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Solstice d'hiver

Le vrai don est silence
Hasard, lueur, secours
Anonyme évidence
Il n'est pas d'autre Amour

Lou RIGEL, poète du 12ème


L'hiver était là. Les jours au ralenti, trop courts, trop froids, entre la nuit et la nuit, soupir affaibli d'une trop vieille femme. La terre silencieuse se refermait sur elle-même, oublieuse du passé, inconsciente de l'avenir. Le gibier était rare et les routes boueuses, inlassablement. Je me prenais à rêver d'un toit, d'un feu, d'une compagnie. Non, la compagnie je l'avais, Kyo, l'oiseau de proie, Frère Loup, mon inséparable, et Rolanya, ma jument merveilleuse. Mais parler, échanger, sourire devant un feu complice, même à 700 et quelques années, quelquefois... Grader était loin. J'avais renoncé. Je ne regrettais pas mon destin, aux ordres d'Oromë, chasser le mal, éliminer les Orques, les Dragons et les Démons... Mais cette forme humaine que j'avais prise, cette forme femelle (la seule des six Istari (1)), me jouait parfois des tours. Bref, j'avais le vague à l'âme. Et faim. Et besoin de grain pour Rolanya, qui maigrissait, et envie d'une viande saignante pour Frère Loup, Kyo, et moi aussi...Souffrance, sang et vengeance... N'y avait-il pas autre chose dans cette Terre du Milieu ? Bercée par le pas de mon cheval, ma pensée se faisait vagabonde, et la nostalgie me rappelait tous mes chers amis disparus. La plupart, humains ou non, étaient morts dans mes bras. J'avais bercé leurs derniers instants, fermé leurs yeux, creusé leurs tombes, et ils me manquaient. Bien sûr, j'avais de merveilleux souvenirs, de joies partagée, de tendresse chaleureuse, qu'ils aient été à peau, à poils ou à plumes. Mais le " jamais plus " me faisait monter les larmes aux yeux... Victimes du temps ou de guerres stupides, ils avaient mérité leur vie meilleure ; c'était sans doute mieux pour eux, d'en avoir fini avec la peur, la faim, la soif et la souffrance , et il n'était pas possible de revenir en arrière. Ma raison l'acceptait. Mais dans mon coeur ils laissaient un grand vide, qui m'était précieux malgré la douleur, parce que cette douleur me les rendait encore vivants. L'hiver est la saison de la mort, après tout. Je le célébrais à ma manière.

J'avais quelques pièces à dépenser. Comment je les ai gagnées, Aman Oromë (2), je vous le raconterai un autre jour. Elles venaient d'un riche marchand, et je ne les avais pas tout à fait gagnées, mais il n'est pas plus scandaleux de laisser de la fausse monnaie à des voleurs que d'escroquer un marchand sans doute trop riche pour être honnête...

Le marché de Echtele battait son plein. Autrefois petit village ignoré, sa source chaude aux vertus curatives en avait fait une bourgade prospère, dont le marché hebdomadaire attirait beaucoup de monde. J'avais laissé mes amis dans le bois attenant. Dissimulant ma tignasse rousse sous la cape noire de mon long manteau, j'avais pris l'aspect d'un voyageur quelconque, peut-être un Rôdeur. Mêlée à la foule, je n'avais pas l'intention de me faire remarquer.

" Par ici, bonnes gens, approchez ! J'offre ce cheval, ce superbe étalon, vous entendez bien, je le donne, à celui qui saura le monter ! "
Dans un enclos de fortune, un étalon noir de toute beauté soufflait, se cabrait, ruait de toute sa fougue. Un peu plus loin, les chevaux à vendre, à l'attache, attendaient leur sort. Il eût été facile d'emporter ce cheval, mais je n'en avais pas besoin. La pauvre bête, apparemment terrifiée, se démenait désespérément en essayant d'impressionner la bande de prédateurs sauvages qui se tenaient rigolards ( mais à bonne distance des barrières). Je n'avais pas envie de me donner en spectacle. Eh oui. Moi, Narwa Roquen, la Cavalière Ardente, Sorcière indomptable et redoutée, réputée pour son cabotinage et son orgueil flamboyant, je n'avais pas envie. J'avais dû vieillir sans m'en rendre compte, ou bien c'était cette tristesse et cette solitude, ou bien...

Un gamin de dix ans se tenait contre la barrière. Il y avait du désir dans ses yeux. Je m'immisçai subrepticement dans ses pensées, habitude détestable de sorcière mal léchée.

" Ce serait bien d'avoir un cheval pour remplacer le vieux Desty. Je le traiterai bien, et je n'ai pas peur de lui. Il fait le fou parce qu'il a peur, c'est tout. Je suis sûr que je peux... "
" Monsieur, Monsieur, je peux ?
- Toi, gamin ?Allez, retourne dans les jupes de ta mère ! C'est un étalon sauvage, qui vient d' Ered Luin ! Je ne veux pas te voir tué !
- Monsieur, laissez-moi essayer... Ma mère a d'autres enfants à nourrir, si elle en perd un, ça lui fera ça de moins... "
Il y eut un silence dans la foule. Le petit avait des tripes. Le marchand hocha la tête. L'enfant entra dans l'enclos, une pomme à la main. L'étalon ronfla, recula, puis fit demi-tour en ruant, ses sabots passant à dix centimètres du visage de l'enfant, qui ne bougea pas. Il était courageux, cet enfant . Il y croyait. Il risquait sa vie, le savait-il ?
Il s'avançait à nouveau, calme, déterminé, tendant la pomme.
" Viens, mon tout beau, viens. Tu as peur, je le sais, mais je ne te ferai pas de mal... "
Je contactai mentalement l'étalon, qui me regarda un bref instant. Frémissant et haletant, ne quittant pas mes yeux par dessus l'épaule du garçon, le cheval goûta la pomme, et la mangea. L'enfant lui caressa le chanfrein, l'encolure, le flanc, passa derrière lui, se coucha sur la croupe, se cala contre le ventre, passa dessous...La foule était médusée. Les oreilles attentives, le cheval restait immobile.
" Quelqu'un peut m'aider à monter ? "
Personne ne bougea. Je m'avançai, je lui fis la jambette pour qu'il se hisse sur le dos de l'animal, qui sans bride et sans longe, ne bougeait pas d'un pas.
" Merci, monsieur. "
Je ne corrigeai pas. L'essentiel était ailleurs.
L'enfant se coucha sur l'encolure, se coucha sur le rein. Il claqua de la langue, et l'étalon fit le tour de l'enclos, au pas, tête basse, totalement détendu et confiant. Puis au trot, ample et cadencé, puis dans un joli galop joyeux et serein.
" Alors, monsieur, je peux l'emmener ?
- Mais où sont tes parents, petit ? Je ne peux pas donner un cheval à un vagabond qui... "
Le regard du marchand fut attiré irrésistiblement vers un étranger tout de noir vêtu ; seuls les yeux émergeaient de sa capuche longue, des yeux étincelants près desquels semblait briller la lueur d'une lame, d'une lame telle...
" Mais bien sûr, mon petit, je n'ai qu'une parole, va, et longue vie à toi et à ton cheval ! Applaudissez, mesdames et messieurs, applaudissez cet enfant qui a dompté le monstre ! "
" Maman, maman, on a un nouveau cheval ! Je t'attends à la maison, je te raconterai... "
Yba, le dernier-né, le rêveur, l'incapable, ramenait un nouveau cheval. Il n'y aurait plus à traîner la charrette sur les chemins boueux pour aller vendre les maigres légumes depuis que Desty ne pouvait plus labourer. Il n'y aurait plus à attendre pour aller faire les provisions au marché que les rhumatismes se calment, que le fils aîné ait le temps...

Mon sac de grain sur l'épaule, mon quartier de viande sous le bras, je rejoignis mes amis. J'avais le coeur léger. Quel bonheur de pouvoir donner sans se mettre en avant, sans se faire connaître, sans endurer ces remerciements qui vous enlèvent toujours quelque chose... L'hiver est tellement dur ! Il me semble que les humains devraient inventer une fête, tout près du solstice d'hiver, où ils se feraient des cadeaux, mais de manière totalement anonyme. Ils diraient que c'est un bonhomme, un vieillard joufflu, habillé de rouge, qui serait venu sur un traîneau magique, tiré par des rennes - une espèce de Nain, si on veut, mais en plus grand... Il serait le symbole de la générosité, celle qui réchauffe le coeur non seulement de celui qui reçoit, mais aussi de celui qui donne.
Mais les humains seront-ils jamais assez bons pour inventer une telle coutume ?

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (3).

N.d.A.

(1) : Mages
(2) : Bienheureux soit Oromë
(3) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

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© Narwa Roquen



Publication : Concours "Mine de rien" (Novembre 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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