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La Forêt des Autres : "L'Adieu"

"- Je t'aime."

Daniel regarda curieusement Djynne dans les yeux... mais elle alla vite rejoindre les autres : c'était l'heure.

Dan se mit en route lui aussi, délaissant derrière lui le monde familier de leur repaire. Plus ils avançaient, et moins le paysage était familier. Quand enfin ils débouchèrent à l'air libre, Dan ne jeta pas un regard en arrière, il était transformé. Il n'était plus ce garçon qui s'était laissé surprendre quelques minutes auparavant. Il était devenu un survivant. Et chaques détails, chaques bruits étaient devenus importants.

Il jeta tout de même un regard à la Lune, là-haut, imperturbable, si semblable et si différente...

Daniel avançait maintenant.

Il savait qu'ils n'étaient pas loin. Personne ne savait exactement qui ils étaient. On les appelait "Les Autres". Cela faisait six mois qu'ils étaient arrivés. Avant, tout était calme, la vie se vivait au jour le jour, on n'avait pas besoin de savoir ce que l'on allait manger le lendemain. Dan se demanda s'il vivrait assez longtemps pour dire un jour : "C'était l'bon temps !"

Il esquissa un sourire... voilà qu'il se mettait à philosopher... ce n'est vraiment pas le moment. Si les Autres apparaissent, seul sa vivacité et beaucoup de chance pourront le sortir d'affaire.

Mais l'idée de la mort s'infiltrait dans son esprit. Jusqu'à maintenant, sa vie ne l'avait pas porté à réfléchir à la mort. Elle était faite d'insouciance et probablement aussi d'un peu trop de paresse.

Comme une balle perdue, la pensée de sa mort prochaine continua son chemin dans son cerveau. Ce n'était pas juste qu'il meure. Il avait encore tant de choses à faire, tant de choses auxquelles il n'avait pas pensé, tant de choses...

Les six derniers mois avaient été une complète transformation pour Dan. La modification brutale de son environnement l'avait forcé à réfléchir, à agir, à trouver de nouveaux réflexes qu'il ne se serait jamais cru capable d'acquérir. Certains de ses amis étaient morts, emportés par les Autres. D'autres avaient fui avec leur famille, et il ne les avait plus revus. Sa famille était morte, elle aussi. Mais il n'avait pas encore pu la pleurer.

Il avait trouvé refuge auprès d'un groupe de jeunes gens comme lui, et qui avait été avant l'invasion le groupe des exclus. Ces gens que l'on chasse et dont on se moque car ils ne participaient pas à la vie en société. Ou à cause de leurs goûts excentriques. Cela n'avait pas été facile pour lui. Il avait du reconnaître ses erreurs, et comprendre les gens qu'il avait longtemps méprisé.

La société actuelle n'étant plus, les exclus n'en étaient plus. Ils étaient devenus des survivants, par essence, et des âmes traquées, pour un temps...

Johan lui fit signe que la voie était libre, et il s'engagea sur la place. Une à une des ombres grises se faufilèrent en longeant le mur. Pas un bruit alentour, ayant pris soin de recouvrir leurs chaussures d'un matériau isolant, ressemblant un peu à de la mousse d'arbre, en plus épais.

Le groupe passa sans incident. Il regarda Djynne, mais elle était devant lui, et il ne voyait pas ses yeux. Leur destination était "la Forêt". Nom donné par Djynne à cet assemblage de tiges de métal que les Autres avaient dressés après leur arrivée.

Djynne avait participé à l'intégration de Dan dans l'ex-groupe des exclus. C'était une jeune femme aux cheveux noir corbeau, avec des yeux de la même couleur. Elle n'était pas "belle" à proprement parler, mais il émanait de sa stature et son visage, souvent dur, un ensorcellement qui provoquait le silence et l'admiration chez ceux qui l'écoutaient.

Elle avait presque tout de suite acceptée d'écouter Daniel, et il avait vu sa lèvre inférieure disparaître entre ses dents quand il raconta la mort de ses parents.

Un vieillard qui s'était planqué au fond d'un carton surgit soudain au milieu de la rue. Il venait sans doute de trouver une cave bien remplie, et criait maintenant des menaces de mort et des insultes aux Autres - que seule une cuite mémorable ou un courage inconscient peuvent faire venir aux lèvres. Le groupe s'enfonça rapidement dans une ruelle annexe, s'efforçant de ralentir leur respiration et de calmer leurs stress en se pressant les uns contres les autres.

Il était déjà trop tard pour cet étrange Diogène. Un mouvement d'air froid se fit sentir, et sans que rien d'autre qu'un léger frémissement du sol ne l'annonça, le vieillard pouvait maintenant lever les yeux vers l'un des Autres. Créature apparemment sans organes sensitifs évidents, il paraissait flotter en l'air, à 2 cm au-dessus du sol. Il ne prit pas la peine d'écouter plus avant la repentance du vieillard, qui avait soudain dessaoulé devant cette vision surgie du néant. La créature n'était déjà plus là. Et le vieillard commençait juste à tomber. Finalement, le frémissement du sol s'estompa, et disparut avec le "brouf" du vieillard s'affalant sur l'asphalte. Ils avaient déjà étudié sommairement les victimes des Autres, mais n'avaient pu arriver à aucune conclusion satisfaisante. Le vieillard, comme tout les autres, n'avait aucune blessure corporelle, et tout semblait en ordre. Pourtant, il n'était plus.

Ils repartirent. Djynne avait une larme au coin de l'oeil.

Dan repris sa marche. Il commençait à faire froid. La Lune semblait avoir perdu de son éclat.

Après avoir réfléchit plusieurs jours, ils avaient décidé qu'il fallait agir. Ils avaient trouvé une planque où les Autres ne venaient jamais : les égouts ; et avaient établi là leur refuge. Les Autres n'avaient rien fait d'autres depuis leur arrivée que de prendre des vies humaines et de construire "La Forêt". Ils ne savaient pas à quoi elle servait exactement, mais ils se préparaient à la détruire, tant qu'ils le pouvaient. La confrontation directe n'avait pas d'issue possible, certains téméraires s'étaient déjà occupés de le prouver.

De nouveau la mort refit surface dans les pensées de Dan. Quelles avaient été les joies de sa vie ? Il avait tout gâché en une courte vie d'inaction, et peut-être n'aurait-il plus la possibilité de vivre tout ce que son esprit maintenant désirait ardemment. S'allonger sous un arbre au printemps, en écoutant le souffle du vent, et en observant la douce lumière du soir recouvrant les feuilles qu'une fine couche d'or. Trouver l'âme soeur et partager avec elle ses pensées, ses joies et ses souffrances. Sentir que les gens qui nous entourent sont des amis, et ne nous veulent que du bien...

Pareilles aux larmes silencieuses de Djynne, Dan commença malgré lui à pleurer sa vie perdue. Il n'existait plus personne pour lui dire de ne plus pleurer. Les lois du groupe étaient simples : Tes actes ne doivent pas mettre en danger les autres membres du groupe. Dan découvrit avec un peu de regret que les larmes parfois apportent le réconfort. Il savait maintenant combien la vie était précieuse, et combien elle valait d'être vécue.

Ils arrivaient enfin à l'entrée de "La Forêt".

La pénombre de la nuit cachait les bâtisses de l'autre coté du parc, mais Dan savait qu'elles étaient là. Mais pour ce qu'il en voyait, "La Forêt" aurait pu s'étendre à l'infini, les plus lointaines structures avalées par la nuit à une centaine de mètres. Les anciens arbres étaient tombés, ils avaient disparus, comme s'ils n'avaient jamais existé. Il n'y avait pas de garde. Les Autres ne sortent pas souvent la nuit, a part quelques-uns qui rôdent dans la ville, chassant les derniers survivants. Ils s'approchèrent des structures de métal, les observant avec perplexité. C'était de longues tiges individuelles, plantées à même le sol, pointant vers le ciel. Elles faisaient entre 25 cm et un peu plus de 2 m pour les plus grandes. Dan eut soudain une vision d'horreur... et si les tiges devant lui représentait les trophées de guerre des Autres. Chaque tige ayant la taille de l'être qu'elle représente. La proportion d'adulte et d'enfants correspondrait assez au nombre de tiges grandes et petites. Ils s'avancèrent dans la Forêt de tiges, comprenant leur erreur devant la vision de la tâche à accomplir : ils n'auraient jamais pu tout arracher avant que le jour se lève. Les éclaireurs ne s'étaient pas avancés aussi loin. Et la forêt - où un chemin semblait apparaître à force de marcher - se faisait de plus en plus sombre a mesure qu'ils avançaient vers le centre du parc. Soudain apparue devant eux une tige plus fine que les autres, mais qui montait bien plus haut que ne pouvait voir aucun d'entre eux.

Dan sentit un frisson le parcourir. Le groupe se resserra, et Djynne glissa sa main dans celle de Dan.

La tige bougea.

Lentement la tige s'enfonça dans le sol.

Des mètres et des mètres de tiges s'engloutirent ainsi dans le sol, où une vibration avait repris. Le groupe de neuf personnes ne bougea pas. Tous retenaient leur souffle. Après quelques minutes, ou quelques heures, la tige s'arrêta. Et ils aperçurent au-dessus d'eux le bout de la tige, où un vaisseau se balançait lentement, au gré du vent de la nuit, comme un cerf volant. Autour d'eux, les tiges avaient grandi. Certaines autres avaient poussé, et celles déjà créées tendaient toutes leurs extrémités vers le vaisseau.

Voici donc d'où venaient les Autres. Voici donc la source du désastre qui s'est abattu sur ma famille. Dan sentit ses mains qui se serraient de rage.

Ce vaisseau. Attaché à la terre par un simple câble, et ce câble était devant lui. Bientôt, les autres câbles pousseront, et entraveront le vaisseau davantage, jusqu'à ce que celui-ci soit définitivement attaché à la surface. Djynne émis un gémissement étouffé, et Dan, arraché à ses pensées, relâcha sa main qui avait serré celle de Djynne sans ménagement. Le silence était primordial, et il ne s'autorisa qu'un regard désolé en matière d'excuse. Ils avaient apporté des outils pour mettre en oeuvre leur plan, et certains se préparèrent à scier le câble principal.

Toujours en silence, et au bout de quelques minutes, le câble était bien entamé. Peut-être allaient-ils réussir après tout ?

Dan sciait le câble. La lame se brisa. Une partie tomba à terre sur le reste des outils et produit un son cristallin... suivi d'un rafraîchissement de l'air et d'un tremblement du sol.

Ils étaient là.

Le câble était presque rompu. Les Autres évaluèrent la situation et leur comportement changea... Ils émettaient en général une lumière bleutée, mais celle ci vira au bleu-vert. Le tremblement du sol s'accéléra. Les deux Autres observaient le câble sur le point de se rompre. Les neuf observait les deux Autres. A peine une seconde s'était écoulée depuis l'arrivée des Autres.
Soudain un Autre se déplaça et immobilisa Djynne. L'autre, dans un même mouvement, vint se mettre entre le groupe et le câble abîmé. Dan était le plus près du câble, et il savait que presque rien suffirait à le briser. Il regarda Djynne, qui lui souriait, prise dans le champ de l'Autre. Elle était comme collée à son corps et ne pouvait plus bouger ses membres.

Dan lui lança un regard désespérément triste, et sauta de toutes ses forces sur l'Autre qui protégeait le câble. L'Autre changea en un jaune violent, et Dan sentit qu'il passait à travers. Les Autres n'avaient pas de consistance réelle. Presque en même temps, il sentit deux choses. Tout d'abord, il sentit la main de l'Autre dans son esprit, occupé à détacher l'étincelle de vie qui anime l'être. Puis il sentit son propre corps s'affaler sur le câble et le rompre. L'Autre se retira de son esprit et Dan, chutant, sentit l'extrémité de la tige encore dans le sol s'enfoncer lentement dans son ventre... Il vit encore les deux Autres virer au jaune or éblouissant, et partout, le jaune envahissait sa vision. On y voyait comme en plein jour. De partout, les Autres sortaient, et comme tirés par un cordon invisible, s'envolaient en direction du vaisseau, qui dérivait lentement en s'éloignant de la terre...

Une autre minute s'écoula, ou une autre heure, Dan ne savait plus. Il ouvrit les yeux et vit une coccinelle sur un brin d'herbe, juste sous ses yeux.

Il entendit Djynne qui pleurait, et fut content qu'elle soit en vie. Les autres soit pleuraient soit riaient, les deux se fondant en un sentiment indescriptible. Finalement, Dan ferma les yeux. Il emporterait avec lui la dernière phrase de Djynne. Et les dernières secondes de son existence, il les consacra à dire Adieu. Adieu à la vie. Adieu à la forêt dorée de l'existence, de la plénitude et du bonheur, qu'il n'avait pas su trouver auparavant.

Epilogue : La Lune resplendissait plus que jamais sur le corps inanimé de Dan. Ses amis se regroupèrent, l'enlevèrent de ce pal monstrueux, et creusèrent, aussitôt les larmes passées, un trou pour le mettre en terre. Dessus, ils plantèrent un arbre, premier de tous ceux qui repeuplèrent le parc.
Djynne vint souvent au pied de l'arbre, évoquer un souvenir, ou en fabriquer. Elle eut une vie assez agitée, mais rien ne pouvait l'abattre. Quelqu'un veillait sur elle.

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Publication : Concours "L'Adieu à la Forêt Dorée" (Mars 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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