecoeur de tenir compagnie aux chevaux de Prinn.
Pendant que je vendais les bêtes, Prinn se faufilait dans la ville pour avertir ses amis de notre plan. Le soir venu, Gastad nous hébergea et nous fit le compte-rendu de la situation.
" Il nous faut encore toute la journée de demain. La consigne se répand de proche en proche, mais certains sont plus difficiles à convaincre, et nous devons nous méfier des gardes. Ceci dit, c'est une excellente idée, Narwa Roquen : les plus modérés d'entre nous l'acceptent avec joie, alors qu'ils auraient refusé une rébellion ouverte. Mais dis-moi, Prinn, pourquoi ton ami Natsar n'est-il pas venu avec vous ? "
Prinn me jeta un regard interrogatif. Je parlai à sa place.
" C'est moi qui l'en ait dissuadé. Après tout, il était en mission pour le Rohan. C'est un garçon honnête, que j'estime beaucoup, mais ceci est une affaire interne à Aldias, inutile d'y mêler le Rohan. "
Gastad hocha la tête ; je ne l'avais pas convaincu. Décidément ce climat de suspicions, d'intrigues et de secrets ne me convenait pas.

Et le jour arriva. A l'aube, les coqs chantèrent comme à l'ordinaire. Mais alors que dans le palais les domestiques s'affairaient et les soldats renouvelaient la garde, dans la cité personne ne mit le nez dehors. Echoppes fermées, volets clos, rideaux tirés, on se serait cru au milieu de la nuit.
Frère Loup et moi, invisibles, nous entrâmes dans le palais, et j'apparus à Sirthen alors qu'il terminait son petit-déjeuner. Je pris l'aspect d'une jeune femme, vêtue d'une robe de velours vert absolument somptueuse, et Frère Loup retrouva l'apparence d'un loup, mais avec un pelage d'une blancheur immaculée.
Sirthen sursauta devant cette vision qui avait tout pour sembler surnaturelle.
" Sirthen ", commençai-je d'une voix majestueuse, " c'est Manwë qui m'envoie. " Je lui adressai une prière en mon fort intérieur, en souhaitant qu'il ne me désavoue pas, même s'il était fort probable qu'il ne se sente pas le moins du monde concerné...
" Il est très honoré de la piété que tu manifestes, mais il tient à ce que tu saches ceci : Manwë aime la vie, la paix, la musique et la poésie, et rien ne le réjouit plus que l'oiseau libre qui plane sur l'aquilon rapide. Il n'a jamais voulu que les hommes vivent dans la rigueur et la contrainte. Il te prie donc de laisser un peu plus de liberté à tes sujets, afin qu'Aldias redevienne une ville joyeuse. "
Son regard incrédule allait et venait entre Frère Loup et moi. Il se serait frotté les yeux s'il n'avait été aussi emprunté de sa personne.
" Qui es-tu ? ", demanda-t-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme. " Qui te permet de parler au nom du Premier des Rois ? "
Avisant une carafe d'eau sur la table, je la regardai fixement et la fis exploser. Puis je me tournai vers Sirthen, et je ne souriais plus. Mais l'homme ne se démonta pas pour autant.
" Qui me prouve que tu n'es pas une force du Mal ? Un sorcier perverti, une émanation de l'Ombre ?
J'allais répliquer quand le capitaine des gardes fit irruption dans la salle.
" Seigneur, Seigneur ! La ville se mutine ! Les habitants se sont barricadés chez eux, les rues sont désertes, et...
- Ah, je le savais ! ", rugit-il en me foudroyant du regard. " C'était un piège ! Saisissez-vous d'elle ! Aux fers ! Défoncez toutes les portes de la ville, exécutez tous les rebelles ! Je veux que l'ordre soit rétabli dans une heure ! "
Je n'eus que le temps de créer à la va-vite un nuage de fumée et je redevins invisible. Dans l'agitation générale, Frère Loup et moi réussîmes à nous échapper du palais en longeant les murs des couloirs où les soldats couraient dans tous les sens. Nai ! (4) Ce que je redoutais le plus était arrivé. La ville était devenue un champ de bataille où des hommes, souvent amis, parfois parents, se combattaient à mort. Quelques uns essayaient bien de prôner le retour au calme mais, pris entre deux feux, ils étaient les premières victimes. Les soldats étaient inférieurs en nombre, mais ils étaient bien armés, et ils savaient se battre. Les habitants, tirés de chez eux par la force, étaient passés en quelques instants de la résistance passive à la révolte acharnée. On entendait dans les maisons les femmes hurler et les enfants pleurer ; les hommes, excédés de trop d'années de silence soumis, avaient laissé cours à une violence exacerbée dont ils n'auraient jamais fait preuve avec un ennemi ordinaire. Ils se battaient avec l'énergie du désespoir, et le moindre bâton, le moindre couteau, devenait dans leurs mains un instrument de mort. Ils s'acharnaient sur les vaincus avec une rage inhumaine ; ils piétinaient les corps à terre, les défiguraient, les lacéraient, les mutilaient, même bien après leur trépas, comme si un sort maléfique les avait transformés en monstres assoiffés de souffrance et de sang. J'étais horrifiée. Prinn et Gastad restaient introuvables, et je me demandais par quelle magie j'allais pouvoir mettre fin à ce carnage fratricide, quand Kyo me lança un cri d'alerte.
" Des hommes sont entrés dans le palais ", me dit-il en pensée. " Ils cherchent Sirthen. "
Valina ! S'il lui arrivait malheur, il n'y aurait plus de limite à la folie de Prinn. Je rebroussai chemin, Ambaron, mon épée de lumière, ne me servant qu'à me frayer un passage parmi les belligérants. Une clameur virile résonna dans la grande salle quand j'y pénétrai. Le seigneur Sirthen gisait à terre, une épée enfoncée dans la poitrine, et sa fille, agenouillée près de lui, sanglotait sans bruit. Les soldats de la garde, sidérés, avaient cessé de se battre. En face d'eux, une vingtaine d'hommes en armes exultaient et hurlaient des obscénités, rendus fous par l'excitation du combat et de la victoire.
" Après le coq, la petite poule ! Ce soir nous festoierons sur vos cadavres ! "
Le chef du groupe arracha une épée à l'un de ses compagnons et déjà son bras se levait...
" Tu ne la toucheras pas ! "
Ma voix de Commandement l'arrêta net.
Les hommes s'écartèrent, et Frère Loup à mon côté, Ambaron brandie et flamboyante de mille feux, je relevai Valina et me mis devant elle.
" Cette enfant est innocente et vous le savez tous. Il y a eu assez de sang versé ! Seriez-vous aussi fous et aussi injustes que Sirthen ? Vous allez remplacer la terreur par la terreur, l'arbitraire par l'arbitraire, la fausse justice des riches par la fausse justice des pauvres ? Que vous apportera une vengeance supplémentaire ? Ses soldats n'ont plus de raison de se battre ; ce sont vos frères, vos amis ! Comment vivrez-vous le reste de votre vie avec leur sang sur les mains ? Lâchez vos armes, tous ! "
Dans un silence lourd, les épées et les glaives tintèrent en tombant sur le carreau ensanglanté.
Entraînant Valina à ma suite, je me précipitai à la fenêtre la plus proche, et de ma voix la plus puissante je hurlai :
" Cessez le combat ! Sirthen est mort. Cessez le combat ! Et rassemblez-vous sur la place, quand vous aurez soigné les blessés. Tous les blessés ! "
Je me tournai ensuite vers Valina pour tenter de lui amener un peu de réconfort. C'est alors que Prinn apparut, échevelé, hors d'haleine, tenant à la main son épée encore dégoulinante de sang. Il s'arrêta d'un coup, comme foudroyé, en voyant sa bien-aimée chancelante, livide, le visage ravagé de larmes. Sans doute cette image lui fit-elle réaliser l'horreur de la situation, car il lâcha son arme aussitôt et s'avança vers elle avec un regard implorant en murmurant " Pardon, Valina, pardon... "

Je montai sur l'estrade où se dressait la potence et les touchant du bout de mon épée, je mis le feu au gibet et au mât de torture. La foule regarda en silence s'écrouler les symboles de la cruauté du défunt despote.
" Je n'ai jamais voulu la violence et la mort ", commençai-je. " Et je suis sûr qu'aucun de vous, dans le profond de son coeur, ne les a jamais souhaitées. Il vous faut maintenant redonner à Aldias de nouvelles bases et un nouvel élan. La ville sera dirigée par un Conseil de douze membres, représentant les différentes catégories de la population, que vous choisirez pour leur sagesse et non pour leur arrogance. Les soldats seront sous l'autorité de ce Conseil, et désormais ils n'auront plus à se battre que contre d'éventuels ennemis venus de l'extérieur. Je reviendrai dans quelque temps pour vérifier que vous avez bien suivi mes directives et qu'aucun d'entre vous n'a plus de pouvoir que les autres. Allez, maintenant, enterrez vos morts et pardonnez à leurs meurtriers. Valar valuvar (5)."
Pendant que la foule se dispersait, je fis monter Valina et Prinn dans notre chariot, et je sortis de la ville aussi discrètement que possible. J'avais caché le corps de Sirthen sous des couvertures, pour éviter à sa dépouille une vindicte populaire sauvage. Quel qu'ait été l'homme, il avait droit à une sépulture décente. Nous l'enterrâmes à une lieue d'Aldias, à l'orée d'un petit bois. Les deux jeunes gens, aussi bouleversés l'un que l'autre, restèrent silencieux. En dressant un petit tertre avec quelques grosses pierres, je déclarai simplement : " Qu'il repose en paix. "

Je retrouvai Rolanya avec un grand soulagement et je coupai court aux adieux de Prinn et de Valina. Je n'avais pas envie d'entendre un quelconque remerciement, et le bonheur ténu de leur retrouvailles se teintait pour moi de trop d'amertume pour que je m'attarde plus longtemps.
Je ne m'apaisai que le soir, quand nous fûmes enfin réunis, mes compagnons et moi, autour d'un feu de camp où rôtissaient deux superbes lièvres. La nuit était sereine, et la fatigue du jour s'éloignait peu à peu. Ma pensée se tourna vers Radagast. J'aurais aimé, un soir comme celui-là, poser ma tête sur son épaule et entendre sa voix grave et chaude me murmurer doucement, comme on console un enfant :
" Tout va bien. Je suis là. Tu as fait ce que tu as pu. Tu n'es pas responsable de la folie des hommes. "
Je soupirai. Frère Loup se coucha contre mon flanc, sans quitter les lièvres des yeux, et Rolanya m'adressa un petit appel tendre entre deux bouchées d'herbe fraîche. Kyo veillait sur une branche. Ce n'était pas le bonheur absolu, mais c'était sans doute ce que la vie pouvait m'offrir de mieux pour le moment. J'acceptai le cadeau avec reconnaissance, et je me levai pour découper la viande.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (6).

N.d.A.

(1) : cf " Le pacte ", in Concours " Le chant du Fleuve "
(2) : destin cruel
(3) : que la volonté des Valar soit faite
(4) : Hélas !
(5) : Que la volonté des Valar soit faite
(6) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

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© Narwa Roquen



Publication : 24 août 2008
Dernière modification : 23 août 2008


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Maedhros
La cinquième forme de l'ordre  
Narwa Roquen
Changements  
Citadelle  

signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


1 Commentaire :

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 14-09-2008 à 22h00
Le moindre mal
Narwa écrit les Mélamines et les Roquen, et si le style est toujours aussi bon, le ton est vraiment différent. Chez Mélamine, c'est doux et malicieux, ça finit toujours bien, c'est drôle et attendrissant. Chez Roquen, il ya toujours de l'ombre dans la lumière... C'est vraiment un personnage travaillé, subtilement nuancé. Et comme toujours, ben c'est vachement bien... La moins mauvaise solution, m...

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