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Un conte de Laponie

Nilès avançait en écartant de la main l'herbe aussi haute que lui. Il tirait une charrette de quatre fois son poids, chargée de tubercules sauvages et des premières fleurs de la saison. Le printemps était encore jeune et la Finlande retrouvait le foisonnement de sa verdure. Nilès allait d'un bon pas, nullement essoufflé, suivant une piste tracée par un lièvre. Il contourna soigneusement le village de Partakko, évitant les humains immenses et bruyants. Il s'arrêta un instant pour contempler les premières lueurs de l'aube, poussa un soupir appréciateur, puis s'engagea dans l'épaisse forêt lapone.

Le gnome était grand pour son espèce, près de dix-sept centimètres, et d'allure joviale. Il portait un bonnet de feutre rouge, très pointu, un sarrau bleu serré par un épais ceinturon de cuir, sur lequel retombait sa longue barbe blanche. Il ne devait pas avoir plus d'un siècle et demi. Il revenait comme à l'accoutumée de sa nuit de travail, durant laquelle il avait inspecté son territoire, réparé la toiture de sa forge, réduit une fracture à un blaireau et collecté quelques provisions. Il déposa son chargement dans l'un de ses entrepôts, dont les stocks avaient été sérieusement entamés par le long hiver, puis reprit sa route.

Les chants matinaux des oiseaux commençaient d'emplir la forêt quand Nilès arriva à l'entrée de sa maison. La porte était dissimulée entre les racines d'un chêne, recouverte d'écailles de pomme de pin. Il descendit l'escalier, passa le tourniquet anti-serpent puis remonta le long couloir obscur. La maison proprement dite était creusée sous un second chêne, selon la tradition gnome. Nilès sonna la cloche pour annoncer son arrivée et déposa ses chaussures à côté de la cage du grillon du foyer. Dès qu'il pénétra dans le salon, les deux lemmings apprivoisés se précipitèrent pour l'accueillir. Les deux turbulents animaux, des boules de poils soyeux aux petits yeux noirs, tendirent vers le gnome leurs museaux frétillants et celui-ci les gratifia de quelques caresses.

Une douce chaleur régnait dans la maison et l'air embaumait le pain qui sort du four. Le salon dégageait une impression de quiétude et de confort douillet. Les murs étaient lambrissés, le plafond en mansarde s'ornait de portraits de bois des ancêtres. Dans un côté de la pièce s'ouvraient les alcôves à coucher, avec des portes en bois rouge percées d'une lucarne en forme de coeur. De l'autre, un grand vaisselier présentait des faïences fleuries et des récipients de cuivre.

La femme de Nilès se détourna de ses fourneaux pour lui ouvrir ses bras. Elle était très jeune et agréablement rondelette. Son bonnet était gris clair et deux tresses blanches ornées de rubans encadraient des joues rebondies. Elle portait un boléro rouge lacé et un tablier brodé sur son ample jupe. Elle souriait et ses yeux brillaient de plaisir. Le couple se frotta affectueusement le nez pour se dire bonjour.
- Ta nuit a-t-elle été bonne, mon époux ?
- Très bonne, Selma chérie. J'ai rencontré Okko, notre voisin du sud. Il m'a donné des nouvelles intéressantes que je te conterai tout à l'heure. Comment vont les petites ?
- Helka a fait de gros progrès en tissage. Quant à Eija, elle prend toujours soin du lapereau abandonné. Je les ai mises au lit mais elles souhaitent entendre une de tes histoires. Elles t'attendent.
- Bien. Alors j'y vais de ce pas.
- Tu dois être affamé. Je te prépare une collation de baies et de champignons trempés dans du lait de renne.
- Te diews, ma chérie !

Nilès traversa la pièce, ouvrit les portes rouges et se pencha dans l'alcôve des enfants. Ses deux filles, d'adorables jumelles d'à peine trente ans, tournèrent aussitôt vers lui leurs petits visages potelés. Les bambines avaient déposé leurs bonnets sur la table de nuit et dénoué leurs tresses blondes. Elles avaient revêtu leur tenue de sommeil, de longues chemises en batik bleu. Leur père les enlaça tendrement, embrassa chacune d'elle et huma leur parfum de fraise et de violette. Puis, il les remit au lit et tira sur elles la couette de duvet d'oie. Les petites babillaient toutes les deux en même temps, et leurs phrases étaient coupées par leurs éclats de rire :
- J'ai vu un papillon jaune, Papa ! Il avait des tâches noires...
- ... et le petit lapin est si mignon... il m'a dit ...
- Pourrais-tu nous fabriquer un nouveau cerf-volant ? ...
- Allons allons, Eija, Helka, calmez-vous. Votre mère m'a dit que vous désiriez entendre une histoire pour vous endormir.
- Oh oui, Papa !!
- La dernière fois, je vous ai raconté une aventure de Taito l'audacieux, l'ancêtre de la famille. Comment il devint ami avec un troll et vola la pierre goutte de sang à la vouivre. L'une d'entre vous m'a demandé où nous gardions cette pierre et j'ai répondu que c'était une autre histoire. Et bien, ce sera l'histoire d'aujourd'hui. Tout commença par une belle nuit d'été...

Tous les matins, Taito rentrait chez lui en traversant la rivière et à son cou brillait la pierre goutte de sang. Son épouse, Anja, l'attendait avec un thé de gland bien chaud. Il advint qu'un jour, il ne la trouva point à la maison. Il l'attendit plusieurs heures mais elle ne venait toujours pas et Taito en conçut une grande inquiétude. Bravant la lumière aveuglante du soleil, il parcourut la forêt dans l'espoir de la retrouver. Il chercha tout le jour, utilisant ses sens affûtés pour suivre les pistes. Il finit par retrouver la sienne mais elle s'arrêtait net au pied d'un grand orme. Il y découvrit le châle de dentelle de son épouse et quelques gouttes de sang sur les feuilles.

L'angoisse étreignit le coeur de Taito : sa douce Anja était blessée, morte peut-être ! Scrutant fébrilement mousses et taillis, il trouva des empreintes de renard et commença d'entrevoir l'atroce vérité. Les gnomes sont amis des renards et il ne pouvait s'agir que d'un accident. Une très vieille bête, ayant à moitié perdu l'odorat et la vue, avait justement son territoire par ici. Profondément horrifié, Taito courut à travers la futaie jusqu'à l'arbre de vie de sa femme. Là, il tomba à genoux et laissa échapper d'amers sanglots. Car l'arbre, qui la veille encore était verdoyant et en fleurs, était à présent nu et desséché, signe qu'Anja n'était plus de ce monde. Taito pleura longtemps, tantôt errant par les bois dans la folie de son chagrin, tantôt s'abandonnant au gouffre de l'inconscience. Le monde lui semblait désormais vide et inepte, la vie lui était un fardeau.

Il rentra finalement chez lui et, voulant adoucir sa solitude, alla chercher le Grand Livre Secret sur son pupitre de pierre. Il tourna quelques pages et voilà qu'il eût soudain une idée ! Il se remémora un chapitre qui l'avait particulièrement touché quand son père lui faisait la lecture de l'ouvrage sacré : ce chapitre parlait d'un grand ver, un monstre formidable, plus ancien que le monde et qui surveillait le destin de toute créature. Fébrile, il feuilleta l'imposant volume jusqu'à trouver une gravure de la bête. Il lut son nom : Jormungand, le serpent de Midgard et frissonna en regardant l'image. Le ver semblait énorme. Il était représenté dans une grotte qu'il emplissait presque et ses anneaux qui formaient des circonvolutions reposaient sur un gigantesque miroir où il pouvait voir défiler la trame du Destin, tous les présents possibles.

Taito prit alors sa décision : il irait trouver le ver et changerait le destin de son épouse pour qu'elle ne fût pas morte. Il ne savait pas encore comment il ferait mais, déjà, son abattement le quittait et l'énergie lui revenait avec la promesse de l'action. Sans perdre un instant, il rassembla des vêtements chauds et quelques outils, prit de l'eau et des biscuits nourrissants aux semences de graminées. Le Livre disait que le ver vivait sous les mers, aussi Taito prit-il la route du nord. Il marcha nuit et jour, ne s'arrêtant que lorsque ses jambes ne le portaient plus. Quand il eût épuisé ses biscuits, il mangea des baies et mâchonna des céréales sauvages. Grande était sa fatigue mais plus grande encore sa détermination.

La forêt laissa place à la toundra et là, il rencontra un renne qui broutait des lichens. L'animal était immense et doté de bois imposants. Voyant le gnome, il exhala un nuage de vapeur et dit :
- Que fais-tu seul en ces contrées de neige et de vent, petit frère à deux jambes ?
- Je me rends jusqu'à l'océan glacial arctique pour sauver ma femme.
- L'océan est encore loin. Tu succomberas à la faim et au froid avant de voir ses bords.
- Si je ne peux réussir, peu m'importe de périr. Sans mon épouse, vivre est une douleur.
- Ah ! fit le renne et il était fort impressionné. Quand je me suis cassé la patte, tes semblables sont venus à mon secours et m'ont soigné. Je ne suis pas un ingrat. Aussi, je t'assisterai dans ton voyage si tu me le permets.
- C'est avec grande reconnaissance que j'accepte ton aide.
Le renne souleva le gnome de sa bouche et le déposa sur son encolure avant de prendre son galop. Taito se blottit dans l'épaisse fourrure tandis que le paysage défilait à toute vitesse. Quand enfin la course s'arrêta, l'océan était en vue.

Le renne fit descendre Taito qui le remercia chaleureusement. Puis, ils partirent chacun de leur côté. L'immensité de la mer emplit tout le champ de vision du gnome tandis qu'il descendait vers la plage. Il s'arrêta devant un bouquet d'arbustes malingres et, sortant sa petite scie de sa sacoche, entreprit de les couper. Quelques heures lui suffirent à se fabriquer une embarcation de fortune, munie de rames que sa force lui permettrait de manoeuvrer efficacement. D'une de ses couvertures de voyage, il fit une voile et du bois qui lui restait, il fit un tonneau plus haut que lui dont il assura l'étanchéité avec de la résine collante. Tressant avec soin de longues fibres de Carex, il fit aussi une corde qu'il déposa au fond du bateau. Pour assurer sa subsistance durant la navigation, il recueillit de la neige fondue dans son outre et des plantes comestibles dans son havresac. Puis, il prit la mer et alla vers le large.

Une nuit et un jour s'écoulèrent. L'eau entourait maintenant Taito de toute part et le gnome sentit le découragement le gagner. Comment trouver son chemin dans cette immensité ? A qui demander sa route ? Ses muscles étaient douloureux à force de ramer, ses mains crevassées par le froid, sa barbe hirsute et pleine de cristaux de glace. Se ressaisissant, il chercha son sifflet dans ses affaires et en usa à plusieurs reprises. Un moment après, un phoque apparut, perçant la surface de l'eau de sa tête moustachue. Il cligna deux fois de ses grands yeux noirs et dit :
- Salut à toi, porteur de bonnet. Est-ce toi qui appelle ?
- Oui, ami phoque. Je me rends dans l'antre du ver Jormungand. Sais-tu où elle se trouve ?
- Je ne le sais point mais je peux te mener devant le sage de mon clan. Il n'ignore rien de ce qui concerne la mer.

Le gnome fut guidé jusqu'à une large banquise qui portait toute une colonie de phoques. Le sage, un mâle imposant à la fourrure grisonnante, était entouré de petits immaculés et duveteux. Taito le salua respectueusement puis présenta sa requête.
- Je connais bien tes semblables du nord sous leurs maisons de glace, gnome. Ils nous préviennent quand les humains traquent nos jeunes. Ton voyage est dangereux et plus dangereuse encore est la bête que tu cherches. Puisque tu demandes mon aide, tu l'auras. Celui de mon clan qui t'a guidé jusqu'à moi t'escortera.
Taito remercia le sage et regagna son embarcation. Son nouveau compagnon l'y attendait déjà, tenant dans sa bouche un bout de la corde de Carex. Le gnome noua l'autre extrémité à la barque et le phoque s'élança joyeusement, tirant le bateau à vive allure. Ils firent ainsi de nombreuses lieues avant que le phoque ne s'arrête :
- Te voici arrivé, porteur de bonnet. Juste en dessous de nous, à des milliers de brasses de profondeur, se trouve la caverne du monstre.
- Tu peux donc me laisser ici. Grand merci et adieu.
Et le phoque s'en alla après lui avoir prodigué ses meilleurs voeux.

Taito se pencha pour scruter les eaux sombres et il ne tarda pas à apercevoir le scintillement d'un banc de poissons. Aussitôt, il fit grand tapage en frappant la surface pour attirer leur attention. Un saumon aux écailles d'argent étincelant s'approcha du bateau :
- Qui es-tu, toi qui flotte au milieu de l'océan ?
- Je suis un gnome. J'ai besoin de ton aide.
- Quand je n'étais qu'un alevin, j'ai entendu le nom de ta race. Pourquoi t'aiderais-je ?
- Quand toi ou l'un de tes semblables aura besoin d'assistance, un gnome sera là.
- D'accord. Dis-moi ce que je dois faire.
- Vois-tu ce tonneau ? Je vais entrer dedans et m'y enfermer bien hermétiquement. De la sorte, tu pourras me conduire sous les eaux jusqu'à l'antre du ver Jormungand.

Ainsi fut fait et le saumon fendit les flots obscurs en emportant le tonneau. Après une interminable descente à travers les canyons sous-marins, il pénétra dans une grotte où était une poche d'air.
- Tu peux sortir, gnome, dit le rutilant poisson.
- Merci à toi. J'irai seul désormais.
- Quand dois-je attendre ton retour ?
- Ne m'attends point. Si je réussis, il n'y aura pas de retour. Et si j'échoue, peu m'importe mon sort.
Et sur un salut de la main, Taito s'enfonça dans les profondeurs de la grotte. A un détour du chemin, il aperçut devant lui une diffuse lueur dorée et il accéléra le pas. Le tunnel déboucha sur une caverne si immense que le gnome ne put en voir ni les bords ni le plafond. Des stalagmites découpaient des silhouettes inquiétantes et une odeur écoeurante de musc, de parchemin et de métal lui irrita les narines. Le sol était jonché de pierreries, d'or et d'objets précieux. Le gnome s'avança dans la clarté et entendit une respiration sifflante et les battements d'un coeur gigantesque, comme un tambour. Un puissant courant d'air chaud manqua le balayer : le souffle du monstre. Quand il se releva, il vit le ver.

Il était encore plus gros que ne l'avait dit le Livre Secret. D'une bouchée, il aurait pu avaler un voilier des hommes, d'un mouvement de queue, rayer un village de la carte. Son long corps était enroulé en anneaux compliqués dont on ne pouvait dire le début ni la fin. Des pattes colossales aux griffes recourbées en émergeaient. Une haute crête dentelée courait le long de son échine. Sa gueule très allongée, ornée de branchies épineuses, laissait voir des crocs effilés. Mais sa peau était burinée et terni était l'or de son armure d'écailles. Car le ver était plus vieux que le temps lui-même. Son cuir était marqué de maintes cicatrices et une griffe lui manquait. Sa tête reposait sur une montagne d'étincelants bijoux et d'armures ciselées. De la fumée s'échappait de ses narines fendues et ses yeux étaient clos.

Les spirales et les courbes intriquées de son corps laissaient voir les reflets chatoyants du miroir au-dessous de lui. Fasciné, Taito s'avança jusqu'au bord et se pencha sur le miroitement coloré. Il vit l'hiver sur la Finlande et l'été sur des îles luxuriantes, il vit des hommes, des gnomes et d'autres animaux vivre et mourir. Tout cela défilait sans fin dans les profondeurs brumeuses du miroir. La surface ressemblait à de la glace et dégageait une légère vapeur. Taito en approchait la main quand une ombre passa sur lui. Il se jeta brusquement sur le côté et évita de justesse la langue du ver. Un formidable grondement ébranla la caverne, décrochant des stalactites qui s'écrasèrent au sol :
- Qui ose ?! Qui ose pénétrer dans mon ssanctuaire ! Qui ose déranger dans sson ssommeil Jormungand, le ssserpent du Midgard, le desstructeur et le créateur du monde, le gardien de la desstinée !!

Taito se releva en tremblant de tous ses membres. Loin au-dessus de lui, le monstre démesuré humait l'air en dardant sa langue bifide. A côté de lui, le gnome ressemblait à une puce. Il se réfugia au pied de la haute muraille d'écailles de son corps, escaladant un tas d'or.
- Je peux te ssentir, créature, siffla le ver et sa respiration furieuse fit s'abattre des piles de coffres. Montre-toi ssur le champ !!
- Je... je ne suis... qu'un gnome, votre Seigneurie... Je suis tellement insignifiant que votre Toute-puissance ne pourrait m'apercevoir, cria Taito de toutes ses forces pour se faire entendre.
- Que fais-tu issi ?
- Je suis venu implorer votre Magnificence pour une faveur.
- Une faveur ?! Et ces mots firent frémir les parois de la caverne.
Le ver déplia un de ses anneaux et sa monstrueuse tête fit face au gnome. De ses narines vibrantes émergeaient flammes et fumées. Ses yeux avaient l'éclat des braises.
- Votre trésor est une splendeur, votre Serpentine Grandeur. Son éclat obscurcirait le soleil. La Terre entière n'en héberge nul pareil...
- Tes paroles sont jusstes, moucheron. Et Jormungand se rengorgea, car la vanité était son vice.
- Il semble, votre Glorieuse Majesté, que tous les joyaux qui existent y soient rassemblés. Cependant ... cependant, je décèle qu'il y manque une pièce fort rare.
- Comment !! Tonna le ver et Taito fut écrasé contre la paroi sous le fracas de son courroux. C'est imposssible ! Quel objet sserait donc abssent de ma collection ? Parle vite avant que je ne te carbonise !
- La pierre de magie d'une vouivre : une pierre goutte de sang !

Et sur ces mots, Taito sortit le bijou de sous ses vêtements et le brandit. Un rai de lumière traversa le joyau écarlate qui jeta ses reflets sanglants, éclaboussant de couleur la cuirasse du ver. Celui-ci s'approcha, hypnotisé par le chatoiement aux nuances de corail et de pourpre.
- Il me la faut, susurra Jormungand. Donne-la moi et tu auras sséant ta faveur.
- Marché conclu.
- Je veux pouvoir ssans cessse la voir. Dépose-la sur mon poitrail.
Le ver tordit une longueur de son corps interminable et de sa griffe imposante, en fit sauter une petite écaille. Taito dévala le tas d'or, s'approcha de l'anneau et coinça dans le trou ainsi formé le joyau carmin. Puis, il ramassa l'écaille et la mit dans sa poche.
- Maintenant, gnome, dis sse que tu veux.
- Ma femme Anja est morte il y a peu, votre Divine Altesse. Je veux savoir comment. Laissez-moi le voir dans le miroir.
- Ssoit. Mais tu devras sseulement regarder. Ssi tu touchais la ssurface du miroir, un desstin en sserait modifié.

Le ver guida Taito parmi les circonvolutions de sa queue et veilla à ce qu'il marche sur les tas de pierreries. Il lui désigna une large boucle encombrée de statues de platine et de jade. Le gnome se pencha sur les images mouvantes et distingua son épouse. Elle marchait, insouciante, en cueillant des baies. Taito serra les lèvres en voyant les jolies tresses blanches sur le châle de dentelle. Une ombre rousse surgit silencieusement d'entre les fourrés : le vieux renard. Il s'avança très lentement, les oreilles basses, le nez au ras du sol. Taito jeta un coup d'oeil au ver. Celui-ci avait détourné les yeux et observait avec fascination les lueurs rouges de la pierre incrustée dans son poitrail. Le renard dévoilait à présent les crocs en ouvrant ses mâchoires. En un instant, Taito plongea la main dans sa poche, saisit l'écaille et la jeta de toutes ses forces. Elle heurta la surface du miroir dans un scintillement de glace, la traversa en tourbillonnant, devint floue puis frappa le renard à l'oreille. Le renard fit un bond de côté en jappant. Taito vit sa femme se retourner en sursaut et ses lèvres bougèrent sur un rythme affolé. Il souriait quand un sifflement suraigu secoua la grotte :
- Qu'as-tu fait, missérable ? Je ssens un changement...
La formidable langue du ver darda mais Taito plongea en avant. Sa tête toucha la surface floue du miroir...

Le gnome s'éveilla en sentant la brise parfumée sur son visage. Il ouvrit prudemment les yeux. Il reposait sur un lit de mousse, au pied de l'arbre de vie d'Anja, de nouveau verdoyant. Il regarda ses mains : nulles gerçures, nulles cicatrices. Il regarda ses vêtements : ni boue ni déchirures. Un bonheur intense irradia tout son être. Il avait réussi. Il se leva et courut à travers la forêt. En chemin, il s'arrêta dans la clairière fatidique et, fouillant la mousse, y trouva l'écaille du ver, toute de nacre dorée. Taito décida qu'il en ferait un bijou pour Anja. Puis, il repartit de toute la vitesse de ses jambes. Arrivé chez lui, il enlaça tendrement son épouse et lui prodigua mille baisers. Et ils vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours.

Nilès acheva son récit et se tut. Il borda soigneusement ses petites filles et leur fit un baiser à chacune.
- Dis Papa, le vieux renard a du bien regretter d'avoir manqué manger Anja ?
- Oui, Eija. Après, il a fait beaucoup plus attention.
- Le ver m'a fait un peu peur quand même, murmura Helka. Taito est drôlement courageux !
- Taito a encore eu des aventures après ?
- Oh, oui, beaucoup. Je vous en raconterai une demain si vous êtes bien sages, comment il gagna un pari contre le célèbre nain Lars Ironguard.
- Oooh !
- Et maintenant, dormez. Slitzweitz !
- Slitzweitz, papa !
Nilès referma la porte de l'alcôve et alla s'asseoir au salon. Selma lui apporta un thé de gland odorant et une assiette fumante. Elle se pencha pour le servir et le regard de Nilès tomba sur la grosse broche dorée qui fermait son boléro, un bijou en forme de dragon enroulé. Repoussant son assiette, il attira sa femme sur ses genoux et la serra dans ses bras.

Reconnaissance éternelle à Wil Huygen et Rien Poortvliet pour leurs traités sur la biologie des gnomes.

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© Estellanara



Publication : 13 juin 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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4 Commentaires :

LesBuldu Ecrire à LesBuldu 
le 20-06-2006 à 12h06
Trés joli conte et merveilleusement bien écrit !
C'est un plaisir de le lire et l'intrigue est poétique mais aussi pleine de suspens!
Merci
Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 16-06-2005 à 18h58
Désirée...
Certes, tu te fais désirer, mais quand tu prends la plume nous en restons bouche bée... Je trouve ce texte parfaitement achevé, écrit dans un style très sûr et prouvant un talent arrivé à sa maturité... Je me suis régalée...
Netra Ecrire à Netra 
le 14-06-2005 à 08h43
Joli conte !
J'aime beaucoup ton style, et si je ne suis pas très calée en mythologie nordique, l'histoire n'en est pas moins passionnante...
miri 
le 14-06-2005 à 01h14
c'est vraiment très bien
j'apprécie énormément la précision des détails et le fait aussi d'avoir choisi la mythologie nordique, et c vraiment une tres jolie histoire :)


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