Le grand miroir était encadré par la sculpture d'un couple de cygnes, leurs becs se joignant au sommet, leurs ailes déployées majestueusement sur les côtés comme pour accueillir tous ceux qui plongeaient leur regard dans les profondeurs de cette surface lisse et glacée.
L'artefact reflétait une pièce somptueusement meublée, éclatante de lumière malgré les nuages pourpres qui s'amoncelaient dans le ciel crépusculaire au-delà d'un large balcon aux ornements gracieux. Aucune imperfection ne permettait de distinguer quel était le monde véritable et son image.
Non loin de là, une couronne ailée et un sceptre étaient posés sur une table galbée de nacre, brillant de leurs gemmes, projetant des raies de lumière dans le miroir.
Le reflet vacilla soudainement, comme un tremblement réprimé qui se libérait. Une ondulation y apparut et cette petite vague cerclée de lumière s'agrandit, pour s'étendre sans un bruit jusqu'aux bordures ciselées avant de disparaître, absorbée par les grands cygnes aux yeux perlés.
L'artefact retrouva son apparence immuable, malgré l'ombre tapie dans la pièce qui tranchait avec la luminosité ambrée et accueillante de l'endroit. La haute silhouette drapée de vêtements sombres se tenait immobile. Tout contrastait avec cette présence silencieuse, insinuante et obscure.
L'intrus traversa la pièce en quelques enjambées, les pans de sa cape balayant sinistrement le sol dans un chuintement de tissu grossier. Il s'arrêta devant la table et considéra l'emblème royal incrusté de pierres précieuses. Il leva une main pour s'en emparer, quand quelque chose attira son attention.
C'était le miroir, dont les nobles oiseaux semblaient le saluer. Il remarqua son image, se découvrant ainsi, en ce lieu, pour la première fois.
Le reflet trembla imperceptiblement à son approche tandis que le vent soufflait à l'extérieur, chassant lentement les nuages qui masquaient le soleil.
Il s'assit face aux sculptures, et passa une main dans sa chevelure grise où se mêlait le blanc. Ramenant sa cape contre lui, il demeura un long moment indécis, les yeux rivés sur le sol.
Il soupira avant de relever la tête, puis succombant, posa son regard sur la surface glacée, perçant les profondeurs insondables que les deux cygnes gardaient secrètement, témoins et confidents des temps oubliés.
Derrière lui, les rayons du jour frôlèrent les émeraudes d'un vase fleuri aux anses entrelacées et se noyèrent dans l'artefact avec un clapotis étrange de couleurs.
Dans un lourd battement de paupières, il crut distinguer les ailes immaculées des grands oiseaux soulever majestueusement les visions qui se bousculèrent dans son esprit.
Il reconnut les lacs de la Forêt Dorée, et les grands arbres bordant ces immensités paisibles brillèrent dans ses yeux. Puis émergèrent les plaines resplendissantes, les Marches de l'Ouest, les frontières de l'Est, et les sentiers, les rivières et les vallées qu'il avait parcouru. La brise matinale chatouilla de nouveau ses narines, comme le jour docilement égratigné par les branches embrassait son visage et égaillait ses réveils de dormeur à la Belle Etoile. Toutes les fragrances des fleurs écloses, les saveurs rafraîchissantes des herbes qu'il pinçait entre ses lèvres, et la caresse des terres fertiles entre ses doigts flattèrent sa raison dans des flots de sensations oubliées.
Il baissa à regret son regard sur ses mains, flétries par le temps, craquelées de vieillesse, et releva lentement la tête pour contempler ses traits. Ce furent ainsi que les Chemins des Morts se rappelèrent à lui, comme si ces âmes damnées revenaient le hanter et lui rappeler sa condition de mortel.
Le soleil faiblissait au dehors, laissant un dernier éclat rougeoyant transpercer les gemmes de la couronne. Ces lueurs écarlates éclaboussèrent le miroir en renvoyant une armée de lames flamboyantes dans ses yeux.
Surgirent alors les flammes et les bûchers déchaînés par les forces hostiles chassées des royaumes qu'il avait secrètement protégé, bien avant que sa destinée n'émerge des ombres auxquelles on l'avait souvent comparé.
Ecartant sa cape, il effleura la garde de son épée avec un soulagement teinté de nostalgie. Il avait dû abandonner son fourbissage attentionné, d'autres combats plus subtils l'ayant occupé depuis. Inutile et d'un autre Âge, jamais plus cette arme étincelante ne jaillirait de son fourreau.
Le soleil disparaissait à l'horizon, frappant les nuages qui s'étendirent en de longues bannières dorées dans le ciel violacé. L'obscurité rampa jusqu'à lui, noyant lentement la pièce dans la pénombre.
Le reflet de ses yeux gris s'attarda sur ses traits fatigués et il admit l'amère vérité. Le temps marquait plus profondément sa peau tannée que les crevasses de Mordor griffaient la Terre du Milieu.
L'Ombre était déjà à l'oeuvre sur son visage, et infiltrerait le coeur des Hommes, voilant leurs pensées, rongeant leurs certitudes, érodant leurs rêves.
Leur avenir était mystérieux, à la fois lumineux et obscur. Mais tout aussi gorgé d'espoir soit-il, sa récente incapacité à le prévoir avec justesse avait été pour lui le premier signe de la fin de son règne.
Comme une réponse, le miroir refléta une silhouette élancée que les derniers nuages chargés d'or saluèrent d'un chatoiement royal. Elle s'approcha de lui, sa robe glissant dans un bruissement de feuilles, et posa une main diaphane sur son épaule encore forte.
L'ancien vagabond se laissa bercer par le parfum de ses longs cheveux noirs, défaits comme lors de leurs promenades. Leurs regards se rencontrèrent, et il découvrit combien il fut heureux d'avoir été plus qu'un simple reflet dans ses yeux. D'avoir partagé avec elle l'évidence du coeur, et non cette solitude de l'âme qui jetait les mortels dans les sentiments trompeurs et les croyances les plus folles.
Elle lui adressa un sourire, encore éclatant de jeunesse et d'espoir. Il sourit en retour, mais s'assombrit, examinant dans le miroir l'amoncellement de rides sur son visage.
- J'ai l'air d'un vieux gredin, n'est ce pas ?
Elle secoua doucement la tête, murmurant simplement.
- Tout ce qui est or ne brille pas...
Il se leva et l'attira tendrement contre lui, baisant son front, savourant la caresse de sa chevelure et les battements de son coeur encore jeune.
L'obscurité s'étendait autour d'eux, les berçant de la douce froideur qui jaillissait des premières étoiles.
Elle ferma les yeux et promena ses doigts fins sur la tenue sombre et élimée qu'il avait porté pendant cette guerre. Elle avait cru alors le perdre pour toujours, avant de ressentir son rayonnement malgré la distance qui les séparait.
Elle éprouvait à présent des élans contradictoires, sachant que les mots qu'elle prononcerait ne changeraient pas sa décision, souffrant que son dernier combat fut solitaire et dirigé contre lui-même.
La sensation qu'elle éprouva fit perler la tristesse au bord de ses yeux. Et soupirant dans la douce chaleur de son étreinte, elle comprit enfin la lutte vaine et désespérée des mortels contre l'Ombre implacable qui les dévastait avant de les terrasser.
Elle refoula en vain le sel et l'embrun qui roulèrent à l'abandon sur ses joues. Ces pleurs se répercutèrent silencieusement dans son âme, et les ultimes vaguelettes cerclées de désespoir atteignirent les rives de sa pensée avec une résolution amère.
Il sentit son trouble et se reprocha de l'avoir lié à sa fatalité, mais elle posa son front contre le sien et tous deux ne regrettèrent plus rien à cet instant, ayant mêlé leurs destins, leurs peines et leurs joies tant dans l'adversité que dans la gloire. Et leurs âmes, bien que mélancoliques, se gorgèrent de la plénitude des espoirs accomplis.
Ils restèrent un long moment ainsi, goûtant cette dernière intimité devant l'artefact dont les visions s'étaient fondues dans la nuit qui enveloppait les plaines.
Elle ne s'arracha à son étreinte qu'à regret, pour accompagner son regard gris, posé sur le miroir avec la majesté des grands cygnes glissant jadis sur l'Anduin.
Et il leur apparut que les vagues sur cette surface désormais figée pour l'éternité s'étaient estompées aussi soudainement que ces décennies de félicité !
- Enfin, Dame Etoile du Soir, la plus belle en ce monde et la plus aimée, mon monde s'évanouit. Voyez ! nous avons récolté, nous avons dépensé, et maintenant le moment du paiement approche. (...)
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