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La mine du fond du pot

Bâte était belle.
Non seulement son monde se reflétait sur des iris d'un bleu incandescent, mais en plus, elle savait le dissimuler furtivement aux autres, lorsqu'un papillon cendreux tombait de ses paupières.
Souvent, elle penchait la tête de côté, légèrement, comme pour soulever du regard un petit coin de ciel, et elle respirait profondément.
Une lumière diffuse.
Une chaleur moite et terrassée.

Bâte ouvrit les yeux.
Autour d'elle, les draps étaient bouleversés, et seuls ses cheveux noirs, épars, émergeaient de l'écume blanchâtre.
Il était tôt, mais la lumière de l'été ordinaire s'infiltrait déjà sous l'atmosphère.
Bientôt le contour des objets encore ouatés et fantomatiques dans l'obscurité de la chambre seraient cassants et secs.
Maintenir ses paupières désunies lui semblerait de plus en plus dur, et, excédée, elle repousserait le drap à ses pieds et se lèverait.
Etourdie.
Pour l'instant, les yeux mi-clos encore, les iris enivrés, elle fixait négligemment la nuit rosée, et vomissant ses entrailles encore tièdes sous le sabre du soleil.
Déchirée, elle ferait place à une teinture lactescente.

Bâte s'étira voluptueusement.
Elle aimait reprendre violemment contact avec le monde, sa réalité physique ?
Elle aimait son corps aussi.
Surtout.

Elle sourit de surprendre en elle une lucidité matinale.

Ai-je faim ?
Réellement ?
Ce rituel, elle l'accomplissait tous les matins.
Manger.
Comme...se reconstituer un corps par accumulation de matériaux dans une enveloppe après la période d'oubli du sommeil.
Elle devait se gaver, pour apposer son empreinte sur le monde, l'Univers Relatif.
Peser pour exister, exister par et pour les yeux des autres...se révéler dans l'oubli de soi-même.
Bâte ne se connaissait pas.
Elle se pensait détentrice d'une surface de peau de phénotype " doux et agréable à caresser ", d'une paire d'yeux mobiles et coordonnés, d'un esprit doucement fou...du bout des ongles...
Rien de plus.
Elle s'endormait exténuée, lorsque seul le sommeil pouvait l'arracher à la petite mort indigne de la vanité fatiguée, lorsqu'elle s'affaissait sur son clavier, après avoir fini ses devoirs.
Elle se réveillait, et, à peine consciente, faisait défiler entre ses tempes des gestes machinaux.
Pendant dix heures, elle allait apprendre, se taire, apprendre, se taire, se gaver de nourriture spirituelle pré-mâchée, sans même appréhender le contact d'une trophallaxie.
Manger pour ne pas mourir, et parfois pour sentir les aliments âcres s'engluer dans sa bouche et mourir...
Elle avait le goût du paradoxe...

Elle s'assit sur le rebord de son lit.
Le jour était tout à fait levé et gris à présent, et les moteurs ronflaient déjà.
Par la fenêtre s'étalait le ballet amorphe des avions-dragons qui ensemençaient le ciel à chaque passage, avant de diluer leur paternité dans la teinte indéterminée de l'azur au nom vide.

Elle se souvenait qu'allongée sur le sol, elle avait un jour tenu au bout de son doigt un avion.
Elle avait un instant refermé les yeux, concentrée sur le souffle qui animait ses lèvres, et qui aurait légèrement tracé la route de l'esquif s'il avait été réellement posé sur sa peau.
Lorsqu'elle les avait rouverts, plus d'avion.
Elle l'avait cherché, vaguement, du regard, pour ne jamais le retrouver...et penser...
...Il suffit de le vouloir...
Par moments, elle jugeait cette maxime avortée idiote et infantile, mais...
Elle faisait presque partie d'elle à présent.
Depuis son enfance, depuis l'avènement du Master J, elle avait senti que l'imagination était le seul moyen dont les hommes disposeraient pour s'enfuir de cette gangrène.
Et pourtant, cet effort conscient d'insertion de l'Imagination à chaque seconde de sa vie, elle se rendait bien compte qu'il ne rimait à rien.
Jamais elle ne s'était sentie protégée ou convaincue.
Simplement, elle s'était attribué une raison d'être : prouver que cette superstition ténue était réalité.

Au rez-de-chaussée de sa vieille maison décrépite, un arbre neurasthénique interposait encore quelques branches noircies entre le bitume et le ciel si près de tomber...sans grande conviction.
Elle s'assit à son pied.
Les racines noueuses contre lesquelles elle s'appuyait, qu'avaient-elles vu ?

Il n'était pas si vieux que cela, cet arbre...
Peut-être avait-il été planté quarante ou cinquante ans auparavant seulement, mais pour Bâte, il restait le seul témoignage vivant (moribond) d'un monde disparu.
Entre les murs encore debout de cette baraque où passaient les fantômes de ses parents, elle avait trouvé et lu des livres muets.

Dedans...

Elle voulu emplir ses poumons d'une grande goulée d'air pur comme le faisaient toujours les héroïnes romanesque, leurs jupes en corolles ramenées sous leurs jambes.

...dedans, il y était question...
De politique, d'amour, de regrets, de la beauté de mots impossible au comprendre...inutiles...et essentiels...

Et au détour de certaines pages elle avait découvert un monde.
Entier.
Fascinant.
Pendant des semaines elle n'avait pu s'empêcher de reconsidérer chaque objet familier comme un ersatz de réalité matérielle, et à chaque battements de cils découvert.

Elle cloua ses yeux aux gravats entassés sous les fenêtres.
En y regardant de plus près...
En s'avançant un peu...
En se dévêtant de cet épiderme lourd...

Bâte s'allongea, à plat ventre, au milieu de la pierraille qui l'éraflait.
Devant elle, une petite excavation s'insinuait entre deux énormes blocs de granit.

Elle tentait d'en scruter l'intérieur, où elle pressentait que des ombres noires et effrayantes riaient en déboîtant leurs côtes...
Elle rampa sur deux ou trois longueurs, en enfonçant ses coudes ensanglantés dans les graviers.

Rien à l'entrée, mais par contre, une multitude de cavités de ce genre émaillait la paroi rocheuse.

Un tremblement la plaqua au sol.
Un assemblage de chocs qu'elle n'avait pas prévu : deux dragons croisaient dans la mer des étoiles qui s'étaient déjà levées.

Quelqu'un souleva un lambeau de mousseline et déclara sur un ton mi-figue mi-surpris " Déjà nuit, Karetta... ".

Bâte s'efforçait de bouger le moins possible : le simple fait de respirer lui paraissait coupable et irrémédiable.
Ils allaient la voir ; l'un des deux au moins allait faire basculer une prunelle moirée dans sa direction.
Il piquerait vers le sol, dans un claquement sec de toile que l'on rabat, et il se poserait brusquement sur le roc.
Bâte, qui n'oserait pas le regarder, sursauterait à ce moment, et après quelques instants scrutateurs, il viendrait sur elle.
Il sentirait son dos.
Elle sentait déjà son souffle, sur la mince couche de tissu.
Une odeur âcre et doucement mortelle ?
Belle respiration chaude et puissante.
Bâte aurait pourtant froid déjà à ce moment, en songeant aux dents indifféremment plantées dans sa chair.

Une ombre disparut.

Après tout, peut-être cela valait-il mieux...
Elle était fatiguée, lasse...exténuée en fait.

Si elle retournait sur ses pas, un petit garçon aux yeux plantés sur le front se relèverait du trône d'ordures qu'il se serait constitué pour aller brailler à sa mère qu'une fille passait par là.
Cette fille-là.

A l'intérieur de la grotte, des silhouettes brunissaient déjà l'obscurité.

Les dragons sont partis s'entr'tuer plus loin, Bâte.

Elle se remit debout en hâte.
Comme s'ils allaient revenir ; comme s'ils guettaient les caresses de son ombres sur le sol...comme si la Terre allait gémir à ce contact.

Devant.
Bâte entendit un grondement et s'abattit sur le sol.
Une énorme vibration la fit vaciller.

Un des dragons venait de s'abattre.

Depuis le Master J, la guerre n'aurait plus dû exister, mais les morceaux de satellites, d'avions, d'insectes et de dragons pleuvaient toujours entre les ailes en feu des fées qui se faisaient rares.

Bâte avait serti deux lacs purs sous ses paupières.
Vague appréhension qui engendraient la houle uniforme qui roulait sans bruit sur ses joues.

A force de racler le sol récalcitrant, le bout de ses doigts lui semblait râpé et adoucit.
Elle aimait cette sensation ; et passer ensuite cette main étrangère sur ses lèvres.

A l'intérieur de la grotte, des ombres bougeaient...vraiment...
Bâte avançait.
Les cailloux crissaient sous ses pieds, comme un craquement d'os entre des mâchoires.

Elle passa la tête par l'ouverture.
Puis tout le corps, d'ailleurs.
Dans la nuit intérieure de la montagne.

Silence ! cria un petit homme qui ne portait pas de chapeau.
Alice aurait trouvé cela étrange.

Bâte revient à la réalité et la nausée fétide monte jusqu'à sa gorge.
A ses pieds, des hologrammes cadavériques gisent en soupirant encore.
Leurs ailes s'agitent vainement lorsqu'ils sont frôlés par les chevilles de la jeune fille ; et celle-ci tressaille.

Sur le sol, quelques lucioles en cage chantonnent l'air des batteuses qui filent la lumière en humectant les linceuls dans un étang sombre.

Je sais, dit une luciole que Bâte avait posé dans sa paume, tu vas me dire que la sortie est loin, et que tu as perdu la tête et les clés.
Tous les humains disent cela, je le sais.

Bâte lui sourit et tira un morceau d'épiderme sur son poignet pour y emmailloter la luciole.
Elle avançait le bras gauche en avant, pour frôler de son auréole diaphane la main de l'androgyne qui la guidait à reculons, s'embourbant dans les plis de sa toge.

Lui, il ne dit rien, se contenta d'écarquiller les yeux.

Bâte lâcha ses yeux et ne vit pas que sous la plante du pied qu'elle allait poser, il n'y avait plus rien où prendre appui.

Elle tomba un peu.
Quelques battements de coeur.
Quelques jours peut-être.

Quoiqu'il en soit, Bâte souriait, et c'était beau à voir.

Ensuite, son anatomie se fracassa contre une paroi qui devait en toute logique assurer cette fonction à une moment ou à un autre.

Ca vous a fait mal ? demanda la flûte.

Bâte ne répondit pas. Elle était bien trop occupée à fendiller sa lèvre supérieure de ses dents, pour signifier qu'elle avait mal au dos.

Elle se remit néanmoins debout.
Comme une équilibriste, car il lui semblait qu'un trou béait au milieu de son buste.
Peut-être son coeur préférait-il battre ailleurs, après tout...

Elle souriait toujours, comme un coquillage fané qui s'entr'ouvre à chaque heure un peu plus pour ne pas expirer sans s'être ouvert à la face du monde.

Une flaque d'eau s'était glissé entre ses pieds ; elle y puisa quelques gouttes pour en rafraîchir son palais brûlant.

Quelques étoiles d'un noir d'encre frémirent dans la poussière.
Oui, elle avait raison, elle suintait, donc, elle était bien percée quelque part.

De son poignet elle sentait quelque chose éclore.
En tournant sur elle-même, elle réalisa qu'elle se trouvait au centre d'une pièce informe, fondue.
Elle fit taire son sang qui pulsait sourdement dans ses veines, quelques secondes pour tenter de discerner ce que susurraient les astres qui gerçaient la voûte.

Les étoiles en corolle se concertaient et se séparaient, outrées par leurs paroles respectives, tout en lorgnant Bâte.
Elles reprirent enfin leurs places initiales, gardiennes du ciel nubile qui cachait le monde à la jeune fille en l'éblouissant.

Celle-ci osa une nouveau coup d'oeil à ses pieds.
Des bocaux de verre y étaient empilés, par dizaines...centaines de piles alignées contre les murs vert-de-gris.
C'étaient eux qui reflétaient les lueurs pâlissantes.

Elle s'agenouilla et colla ses cils contre les surfaces de verre dépolies.
Un fond blanchâtre en tapissait finement l'intérieur.
Irisé.

Bâte releva un sourcil sceptique.
Certains des couvercles n'étaient apparemment pas scellés.
Elle en souleva un précautionneusement.
Elle y plongea ses doigts et les en ressortit nacrés.

Sur sa langue, la crème un peu sucré fondait en crépitant, tout doucement.
Un arrière-goût de musc.
Une senteur d'humus, qui flottait longtemps entre le palais et l'oesophage.

Bâte ferma les yeux.
Deux mains vinrent s'y poser.

De longs doigts osseux et une bouche suave qui chuchota entre les deux, sur la nuque rétive de Bâte
" Sais-tu comment germent les étoiles, dans les viscères de la terre ? ".

Bâte restait interdite.
Perclue.
Transie.
Etc.
Incoercible envie de se retourner vers cette chose murmurante.
De lui révéler que oui, elle connaissait ce secret.

Les mains de l'autre, à quatre doigts peut-être, descendent sur ses joues, son menton, sou cou.
Elle s'y pressent, pour faire sentir à Bâte qu'elle est encore vivante et que son âme ne matelasse pas encore des cylindres de verre.
Elle gardait les paupières closes.

Un soupir avorté, et l'autre referma le couvercle.

La jeune fille suivante, aux idéaux ruisselants à fleur de peau, avançait déjà, précédant d'autres mains.

Le petit garçon revint, un jouet de zinc à la main, et sa mère à portée de voix.
Il ne sut que crier en trouvant l'inconnu allongée sous le ciel blafard et empli des traces des avions ; le cou violacé.
Une carlingue détraquée fumait au loin.

Le ciel, lui, avait pris à cette verticale une teinte aubergine, puisant sa substance dans la terre, et une nimbe y luisait.

Seule.

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© Elbereth



Publication : Concours "Mine de rien" (Novembre 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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