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Restons-en aux lardons

Une histoire de porte, de champignons et de pirates...
... mais avant tout, de porte.

C'est en cherchant un champignon que jamais il ne trouva que Richard Vincent l'a vu. Au début il n'y fit pas attention, tout attelé qu'il était à sa noble quête du dimanche, tant et si bien qu'il faillit lui marcher dessus. Rappelons-nous l'état d'esprit de Richard Vincent une seconde avant l'impact.

Après une longue semaine lourde des senteurs de bière tiède et de tabac froid, Richard Vincent avait décidé de s'accorder une journée dans la campagne anglaise, sous le prétexte d'une hypothétique omelette géante, ornée du fruit de ses recherches menées de la main du maître et du flair du chasseur : ces mycosités campagnardes qui font le régal de papilles au coin du feu. Quatre heures de traque, quatre heures sur la piste du gibier immobile, quatre heures de retour à cet état de nature primitif, brut, sauvage, pendant lesquelles ses ancêtres qui mangeaient uniquement ce que leurs mains avaient tué lui avaient parlé, murmuré des recoins méconnus de sa psyché, les conseils qui devaient le mener au Graal des dimanches en campagne... c'est à se demander ce que mangeaient les ancêtres de la famille Vincent, car son beau panier d'osier ne pesait pas un gramme de plus qu'à son départ, alors que ses chaussettes commençaient à ressentir la surcharge pondérale due à toute l'eau dont elles s'étaient gorgées. Elles le lui faisaient d'ailleurs entendre dans leur langage de chaussettes : " flôc, flôc. ", qui, en langage de chaussettes, signifie : " Je suis complètement trempée. " Aussi Richard Vincent pataugeait gaiement dans ses chausses, ne s'en souciant pas plus qu'une guigne parce que le paysage était joli. Il faut dire que dans le Sud de l'Angleterre les collines succèdent mollement aux collines, comme si plein de choses étranges avaient essayé de sortir de la terre sans y parvenir. Là s'est couché depuis des millénaires un gazon d'herbe verte et tendre, qui, comme tous les gens détendus et oisifs, contemple le ciel toujours mouvant emplis de nuages voyageurs, toujours pressés d'aller là où ils vont, qui n'ont jamais le temps de s'arrêter pour regarder l'herbe verte, et qui filent vers leur destination, où ils ont certainement quelque besogne d'importance à réaliser. Parfois, ils sont tellement pressés qu'une fine pluie froide et pénétrante sort de leur corps de nuage, et vient donner à la terre en dessous, et à l'herbe verte et aux collines molles ce ton un peu voilé, un peu austère, un peu mystérieux qui rend ce pays si attachant.
N'empêche que Richard Vincent était bredouille, qu'il avait les pieds mouillés, et qu'il commençait à avoir envie de rentrer.

Ce qui l'empêcha de l'écrabouiller, ce fût un mouvement en dessous de lui, du vert sur du vert, tendre sur tendre, et un cri flûté : " Attention abruti ! " Richard Vincent fit ce que j'aurai fait à sa place, il ne comprit rien, ouvrit grand ses yeux en même temps qu'il essayait de prendre appui sur sa jambe en l'air, en même temps qu'il essayait d'écarter son autre genoux, en même temps qu'il essayait de regarder en dessous de lui, en même temps qu'il tombait lamentablement sur le gazon vert et pas si tendre que ça finalement.

Un pied. Taille trente-deux fillette. Maxi. Un gros orteil tout petit qui lui rentre dans la narine gauche, et une voix flûtée étouffée par sa poitrine : " Mhff, mufffn Hhhhmmmf ".

Après s'être accroupi sur l'herbe mouillée, Richard Vincent observa la chose, qui observait Richard Vincent.

Un gros tas de rides rigolotes autour d'un nez pointant d'un air narquois, deux grosses billes noires en guise d'yeux, un sourire jusqu'aux oreilles pointues ornées de boucles d'or qui tombaient d'en dessous un foulard vert foncé attaché sur le front, le tout haut comme trois-quatre pommes, dont la dernière semblait sortir des profondeurs oubliées du frigo, rapport aux rides. La chose était vêtue d'un habit brun, amplement rembourré aux épaules et à la poitrine, avec de gros boutons de bois dans lesquels étaient sculptées des figures aux expressions variées. La chose avait même une chemise blanche à jabots et des éperons de bois à ses bottes. Ce fut ce détail tout particulièrement qui arracha à Richard Vincent un " Ho Merde ! " bien malvenu.
- Je vous demande pardon ? dit la chose d'une voix faussement outrée.
- Heu... Je veux dire... Bonjour.
- Qu'entendez-vous par là ? rétorqua la chose d'un air malicieux, me souhaitez-vous une bonne journée ou pensez-vous qu'il s'agit d'une bonne journée, que je le veuille ou non ? Trouvez-vous que le jour est bon ou que c'est un jour où il faudrait être bon ?
- Hein ? fit Richard Vincent.
- Laissez tomber. Je me présente : Brudig, Chevaucheur des Destriers de Neptune, ancien capitaine de la Dent des Neuf Mers, perdue au cours d'un accident dû à une déficience technique... Qui se targue d'avoir l'outrecuidance de troubler ma sieste ?
- Richard Vincent.
- Bonjour mon Sieur Vincent.
- Heu... Vous... cherchez des champignons vous aussi ?
- Non, je cherche un feu follet.
- Ha.
- Ben oui.
- Ben voyons.

Brudig se contenta de sourire, ce qui amena la commissure de ses lèvres derrière ses boucles d'oreille.
- Et... si je vous pose une question, vous ne vous offusquerez pas hein ?
- Ventre fou ! cela dépend de la question bien entendu, mais je suis d'un naturel compréhensif, c'est du moins ce que disent les gens de prudence. En disant ces mots, il caressait la crosse en écume d'un pistolet à poudre que Richard Vincent n'avait pas vu jusque là. Le principe de danger associé à la vision d'une arme à feu se heurta dans son esprit au principe de ridicule associé à une arme plus petite que son auriculaire, le rire et la peur s'entr'annulèrent, Richard Vincent enchaîna :
- Qu'est ce que vous faites, dans la vie je veux dire ?
- Sur ma foi, j'ai au cours des temps exercé nombre de fonctions : j'ai été mousse, cuistot, navigateur, capitaine, corsaire, flibustier, pirate, joueur, malchanceux, poursuivi, arrêté, évadé, poursuivi, malin, explorateur, chanceux, riche, amoureux, marié, fauché, divorcé, entêté, exilé, marin, vendeur de chevaux et de souvenirs, et plus récemment, je suis à la recherche d'un vieil ami.
- Et tout cela... en Europe ?
- Pas exactement... en Arcadie.
- C'est vers le Québec ça ?
- Non, c'est le pays des Songes.
- Et... c'est loin ? A cet instant, Richard Vincent se demanda s'il aurait pu dire quelque chose de plus stupide. L'idée d'un gâteau d'anniversaire arrosé d'Emmental fondu lui traversa l'esprit, il se dit que oui, et il enchaîna :
- Je veux dire... vous venez ici souvent ?
- En la Vieille Angleterre ? Parfois oui, c'est là que nous habitions, mes compagnons et moi, lorsque nous étions à terre pour longtemps.
- Compagnons ?
- Oui, fit Brudig dont le débit commençait à s'accélérer, Pat la Beigne, Nicomède Quat'Zyeux, ShutShut le Tatoué, Rufus Patte d'Ours et tous les autres qui formaient mon équipage à bord de la Dent des Neuf Mers.
- Et ils étaient comme vous ? Je veux dire, pet... bien proportionnés pour une taille loin d'être excessive ?
- Non, non, du tout. La Beigne vous aurait dépassé de deux coudées, et Rufus s'assiérait sur votre crâne sans y prêter attention car vous avez la taille des tabourets de son pays.
- Et c'est où ça ?
- Autrefois dans les collines des Highlands, maintenant, dans les bouges des ports enfumés des vapeurs mauves des bas-fonds d'Arcadie, là où les galons sont les cicatrices, et par le pavillon noir de mon ancien vaisseau, il ne fait pas bon s'y balader seul par les nuits sans Lune.
- J'ai encore du mal avec votre Arcadie là...
- Arcadie est notre pays, à nous, gens du Soleil plein de vie et de couleur. Nous sommes les géants, les trolls, les gobelins, les esprits des vagues, des arbres et des rochers, les gardiens de trésors et les poseurs d'énigmes, les léprechauns, les lutins, et les gnomes, les fées, les korrigans et les mari-morgans, les licornes timides et pures et les dragons de feu et de sagesse. Nous sommes toutes ces choses avec du poil dans les oreilles qui viennent visiter Votrespri dans ce que nous appelons le Jeu, et dans ce que vous appelez le Rêve.
- Ca veut dire que je rêve là ?
- Toujours un peu, nous nous croisons souvent, chaque fois que vous nous ouvrez la Porte, nous venons rendre visite à Votrespri.
- La porte ? Richard Vincent commençait à être sacrément perdu là. Il regardait le pendentif en dent de requin-nain du lutin-pirate à qui il parlait depuis dix minutes au milieu de la campagne anglaise, ça commençait à faire beaucoup pour sa santé mentale. Toutefois, Brudig enchaînait :
- La Porte du Rêve, la Porte aux Cinq Entrées, le don que Guirmiish, l'artisan favori des Princesses des îles Shaet-Lan, nous a fait, à vous et à nous, pour le plaisir de votre mère la Nature, et de notre père le Soleil. Une belle porte, toute ovale, de bois de merisier faite, qui sent bon l'humus et la rose mêlés, avec une belle poignée en ivoire, toute douce au toucher, et qui laisse une fragrance et un goût, semblable au miel et à la pomme sur la main qui s'y pose ; par le trou de la serrure, l'on peut voir un splendide lever de Soleil, juste au moment où il n'est pas encore éblouissant, quand touts les couleurs de l'or et du feu se révèlent. Enfin, lorsqu'on pousse la porte du Rêve, juste avant de rentrer dans la terre de Votrespri (ce petit être qui tire les manettes et pousse les leviers et tourne les manivelles dans votre tête), une petite mélodie se fait entendre, comme six clochettes dans une bulle de cristal. Telle est la Porte du Rêve, que vous nommez OuïGouVuOdoraToucher, telle est la Porte que nous poussons chaque fois que nous vous venons visiter, à la faveur de la nuit, où d'un instant propice, un instant volé à votre journée vouée au labeur, telle est la Porte que Votrespri nous ouvre lorsqu'il est las de chercher des raisons.

Brudig regardait maintenant Richard Vincent d'un air mélancolique.
- Nous aimons à vous rendre visite, nous aimons à venir jouer pour Votrespri, il nous est du plus grand plaisir d'apporter la comptine du Soleil chez nos voisins les Enfants de Nature. Brudig fit une pause.
- Cependant... Cependant... Avec le temps qui passe, la Porte du Rêve se grippe, elle rouille et grince et force. Il nous est plus difficile de venir vous voir, et, petit à petit, vous nous oubliez. Kérano, le Maître Conteur, a, il y a bien des siècles, pressé une huile faite d'images, d'histoires et de feu de bois. Et régulièrement l'huile de Kérano était utilisée pour dégripper la Porte... C'est la raison de ma présence ici.
- Vous venez dégripper la Porte ?
- Non, je viens chercher Silvinéo.
- ? ? ?
- Silvinéo le feu follet des forêts de trèfles, celui qui vole couronné des lauriers dérobés à Brûle-Trogne le dragon mélomane des monts Wik-Low-Cloud, qui crachait son souffle de feu à la gueule des mauvais musiciens qui venaient jouer devant lui, en quête de sa couronne magique, réputée donner à celui qui la porte le don de contrôler la pousse des arbres fruitiers. Pourquoi un objet aussi improbablement utile a privé l'Angleterre du IXième siècle de ses meilleurs musiciens, je n'en sais ventre rien. Toujours est-il que ce luron de Silvinéo se trouve avoir été mon second. Il n'est pas mauvais bougre mais c'est une fripouille à la belle frimousse, et un voleur par vocation. Qu'on couperait les deux mains de cet olibrius à la mèche folle, qu'il volerait le couteau de son bourreau avec ses doigts de pieds. Silvinéo a dérobé l'huile de Kérano, et est parti en vadrouille avec, quelque part par ici ou peut-être ailleurs, enfin quelque part en tous cas. Bref, les gonds de la Porte du Rêve rouillent, et on commence à s'ennuyer sec en Arcadie... et chez Votrespri, l'on n'ose même imaginer... l'araignée qu'il a au plafond a du se pendre avec son propre fil... Alors me voilà, à la recherche de ce luron de la cambriole qui me sert d'ami.

S'il avait eu une larme au coin de l'oeil, Richard Vincent l'aurait écrasée du revers de la main. La gorge nouée par l'émotion, il dit :
- Tu me plait le gnome, laisse moi t'aider ! Je vais te la retrouver ta fée voleuse, et on va lancer l'opération Framéto des Songes.

Ils se relevèrent et posèrent leur regard sur l'horizon, où s'amassent les nuages chargés de l'espoir du lendemain, et juste derrière cette muraille de crachin, la Victoire !

La mèche battue par le vent de la Destinée, pavillon noir déclarant qu'il n'y aurait pas de quartier, ils partirent. Une ultime poignée de main, d'homme à lutin, et ils se séparèrent. L'un au Levant, et l'autre au Couchant, jurant de n'avoir de répit tant que la rouille serait.

Depuis, Richard Vincent parcourt le monde, seul, car il sait que nul ne peut le croire, et poursuit sa croisade, dans la clandestinité, car le Fisc le recherche... Mais ceci est une autre histoire...

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© Yasbane



Publication : Concours "Les Portes du Rêve" (Janvier 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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2 Commentaires :

z653z Ecrire à z653z 
le 31-08-2006 à 12h36
A part l'omelette aux lardons....
...le texte est bien construit pas trop détaillé et on se prend à lire vite ce que dit le "lutin" comme il le ferait en "réalité" (pas très clair ce que j'écris).
Netra Ecrire à Netra 
le 29-08-2006 à 23h05
Bon, ben on va aller cueillir des champignons, alors...
En espérant qu'ils seront hallucinogènes pour prolonger le délirium ! Ah, mince, Flad' a dit de pas encourager ces choses-là. En tout cas, merci pour ce bon coup de rire, Yasbane !


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