C'était le dernier soir d'automne dans la profonde vallée de Marahin. Çà et là on voyait dans les maisons aux cheminées fumantes, la lumière de quelque bougie ou âtre en sommeil. Le village tout entier dormait tandis que le vent malicieux emportait avec lui la fumée des chaumières et les dernières feuilles d'or des grands saules sur la rivière Flurun, avant que l'hiver s'étende son grand manteau de neige. L'heure se prêtait fort au sommeil : le soleil était depuis longtemps couché et les premières dentelles bleutées de la nuit se mêlant au gris des fumées étaient de celles qui endorment les yeux ; la brise se glissant dans les fentes et les craquements du feu jouaient une douce berceuse ; il était tard, et chacun se réjouissait de la chaleur du logis. Nul autre bruit ne se faisait entendre, sinon le léger chant de la rivière.
Soudain, la terre trembla. Ce fut tout d'abord une légère secousse, que si peu ressentirent, puis d'autres succédèrent et enfin le mouvement se fit continu. Ses vibrations n'étaient pas celle du volcan qui surplombait la vallée, endormi depuis si longtemps que seuls quelques doyens du village ne souvenaient d'un de ses caprices, et que les gens appelaient la Montagne (il n'avait jamais reçu d'autre nom) ; non, chaque habitant ne s'imaginait que trop bien la fumée montante, les chutes de pierre... qu'enfant, tous s'étaient fait décrire par leurs aînés. Ce soir-là, la terre frissonnait de peur, et l'horreur s'installa en secousses vibrantes dans le coeur de chacun.
Ils partirent en hâte, fuyant ce lieu ou quelque malédiction d'un Peuple Inconnu s'éveillait soudain ; ceux qui osèrent se retourner ne virent qu'une ombre opaque plus noire que la nuit s'étendant sur leur village fondé il y a si longtemps que le souvenir s'en était perdu. Cela leur suffit et tous pressèrent le pas, pleins de regrets.
Les anciens habitants de Marahin, qui en vérité étaient les derniers d'un grand peuple fort ancien, marchèrent longtemps ensemble, puis le temps les dispersa. On dit que quelques-uns vivent encore dans le creux des montagnes, mais ce n'est qu'une vieille légende.
Laureline soupira. Cela faisait maintenant des années qu'elle venait chaque matin à ce mystérieux étang. Empli de légendes, il portait le nom de Flurun, en référence à l'une d'elles. Laureline avait toujours espéré trouver quelque preuve du merveilleux qui semblait l'habiter, depuis qu'elle avait entendu ces quelques contes au coin du feu. Le nom même l'intriguait : Flurun. Il semblait cacher au fond de lui quelque mal inconnu, et c'était un nom qu'elle n'aimait guère prononcer, qui lui paraissait fort ancien. Et cela l'excitait au plus haut point.
Chaque jour, elle s'asseyait sur un vieux tronc d'arbre abattu auprès de l'étang et restait de longues heures à contempler les rides de l'eau qui déformaient le reflet de la forêt tout autour. Elle venait le plus souvent le matin, mais, parfois, on la laissait sortir au crépuscule, et c'était là que Flurun prenait tout son mystère. Les soirs d'été, de la brume montait, éclairée par la pleine lune, se mouvant doucement selon la danse des nuages. Les vers luisants dansaient également, eux et leurs reflets formant des rondes semblables aux réunions des elfes des bois. Le vent chaud soufflait comme souffle le souffle du dragon dont Laureline avait entendu tant de légendes. Il régnait alors une atmosphère de brume et de mystère, comme pour dissimuler quelque secret perdu, peut-être une quelque célébration rituelle, emplie de solennité et de sérénité accomplie par l'eau et la forêt pour ouvrir une porte entre deux mondes. Le silence était total : un son aurait brisé l'enchantement. Les lumières des feux follets, l'odeur de la forêt humide qui venait dans le nez et sur la langue, le contact de l'écorce ou de la brume immatérielle suffisait largement à emplir tous les sens.
Un de ces soirs de pleine lune, Laureline était assise à sa place rituelle quand soudain, cachée auparavant par les nuages qui défilaient rapidement, l'astre lunatique éclaira quelque trésor blanc caché au fond des eaux le temps d'une fraction de seconde. Puis l'étang se troubla en rides régulières ; et le reflet changea.
Quand l'eau fut redevenue calme et qu'on pût observer le reflet qu'il contenait comme dans un miroir sans ombres, Laureline se pencha et regarda. L'image, qui ne dura qu'un instant fragile, se grava profondément dans sa mémoire. Jamais elle n'oublia aucun détail, la scène lunaire resta intacte et inchangée. Et comme c'était beau et paisible ! Au creux d'une vallée qui ressemblait étrangement à la sienne, elle vit les chaumières qui soufflaient leur fumées portées par le vent, la rivière chantante où se penchaient les immenses saules centenaires, l'ombre menaçante d'une grande montagne... Aussitôt, un nom lui vint et elle baptisa le village : Marah. Ce lui sembla un beau nom. Sans qu'elle ne sût comment, Laureline se prit d'amour pour ce village, et un profond désir s'éveilla en elle. Marah lui semblait receler la même force secrète que celle qui habitait Flurun. Elle irait à Marah et le sauverait de la menace qui pesait sur lui.
Laureline prit le chemin du retour, à la fois heureuse et insatisfaite. Elle réfléchissait en marchant, le regard penché sur le sentier qui défilait sous ses pas, plongée dans de profondes pensées. Peu à peu, un pressentiment lui vint, comme une voix qui disait "Il est trop tard. Nul ne peut sauver Marah." Et au fur et à mesure qu'elle avançait, elle accepta cette pensée, avec un profond regret cependant. Mais elle ne s'avoua pas vaincue pour autant. Se retournant, elle lança une pensée à Flurun-qui-contient-Marah "Je reviens bientôt". A la prochaine lune. Puis elle reprit son chemin, en elle germant quelque plan. Elle laissa aller le cours de sa pensée, bercée par ses propres pas, et ce fut cette petite comptine qu'elle avait imaginée qui lui revint en mémoire :
Reflet dans un miroir
A la lueur d'un soir
Subsiste encore l'espoir
Ce voeu illusoire
D'y entrevoir...
Elle n'osa inclure le nom.
Durant les quelques semaines qui suivirent sa vision de Marah, Laureline fouilla dans les légendes perdues, et jamais bibliothèque ne vit lectrice plus ardue à trouver quelque souvenir, quelque indice du village. Longtemps elle chercha, en maints lieux, mais nulle part n'apparaissait Marah l'Oublié ; et ce fut finalement là où l'espoir était vain que l'espoir vint :
Il était de coutume, dans la maison de Laureline, qu'à chaque fin de saison ses frères et soeurs s'occupent un tant soit peu du jardin qui disparaissait dans la forêt. C'était le dernier jour de l'automne, ainsi rapidement tous quatre furent occupés à fouiller et retourner la terre fertile endormie par les premiers bras glacés de l'hiver. Le regard de Laureline fut soudain attiré vers un étrange petit monticule, presque régulier, sous trois noisetiers, qu'elle n'avait jamais remarqué jusqu'alors. Elle prit note, ayant constaté que depuis qu'elle avait aperçu Marah dans le reflet de l'étang, elle avait subtilement changé. Elle était devenue plus sensible à ses émotions ou à celles de son entourage, elle vivait plus intensément chaque instant, et remarquait parfois des choses que nul ne voyait. C'est pourquoi le lendemain, alors que toute la maison était plongée dans un profond sommeil, elle retourna au petit monticule, creusant en son coeur. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle découvrit, grelottante de froid (l'hiver était précoce, cette année-là) un coffre de chêne sur lequel le temps n'avait eu aucune prise...
Elle s'empressa de l'ouvrir, les doigts engourdis par le froid (les cadenas, eux, étaient totalement rouillés, pourris, et tombèrent en poussière dès qu'elle les toucha), toute émue tandis que le coffre révélait un parchemin merveilleusement bien conservé. Elle ne le lut pas mais courut à Flurun. Assis sur son tronc habituel, elle rouvrit le coffre, sortit le parchemin scellé par un cachet de cire quelque peu vieilli (celui-ci semblait représenter quelque joyau luminescent) qui sauta facilement. Sursautant de surprise et de contentement, elle lut lentement les vieilles onciales calligraphiées avec art :
"Marah fut le village de ma famille durant quarante-neuf générations suivies. Lorsque j'eus huit ans, douze chevaliers du Roi vinrent vêtus de blanc (la couleur de la paix et des cérémonies) portant un étrange paquet qui semblait fort lourd, soigneusement dissimulé. Il fut scellé dans l'étang aménagé par la rivière Flurun, près de notre maison. Plus tard, j'appris qu'il contenait un merveilleux joyau sans prix que l'on ne pouvait apercevoir qu'à la lumière de la lune ; que je nommais "pierre de lune". On me dit qu'il avait été dérobé à un mystérieux Peuple Inconnu (sa valeur était inestimable) dont la malédiction qu'il avait jeté ne pouvait être annulée qu'ici, à Marah .Peut-être à cause de l'influence de la Montagne.
Marah fut rebaptisée Marahin, la particule -in impliquant quelque chose de noble, ramené à un rang plus élevé, sous la protection du Roi. Car, en effet, le village fut mis sous le couvert des Chevaliers d'Argent, dont la rumeur disait qu'ils composaient la garde du Roi lui-même. Marahin grandit en fierté, et il y eut de nombreuses naissances cette année là.
Moi Armo Olindë 50e j'ai conservée ces mots pour que soit perpétué le souvenir de l'histoire et la gloire de Marahin l'Aimée des Rois"
Suivait le même sceau que celui qui fermait le parchemin.
Laureline en trouva un autre, non scellé, qui semblait plus récent mais cependant moins bien conservé (l'art se perdait, pensa-t-elle) écrit d'une autre main, hâtive. On pouvait lire :
"Ecrit en toute hâte par Eldë Olindë 58e en l'an 200 de Marahin, et bien plus de Marah l'oubliée.
La terre tremble mauvaise. Une ombre noire s'étend sur notre village. Nous fuyons derrière la malédiction."
Les derniers mots étaient à peine lisibles et Laureline dut se pencher quelques instants pour déchiffrer les dernières lettres calligraphiées à la plume fine. Sa lecture achevée, elle frémit devant tant d'ancienneté, de faits qu'elle avait tant cherché, de secrets inconnus soudain révélés et expliqués dans leur entier. Lorsqu'elle fut apaisée et que ses doigts ne tremblaient plus d'excitation, elle essaya d'éclaircir les deux textes qui semblaient étroitement liés, surtout par la malédiction à laquelle il était fait référence. Mais, quelle était donc cette mystérieuse pierre de lune ? Et quel beau nom... Laureline réfléchit quelques instants, le nom évoquant pour elle quelque vieux souvenir... Oui, c'était cela : une opale ! Elle en avait une fois aperçue une dans un livre et s'était arrêtée, fascinée par ses reflets soigneusement représentés par le dessinateur ; cette pierre semblait avoir capturé un rayon de lune dans ses filets charmeurs. Elle songea au reflet qu'elle avait vu dans Flurun juste avant sa vision de Marah... Marahin. Et si l'étang dont parlait le premier texte était Flurun ? Après tout, il portait le même nom que la rivière de Marahin, et l'appellation avait pu se conserver. Sa vallée ressemblait tant à celle de Marah qu'elle avait vue ! Elle se fit pensive, songeant "ainsi je suis sur la terre du village de mes quêtes. Quelle maison se tient, détruite ou intacte, sous mes pieds ? Qui vécut là ? Quelle fut leur vie, leur mort ? Que virent-ils qui les fit fuir ainsi, installés depuis si longtemps ?"
Elle n'osa l'imaginer, et secoua vivement la tête, comme pour chasser cette pensée, et se tourna à nouveau vers Flurun paré de brume, resta là, pensive, à contempler les reflets du soleil renaissant glorieux sur les rides de l'eau dansante, tandis qu'elle démêlait l'histoire de Marahin.
"Treize siècles après la fondation de Marah, écrivit-elle intérieurement, les Chevaliers d'Argent vinrent sceller au fond de l'étang Flurun une merveilleuse opale dérobée à quelque Peuple Inconnu qui l'avait maudite, et le village fut rebaptisé. Deux cents ans plus tard, la malédiction s'éveille et Marahin est détruite, mais un homme, de la famille Olindë, laisse des textes, espérant que quelqu'un perdurera le souvenir du village. De nombreuses années passent, puis des hommes reviennent dans la vallée pour s'y installer, et celle-ci reçoit un nouveau nom. La rivière a disparu, mais l'étang à l'opale est toujours là, désormais oublié au milieu de la forêt."
Puis elle s'endormit, bercée par le murmure du vent sur les cimes et la chaleur du soleil. Lorsqu'elle s'éveilla, en sursaut, la lune se levait ("oh ! se dit-elle, la lune est pleine le dernier jour de l'automne"). Flurun était plus brumeux et mystérieux que jamais. Et voilà que formée par quelque force extérieure au monde, une silhouette se dessina, tremblante comme la flamme d'une chandelle, dans la brume épaisse, et rayonna, éclairée par la lune plus brillante que jamais.
Et sa voix se fit entendre, douce comme la brise sur la verte plaine et la danse des libellules :
"Tes efforts n'ont pas été vains, et les années que tu passais silencieuse et pensive au bord de cet étang même n'ont pas été inutiles. Car vois ! Désormais la malédiction est brisée, et l'Opale appartient à la dernière des gens de Marahin, Laureline Marah-Olindë. Adieu !"
C'était la Dame Blanche, le fantôme de l'âme de Dame Marah, qui fonda le village qui porte son nom. Elle disparut, son paisible visage suspendu quelques instants dans les airs et s'effaçant doucement. La terre trembla, chaleureuse comme si elle se réjouissait de voir quelque chose qu'elle avait attendu de nombreuses années, et au milieu du brumeux Flurun jaillit une île sombre au coeur de laquelle la lune elle-même semblait être descendue se poser. Un pont de lumière argentine, suspendu sur les eaux, reflété mille fois, en jaillit, et Laureline s'avança, triomphante, glorieuse et solennelle à l'heure de sa victoire de son héritage, tout de blanc brumeux, étincelant vêtue, couronnée d'étoiles. Elle prononça les mots qui libèrent, soufflés par son coeur comme un vent chaud, et la pierre de lune se brisa. Les âmes du Peuple Inconnu s'envolèrent, libérés de la malédiction qu'ils avaient eux-même lancée. Au coeur de la pierre, une gemme opaline, plus brillante que toutes les étoiles, ronde comme la lune, flottait suspendue entre deux mondes. Laureline approcha sa pâle main et mit la pierre contre son coeur. Il y eut un éclair éblouissant, et elle fut à nouveau sur la rive.
Elle rouvrit les yeux sans trop y croire, et voilà que posée sur une souche moussue, une couronne d'étoile entourait un merveilleux joyau blanc dans lequel on pouvait apercevoir, si on le contemplait quelques instants, les fumées de quelque village oublié.
Laureline rangea le tout dans le coffre qu'elle glissa sous son manteau et s'en retourna, souriante, au village. Elle songea qu'elle possédait maintenant un souvenir outrepassant tous les joyaux de tous les mondes, et que tout cela, était venu d'un simple reflet dans un miroir...
Elle rentra, chantonnant un étrange poème :
Reflet dans un miroir
A la lueur d'un soir
Subsiste encore l'espoir
Ce voeu illusoire
D'y entrevoir...
Mais elle ne souffla mot.
Qui la croirait ?
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le 31-05-2006 à 14h13 | ||
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le 13-02-2006 à 19h43 | la dame blanche | |
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le 01-09-2005 à 11h03 | C/C de mon commentaire posté sur le forum | |
Une nouvelle pleine de mystère et de poésie. La brume, les nuages, la lune, une rivière, un étang, une forêt autant de lieux où se passent les plus grands mystères... Le fait (et le moment où c'est révélé) que la découverte de Laureline doive rester secrète accentue l'ambiance mystérieuse. Le reflet dans le miroir vu par Arwen représente le passé comme il aurait pu représenter l'avenir. Cette... | ||
le 31-12-2004 à 15h17 | hhhmmmmm | |
miam | ||
le 31-12-2004 à 15h16 | moi je dis que..... | |
le livre est très bien ecris on a envi de le devoré comme on devore des yeux un homme seduisant!! |