Lequel d'entre nous, étant enfant, n'a jamais tenté d'approcher l'infini en opposant les miroirs latéraux du placard à brosses à dents ? L'illusion vertigineuse des étages de verre qui s'empilent à perte de vue, se perdant progressivement dans un puits de noirceur, a toujours quelque chose de saisissant. Les miroirs triples des salles de bains ont ceci de particulier qu'ils sont toujours déformants : celui du centre est pervers le matin, quand il nous renvoie notre visage mal éveillé et nos yeux couverts de cernes ; narcissique le soir, lorsque que nous nous y contemplons fièrement, avant quelque rendez-vous galant. Mais ses deux voisins, mis face à face, tendent au sacrilège lorsqu'ils reflètent à l'infini des échafaudages géométriques qui défient notre imagination et l'ouvrent aux plus étonnantes des réflexions.
J'insérai, un jour, mon doigt entre les deux panneaux rabattus, pour le voir aussitôt décuplé au-delà de toute réalité -- je me plus alors à penser, par cette démesure propre à l'introspection : "Quelle puissance possède ce simple doigt, présent dans tous ces mondes imbriqués que seule distingue une luminosité décroissante ? ". La lumière, en effet, paraissait piégée dans le réseau inextricable de ces miroirs obscènes qui, à force de se reproduire jusqu'à l'indécence, en perdaient leur pouvoir réfléchissant pour sembler presque transparents. Ce sentiment, cependant, n'était pas dénué de terreur, car je me demandai brusquement quels univers pouvaient exister en dehors du cadre étroit ouvert à mon champ de vision. Se pouvait-il qu'il y ait, à l'extérieur, autant d'autres moi-même, plus sombres les uns que les autres, pointant à l'unisson une phalange timide dans la porte qui, le temps d'un jeu de l'esprit, venait de s'ouvrir sur une inquiétante immensité, touchant presque à la divinité ? Les bords des deux panneaux semblaient autant de passages, de couloirs conférant à cette image factice l'apparence d'un labyrinthe de verre. Les miroirs opposés et les labyrinthes, au demeurant, ne sont, dans l'absolu théorique et si l'on fait fi des limites que la matière impose à toute construction humaine, que les deux versants d'un même concept irrationnel : ils transcendent la compréhension.
Une autre fois, m'approchant du verre jusqu'à ce que mon nez le touchât, je vis un carré de lumière se dessiner dans mes pupilles dilatées : l'abîme, ainsi, s'enfonçait tant dans mon reflet que dans mes propres yeux, et l'orgueil me dicta une nouvelle pensée folle : " L'infini, aujourd'hui, est entièrement en moi -- ou alors, une moitié seulement de cet infini, puisque je peux voir l'autre devant moi, mais c'est déjà, par définition, un infini en soi ". Et là encore, derrière la dérision, la crainte s'insinua dans mon esprit : " L'infini est de nature divine, incompréhensible aux mortels, alors comment pourrait-il loger tout entier dans ma modeste caboche ? ". Dangereuse incitation au solipsisme : si je contiens ne serait-ce qu'une partie de l'infini, alors je suis Dieu. Qu'il me suffise de fermer les yeux pour que cette réflexion infinie cesse, privée de son support, et ces mondes multiples n'existeront plus dans l'intervalle où je garderai mes paupières closes. À moins qu'ils n'existent plus que dans mon imagination, fragiles fantômes échappés d'une vision fugitive... Et dans ce cas, mon pouvoir serait plus grand encore.
Une de mes amies, poétesse à ses heures, prétendait que les miroirs, lorsqu'ils sont touchés par la pleine lune, reflètent nos démons intérieurs, nos peurs les plus anciennes. C'était une femme bien coquette, songeai-je alors avec humour, pour craindre son image reflétée dans un morceau de verre poli. Du reste, par cet esprit insouciant qui caractérise la jeunesse, je pensais suffisamment connaître mes démons intérieurs pour ne plus avoir à les craindre. Seul un miroir aveugle, peut-être, aurait pu m'effrayer, s'il pouvait ne renvoyer, par quelque magie mystérieuse, qu'une pièce vide dont je serais absent. Aujourd'hui, après réflexion, je réalise que cela même est déjà un aveu : un tel miroir monstrueux, par son infâme vacuité, m'aurait forcé à admettre qu'il y a bien quelques démons, quelques doutes existentiels tapis dans les ténèbres de mon inconscient. Encore pourrais-je prétendre, endurci par la vie, les avoir lentement entourés de murs solidement bâtis : il n'empêche qu'ils seraient bien là, prêts à surgir à l'improviste dans un instant de doute amer, pour me terrasser sans pitié. Les murs qui nous protègent de nos angoisses forment autant de labyrinthes où souvent nous nous perdons, écrasés par le poids de nos propres contradictions. Le Minotaure n'est pas loin, le cauchemar tant redouté de devoir affronter nos terreurs intimes.
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