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Le festin d'Annabelle

La jeune Louise ouvrit lentement les yeux et contempla les alentours. Elle avait déjà joué dans maintes forêts mais jamais encore n’avait-elle senti d’odeur aussi particulièrement désagréable que celle dont elle respirait les effluves en ce moment-même : un mélange écoeurant de pot d’échappement, de feuilles pourries et de toilettes publiques. L’enfant haussa les épaules : après tout, personne ne lui demandait son avis dans cette histoire. Quand il lui fallait jouer, elle s’exécutait, un point c’est tout. Et on ne commandait pas l’inspiration. Louise s’installa sur la pelouse face au lac et porta sa flûte traversière à ses lèvres. Elle retint quelques secondes encore la mélodie, le temps de calmer son imagination et de la canaliser dans l’instrument. Elle sourit d’un air songeur : il y aurait une quête, des personnages féeriques, une nuit d’été, une héroïne déboussolée, et... de la bonne cuisine. Surtout, de la bonne cuisine. Louise libéra alors son souffle, et l’histoire put enfin commencer...

Une rue près du bois de Vincennes, le 21 juin au soir. Une rue déserte, où seules régnaient les ombres de la nuit démesurément étirées par la lueur des réverbères et où... une délicieuse odeur flottait dans l’air. Une odeur forte et salée de viande de boeuf mijotant dans son jus, si appétissante qu’elle vous donnait envie d’en dévorer le fumet. Puis, venait s’immiscer le délicat parfum du riz basmati enrichi par les arômes du jus de viande dans laquelle il mijotait. En suivant le chemin que cette odeur ondulante traçait, un nez un tant soit peu exercé pouvait peu à peu distinguer le léger goût de noix des pignons, et celui d’herbe fraîche de la ciboulette coupée à la main. Encore quelques mètres, et l’on pouvait alors apercevoir le lieu d’où l’odeur merveilleuse faisait signe à l’estomac tourmenté. Une petite maison coincée entre un immeuble de trois étages et une demeure snobinarde, comme une sardine prise dans un embouteillage de cachalots. La maison semblait si étroite que l’une de ses deux fenêtres était réduite à un hublot. C’était de ce hublot, ouvert, que provenait l’odeur. Et plus précisément encore, d’une casserole que surveillait une petite jeune fille brune, une cuillère en bois à la main. Derrière elle, se trouvait une porte ouverte donnant sur le salon. De temps à autre, elle se rendait sur le pas de cette porte et jetait un rapide coup d’oeil sur le fauteuil qui contenait sa grand-mère, occupée à regarder un concert retransmis à la télévision. La vieille femme, sourde comme un pot, muette par choix personnel et paralysée de la jambe droite, n’avait que deux grandes passions dans la vie : Patriiick Bruel (dont elle regardait le concert en ce moment-même à la télévision) et la cuisine de sa petite-fille Annabelle. Ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la passion Annabelle, c’était la cuisine. Et surtout, la cuisine brésilienne. Elle en avait fait son métier, et travaillait dans l’équipe jeune et dynamique d’un grand chef parisien. Seulement voilà, le grand chef n’était plus tout jeune, il sifflait toutes les bouteilles de Grand Marnier et de vins de la réserve du restaurant (ce qui rendait plus difficile encore la réalisation de crêpes flambées et de coq au vin) et devenait tellement ivre qu’il finissait en général la soirée debout sur l’un des fours, drapé dans une nappe, à chanter la « Traviata » avant de se jeter sur la foule d’apprentis cuisiniers comme à la fin d’un concert de rock. Les occasions de fuir n’avaient guère manqué, mais Annabelle demeurait fermement décidée à continuer dans cette place pour pouvoir obtenir la somme nécessaire à la création de sa propre affaire culinaire.

Annabelle éteignit la plaque et souleva le couvercle de la casserole : le parfum du mélange viande-riz-pignons-ciboulette explosa et les débris odorants envahirent toute la rue. Le « picadinho » était prêt. Il allait pouvoir rejoindre sa délicieuse compagne « Feijoada » sur la table du salon, qui lentement déployait ses riches senteurs de saucisses et viande de porc fumées en corolle autour du riz blanc et des quartiers d’oranges juteux, puis se resserrait autour de la « farofa », la farine de manioc où des trésors de pépites de lard, de bananes et d’oeuf étaient enfouies, avant d’arriver au joyau, le « feijão », le haricot noir fondant dans sa sauce épaisse et fumante. Dans le frigo, les mousses de fruits attendaient le moment de défiler sur la table. Satisfaite, Annabelle glissa les écouteurs de son baladeur sur ses oreilles, brancha la cassette de « Gemma Hayes » et se mit à nettoyer le plan de travail.

La rue semblait à nouveau calme, après les débauches d’odeurs qui s’y étaient promenées. Une rue déserte où seules régnaient les ombres de la nuit démesurément étirées par la lueur des réverbères et où... ah, tiens, non. Une ombre plus sombre encore que les autres se rapprochait, se répandait sur la file de voitures garées en face de la maison aux odeurs. Le faible sifflement de l’air s’amplifia. Les ordures jonchant le caniveau frétillèrent et s’élancèrent en tout sens, affolées. Et sans crier gare, une masse monstrueuse s’écrasa contre six voitures dans un fracas épouvantable. L’onde de choc fut si violente qu’une dizaine d’alarmes de voitures se déclenchèrent simultanément. La rue ne broncha pas : mis à part la maison aux odeurs, tous les riverains s’étaient rendus sur l’esplanade du château de Vincennes pour le concert donné en l’honneur de la « fête de la musique ». Sans quoi, en moins de trente minutes, le périmètre aurait été bouclé, le plan Vigipirate déclenché, l’armée déployée et les scénaristes des « X-files » contactés (ah, et avec peut-être aussi un petit passage au JT de 20 heures, entre l’histoire extraordinaire de M. Troubignoules, cultivateur de choux-fleurs polymorphes, et un dossier sur l’ennui à l’école).

Pourquoi ?...

Essayez donc d’imaginer les conséquences produites par le crash d’un dragon adulte dans votre rue. Vous y êtes ?... Maintenant, quelle serait votre réaction si du dos de ce même dragon surgissaient James Dean, Madonna, Jean-Pierre Foucault et De Gaulle ? Question piège, certes... mais c’est pourtant ce qui se produisit en face de la maison aux odeurs, dans cette rue déserte près du bois de Vincennes.
- En douceur ! On avait bien dit que l’atterrissage devait s’effectuer en douceur et avec discrétion ! s’exclama Jean-Pierre Foucault.
- Je n’y peux rien si l’une des opercules de décompression a lâché au dernier moment ! répondit Madonna.
- Dis plutôt que ton dragon n’est plus de la première jeunesse... et qu’il contrôle mal ses gaz !
- Quoi ?!
- Ca y est, ça recommence, grommela De Gaulle.
- Je parie que tu n’as pas fait réviser ce dragon depuis deux siècles au moins ! reprit Jean-Pierre Foucault.
- Depuis 1834, et alors ?! Simon supporte très mal les visites de routine, il est donc normal que je le ménage ! s’emporta Madonna.
- Silence, bande d’imbéciles ! Vous tenez vraiment à ameuter tout le quartier avec vos cris ? fit James Dean.
- Et après ? Personne ne nous remarquera, puisque nous avons revêtu forme humaine, lui lança Madonna.
- Heu... à propos, combien de temps encore va t-on devoir garder cette apparence ? demanda De Gaulle. C’est que je ne sais pas quoi faire de toutes ces longueurs de bras et de jambes...
- Et j’ai l’impression que Simon ne va pas supporter très longtemps tous ces tubes et ces roues..., avança Madonna.
- Ouais, et moi je ne supporte pas de voler en dragon périmé..., grommela Jean-Pierre Foucault.
- Bon ! Vous tenez vraiment à le gagner ce concours de cuisine, oui ou non ? Mais peut-être préféreriez-vous que l’équipe de Phalène nous ridiculise une fois de plus comme c’est le cas, depuis bientôt... la nuit des temps ?

Les trois autres laissèrent éclater leur indignation :
- Ce stupide elfe narcissique ! Depuis que cet auteur mortel l’a cité dans une pièce, il se croit tout permis ! s’écria Madonna.
- Pour le dernier concours, il s’était même fait aider par le meilleur chef hobbit ! Et dire que je m’étais fait jeter comme un malpropre de sa cuisine, sous prétexte que personne n’avait jamais écrit de livres sur moi ! pesta De Gaulle.

Une voix grave et un peu éraillée les interrompit :
- Dites voir, les p’tits gars, maintenant qu’on s’est tous mis d’accord qu’il fallait lui botter les fesses à ce pistonné, on devrait p’têt s’y mettre, non ?

La voix provenait d’un paquet de fourrure mitée sur le dos du dragon. Une patte en sortit, fouilla derrière quelque chose qui ressemblait à une longue oreille pointue, en tira une cigarette et se la cala au coin du museau. En dernier recours, on pouvait dire qu’il s’agissait d’un lapin... mais uniquement après plusieurs verres d’alcool et en regardant par l’autre bout d’une lorgnette. James Dean se tourna vers lui et déclara :
- Au fait, j’espère que tu ne t’es pas trompé de maison. Et puis, utiliser l’aide des mortels... ma foi, ça ne nous a apporté que des malheurs.
- T’inquiètes pas, p’tit gars, cette mortelle-là est différente. Et d’après mon informateur, vous avez toutes les chances de remporter ce concours les doigts dans l’nez ! Pas vrai, p’tite tête ?

Un faible vrombissement retentit en guise de réponse. James Dean baissa les yeux et croisa le regard mélancolique de l’un des dix mille « Cafards-Goûteurs » qui exerçaient leurs talents sur Paris pour le compte d’un célèbre guide gastronomique mortel.
- Très bien, fit James Dean. Mettez-vous en rang derrière moi, et le premier qui ose l’ouvrir, je l’attache sous le tuyau d’échappement de Simon !

La petite troupe se mit en marche et se pressa sur le perron de la maison aux odeurs. James Dean frappa deux coups sobres à la porte. Aucune réponse. Il frappa deux autres coups, un peu plus fort. Toujours rien (le lecteur attentif se souviendra que ni Annabelle, ni sa grand-mère ne pouvaient entendre puisque l’une portait des écouteurs et l’autre était sourde comme un pot). Au bout de la huitième tentative, Jean-Pierre Foucault proposa d’abattre la porte, une résolution qui fut accueillie avec un enthousiasme modéré. Finalement, le recours à la magie fut décidé à l’unanimité (« On est des elfes, ou quoi ?! »), et les quatre compagnons se matérialisèrent dans la salle à manger de la maison aux odeurs, selon la célèbre méthode de télétransportation si chère au capitaine Kirk et au docteur Spock. Plus précisément, ils se retrouvèrent empilés sur les genoux de la grand-mère Annabelle.
- Qui a énoncé la formule de transport ?demanda Jean-Pierre Foucault.
- Heu..., commença Madonna, d’un air gêné.
- N’en dis pas plus.
- Au fait, je crois que nous sommes assis sur un mortel, fit remarquer De Gaulle.

Ils se dépêchèrent de sortir du fauteuil : la grand-mère leva la télécommande et augmenta le volume sonore. Elle semblait en parfait état de marche ( la grand-mère et la télécommande).
- Dites, est-ce que vous sentez comme moi cette délicieuse odeur ? demanda De Gaulle.
- Tu veux rire ? Je la sens depuis qu’on a atterri ! s’exclama Jean-Pierre Foucault.
- Alors, aucun doute : nous sommes dans la bonne maison, affirma James Dean.
- Là ! Sur la table ! s’écria Madonna.

Le groupe s’en approcha et contempla les plats fumants.
- Bizarre, remarqua Jean-Pierre Foucault, j’aurais pourtant juré avoir bien mangé avant notre départ... Et voilà que mon estomac se tord comme s’il n’avait pas vu de nourriture depuis un siècle !
- Et moi donc ! Je me sens comme enchaîné à cette odeur ! fit Madonna.
- C’est de la magie..., déclara De Gaulle.
- Idiot ! Les mortels ne savent pas faire de magie ! répondit Jean-Pierre Foucault.
- Oui, je sais. Mais c’est de la magie quand même. Différente de la nôtre, mais...

Ils furent interrompus par un bruit de vaisselle brisée. Annabelle se tenait sur le seuil de la cuisine, interdite. A ses pieds, gisaient les débris d’une assiette. Ses mains semblaient encore tenir le plat qui venait de lui échapper. Elle contemplait les quatre inconnus d’un air étonné.
- Qu’est-ce que vous faites ici ?... fit-elle.

La jeune fille reconnue alors les visages :
- Qu’est-ce que c’est que ce délire ?!
- Je peux tout vous expliquer, n’ayez crainte !... balbutia James Dean.
- Restez où vous êtes ! s’écria Annabelle.

Elle recula précipitamment dans la cuisine, se saisit du premier objet qui lui tomba sous la main, et retourna dans la salle à manger pour essayer d’atteindre le téléphone.
- Mademoiselle, commença James Dean, nous sommes ici pour vous demander de bien vouloir participer à un...
- Ne bougez pas ! répondit Annabelle, tout en rasant les murs et en le menaçant d’un tire-bouchon.
- ... concours de cuisine au Royaume de Féerie.
- Vous vous fichez de moi, ou quoi ?!
- Mais, pas du tout ! Nous sommes des elfes ayant pris apparence humaine pour vous contacter, et...
- Ben voyons ! Je ne suis pas sûre que Jean-Pierre Foucault soit du même avis...
- Nous sommes des elfes, et je peux le prouver ! Les gars, enlevez votre tarnhelm !
- Vous n’enlevez rien du tout, ou je compte jusqu’à un et j’appelle les flics !

Ce fut à cet instant Annabelle remarqua la toque de fourrure noire que portait chacun des quatre présumés elfes. Sous ses yeux ébahis, ils l’ôtèrent, et pendant quelques secondes, la jeune fille eut la vague impression que l’air autour d’eux se déformait, rendant leurs contours flous et lumineux. L’instant d’après, quatre elfes de petite taille se tenaient devant elle.
- Maudits mortels, grommela l’ex-Jean-Pierre Foucault, il faut vraiment qu’ils ne croient que ce qu’ils voient...
- Bon, maintenant, vous êtes convaincue ? demanda l’ex-James Dean.

Annabelle sentit sa gorge se dessécher. Elle n’était pas particulièrement fanatique des contes de fées, sauf lorsqu’il y était question de festins magiques. D’ailleurs, ça lui rappelait l’histoire d’une cuisinière que des lutins avaient capturé pour leur cuisiner un repas gargantuesque...
- Qu’est-ce que vous me voulez ?...
- Je viens de vous le dire, commença l’ex-James Dean.
- Et en plus, elle est sourde, grommela l’ex-Jean-Pierre Foucault.
- Nous voudrions que vous nous aidiez pour un concours de cuisine organisé par le Royaume de Féerie.
- Mais... pourquoi moi ?...
- Vous êtes la meilleure cuisinière mortelle de cette ville.
- Hein ?! Vous plaisantez ! Je ne suis qu’une simple apprentie sous les ordres d’un chef bourré !
- Peut-être, mais les plats qui sont sur cette table ne mentent pas sur votre talent. Aidez-nous, et je vous promets que vous serez largement récompensée.
- Il y a un prix ?
- Et comment ! s’exclama l’ex-Madonna. Chaque participant reçoit son poids en gemmes et en or, et le droit à un souhait exaucé !

Annabelle hésita.
- Très bien, j’accepte votre offre : mais s’il s’agit d’un canular je vous noie tous les quatre dans le bénitier le plus proche !

Tout semblait miraculeusement arrangé. Aussi, le lecteur ne verra aucun inconvénient aux deux catastrophes qui se produisirent presque aussitôt.

Les plats furent empilés avec soin dans un sac spécial appelé « Sac Cumulatif », qui permettait de stocker autant de produits souhaités sans que le poids initial ne changeât (une invention géniale qui aurait sûrement évité des problèmes de colonne vertébrale aux collégiens). Un premier incident eut alors lieu : en rapportant les trois mousses de fruits de la cuisine, Annabelle remarqua une substance blanche et gélatineuse coincée entre quelques lattes du plancher de la salle à manger.
- Bizarre, je n’ai pourtant pas fait de blanc manger cette semaine... Qu’est-ce que c’est que ce machin ?
- Quel machin ? demanda l’un des elfes, l’ex-De Gaulle.
- Ce truc blanc, sur le plancher. Je vais le nettoyer avant de partir.

L’elfe jeta un coup d’oeil à la chose, puis ses yeux s’écarquillèrent de terreur :
- Non ! N’y touchez pas ! C’est un Latusé !
- Un quoi ?...

Les autres elfes bondirent aussitôt. Et au même instant, un jet de flammes vertes défonça la fenêtre et traversa la salle à manger, laissant sur son passage une traînée de meubles calcinés et de plancher noirci. Voilà pour la première catastrophe. Annabelle se releva en tremblant et en tâtant ses cheveux, heureusement intacts.
- Qui a allumé ce dragon ?! s’écria l’ex-Jean-Pierre Foucault.

La voix éraillée du lapin lui répondit de la rue :
- M’enfin ?! J’voulais juste un peu d’feu pour ma clope...

Aux pieds Annabelle, gisait une flaque gluante et malodorante : ce qui restait du Latusé, petite bestiole informe qui habitait sous les planchers des habitations et souvent utilisé pour espionner les mortels. Ce fut en tout cas l’explication fournie par l’ex-De Gaulle. Celle de l’ex-James Dean, plus paranoïaque, y voyait une intervention de Phalène pour contrer les plans culinaires de son groupe. Annabelle se rua vers le fauteuil de sa grand-mère : la vieille femme continuait coûte que coûte à suivre son émission, complètement absorbée, malgré le début d’incendie qui se déclarait autour du fauteuil et qui lui donnait un petit air diabolique. La jeune fille contempla alors la salle en gémissant :
- Mes murs ! Mon plancher ! Ma maison ! Qu’est-ce qui s’est passé ?...
- Heu... Ce n’est rien... Le dragon a juste un peu trop... démarré au quart de tour. Ca lui arrive, de temps à autre, balbutia l’ex-Madonna.
- Le dragon ?!...
- Un Latusé... Cet ordure de Phalène va le payer très cher ! grogna l’ex-James Dean.
- Ne vous en faites pas, mademoiselle Annabelle, on vous reconstruira votre maison... même si on ne gagne pas le concours, la rassura l’ex-Madonna.

A ces mots, le visage de l’ex-James Dean s’empourpra et il hurla :
- Tous au dragon ! On va lui rendre la monnaie de sa pièce à ce sale égocentrique ! Et notre festin sera le meilleur de tous les temps !

Annabelle se vit entraîner malgré elle hors de la maison, pour atterrir aux pieds de ce qui lui sembla être un énorme monticule sombre entouré de nombreux tuyaux.
- Qu’est-ce que c’est que... ça ?...
- Ce n’est que Simon, le dragon périmé sur lequel on a voyagé, grommela l’ex-Jean-Pierre Foucault tout en remettant son tarnhelm sur la tête.
- Ca, un dragon ?!
- En fait, je l’ai un peu modifié pour qu’il puisse se balader en toute discrétion chez les mortels, expliqua l’elfe-Madonna.
- Hein ?! En toute discrétion ?! répondit Annabelle.
- Oui, je l’ai camouflé en toiture.
- En voiture, imbécile, lui chuchota l’elfe-Jean-Pierre Foucault.
- Arrête de me contredire ! Je sais ce que je dis ! En voiture, naturellement. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que c’est assez ressemblant ?

Annabelle examina le résultat de cette opération de maquillage titanesque. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le dragon semblait y avoir autant souffert que son propriétaire. A l’avant, un buisson de rétroviseurs lui sortait de chaque oreille. Entre ses deux cornes, au-dessus des yeux, était fixé le volant. Un petit sachet désodorisant pour voiture pendouillait à la corne de gauche. De son nez, jaillissaient deux tuyaux de pots d’échappement qui se prolongeaient jusqu’à ses épaules. Un énorme pare choc était fixé sous son menton. Et, bien en évidence sur son front, se trouvait un autocollant proclamant le conducteur de ce véhicule comme « meilleur conducteur du dimanche ». Six pots d’échappements garnissaient son arrière-train et une plaque d’immatriculation étaient noués à sa queue. Pour couronner le tout, le dragon était monté sur une paire de planches terminées par deux roues à chaque extrémités.
- Heu..., commença Annabelle.
- Alors, vous le trouvez comment ? lui demanda l’elfe-Madonna, de cet air typique que prennent les mères lors d’une réunion parents-professeurs au moment fatidique de s’enquérir des progrès de leur enfant.
- En fait... je pense que ça devrait aller... à condition de raser les murs à l’ombre. Au fait, où se trouve votre concours ?
- Là-bas, dans cette forêt, répondit l’elfe-De Gaulle en indiquant le bois de Vincennes. Le lieu du concours change à chaque nouvelle édition.
- Et, vous comptez vous y rendre en... dragon-chose ?
- Evidemment, pourquoi cette quest... (lecteur attentif, préparez-vous : voici la deuxième catastrophe)

Un cri retentit. C’était l’elfe-De Gaulle. Il contemplait d’un air atterré ses mains, vides. Une seconde plus tôt, elles tenaient le Sac Cumulatif contenant le précieux festin Annabelle.
- Le Sac ! s’écria t’il.
- Où est-il ?
- Je... je ne sais pas... Je le tenais encore il y a une seconde et puis un courant d’air est passé et pfuit, plus rien !
- Encore un coup de Phalène !
- Non, regardez là-haut !

D’un même mouvement, ils levèrent tous la tête... et aperçurent, planant à trois mètres au-dessus d’eux, un elfe roux qui les observait en riant aux éclats. En clair, il avait l’air de se payer de leur tête.
- Puck ! C’est bien Puck ! s’écria l’elfe-Madonna.
- Rends-nous immédiatement ce sac ! hurla l’elfe-James Dean. Cette nourriture n’est pas pour toi, elle est destinée au concours !

Puck se tenait les côtes tant le rire le secouait. Il finit par se calmer et, considérant le sac avec un grand sourire, il répondit :
- Merci pour le repas ! Et embrasse donc Phalène de ma part !
- Nooooon !!! Reviens ici tout de suite ! s’étrangla de rage l’elfe-James Dean.

Puck lui fit un petit signe de la main, et la seconde d’après, un courant d’air coloré survola en rase-mottes le groupe avant de disparaître vers les cieux.
- Ca ne va pas se passer comme ça ! On va le rattraper et...
- Calme-toi, tu sais bien qu’il est le plus rapide de nous tous, essaya de le raisonner l’elfe-De Gaulle.
- C’est fichu, grommela l’elfe-Jean-Pierre Foucault. On aura encore droit au discours ravageur de Phalène cette année encore... Je sens que je vais vomir dans ses chaussures si je l’entends une fois de plus.
- Ce Puck... C’est bien celui de « Songe d’une nuit d’été », de Shakespeare ? demanda Annabelle.

Devant le regard noir que lui jeta l’assistance, la jeune fille se tut. Puis, elle revint à la charge :
- Ecoutez, je crois que tout n’est pas perdu. Dans le restaurant où je travaille, j’ai préparé quelques plats ce matin en prévision d’un dîner réservé pour ce soir-même. Bon, ce ne sont malheureusement que des desserts, mais...
- Ca fera l’affaire ! s’écria l’elfe-James Dean. Où se trouve ce restaurant ?
- Sur l’avenue des Champs-Élysées.
- Connaît pas, mais le cafard, lui, le sait. Allez, en route !
- Non, vous, vous restez ici et vous m’attendez, déclara Annabelle Je nous vois mal arriver en pleine artère touristique sur le dos d’un dragon bidouillé en voiture, avec à son bord des célébrités mortes et vivantes... Le mieux, c’est que je m’y rende par le RER. Je serai de retour au plus tard dans une heure.
- Pas question ! Phalène veut nous mettre des bâtons dans les roues et comme vous êtes une mortelle, c’est à vous qu’il s’en prendra en premier !
- Parce que tu crois qu’il n’est pas déjà au courant ? fit l’elfe-Jean-Pierre Foucault. Et puis, sincèrement, question discrétion, on ne pourrait pas faire pire que nous.
- Comment ça ?! Mon dragon est un petit bijou de camouflage mortel ! s’exclama l’elfe-Madonna.

Ils furent interrompus par la voix du lapin nicotinomane :
- Dites, les p’tits gars, z’avez pas l’impression qu’il vous manque quelque chose ? Une cuisinière mortelle, peut-être ?...
En effet, Annabelle avait profité de la dispute pour s’enfuir discrètement et gagner la station de RER.
- Qu’est-ce qu’on fait ? On la rattrape ? demanda l’elfe-Madonna.
- Et comment ! s’écria l’elfe-James Dean.
- Les p’tits gars, vous emballez pas. Laissez-la faire à sa manière, elle reviendra avec ses desserts, déclara le lapin. Bon, et si dans une heure elle s’est toujours pas pointée, alors, on sortira balader Simon.

Tandis que les elfes digéraient à contrecoeur toutes ces différentes catastrophes, Annabelle faisait de son mieux pour arriver à destination, la station « Charles De Gaulle-Etoile ». Car tout mathématicien lambda sait que la formule « Vendredi soir + Fête de la musique + beau temps + mois de juin + fin des examens = écrasement massif dans le métro ». Arrivée sur les Champs, elle dû encore déployer toute la prouesse et l’agilité d’un saumon remontant à contre-courant la rivière, pour parcourir la centaine de mètres qui la séparaient du restaurant à travers les flots tumultueux des touristes. Elle réussit à atteindre la porte de service avec soulagement, et fut accueillie par le désormais célèbre air de la « Traviata » qui annonçait l’état d’ébriété avancée du grand chef de cet établissement gastronomique. Annabelle évita soigneusement de s’approcher du four, l’estrade officielle de chaque représentation de ce professionnel de la haute cuisine, et fit signe à une amie apprentie de sa connaissance :
- Sounah, où sont entreposés les plats du dîner réservé ? lui demanda t’elle.
- Sur l’étagère de service numéro 14, pourquoi ? Il y a un problème ? C’était pas ton jour de repos, aujourd’hui ?
- J’ai juste oublié de rajouter de la cardamome et des fleurs de safran sur la mousse aux fruits de la passion. Au fait, ça fait longtemps qu’il a commencé ?...

Sounah jeta un coup d’oeil au grand chef, et secoua la tête :
- J’ai bien peur qu’il n’en soit qu’à l’ouverture. Dépêche-toi, pour les desserts, je viens juste de voir Olivier rapporter les assiettes de fromage.

Annabelle la remercia, et fila à l’étagère de service. Elle emporta la mousse et un gâteau bien en chair sur l’un des plans de travail, et sortit discrètement un bol en plastique et un rouleau d’aluminium. Le mouvement de va-et-vient entre la cuisine et la salle du restaurant était si intense et bruyant que personne ne fit attention à elle. La jeune fille rangea le bol rempli de mousse et le gâteau emballé dans du papier aluminium dans son sac à dos, puis quitta le restaurant en rasant les murs. Elle vérifia l’heure : il lui restait encore une dizaine de minutes. Tant pis, elle serait un peu en retard. Elle sortit de la ruelle où se trouvait l’entrée de service, et se retrouva sur l’avenue des Champs. Finalement, tout semblait beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait...

Oh, non.

Annabelle s’arrêta. Impossible de faire un pas de plus, et pour cause : un gigantesque attroupement bloquait tout le trottoir et celui d’en face. La raison de cette foule en délire ? Quelques commentaires éclairés mirent Annabelle sur la voie :
- Encore un coup de pub pour son prochain album...
- Je ne savais pas que Jean-Pierre Foucault allait sortir un disque.
- Vous avez une idée sur la présence de De Gaulle dans cette tournée de promotion ?...

Aucun doute. Annabelle sortit ses coudes et se tailla un chemin jusqu’aux premières loges du spectacle.
- Mais puisqu’on vous dit que nous sommes des mortels ! s’écria l’elfe-James Dean.
- Oui, et que nous roulons à bord d’une authentique toiture de mortel, renchérit l’elfe-Madonna.
- C’est « voiture », imbécile, grommela l’elfe-Jean-Pierre Foucault.

Le gendarme semblait au bord de la dépression. Les faits étaient là, devant lui, mais son cerveau persistait dans le refus de les assimiler comme vraisemblables. De toute évidence, il se trouvait en présence d’un dragon de dix mètres sur deux qui semblait avoir défoncé le sous-sol d’une installation sanitaire, et de quatre personnalités du monde politique et du show-biz dont deux étaient officiellement décédées. C’en était trop pour une simple tête.
- Bon, ça suffit, descendez immédiatement du véhic... de la voit... du moyen de transport ! Contrôle d’identité et alcotest !
- Merci, mais je sais encore qui je suis, répondit l’elfe-Jean-Pierre Foucault d’un ton méprisant.
- Si j’avais sû qu’on devait retourner sur les bancs de l’école, je me serai abstenu de venir, gémit l’elfe-De Gaulle.
- Regardez ! Ce ne serait pas la petite Annabelle ? fit l’elfe-Madonna.
- Mais oui ! Hé ! Annabelle !

La jeune fille essaya de rentrer à nouveau dans la foule, mais se trouva éjectée sur la chaussée. Le gendarme la héla et elle n’eut plus d’autre choix que de s’approcher du groupe.
- Vous connaissez ces gens-là ?lui demanda-t’il.
- Heu... Pas vraiment... Enfin, pas depuis longtemps.
- Annabelle, ce type nous a sauté dessus sitôt après l’atterrissage de Simon sur cette route, fit l’elfe-Madonna.
- Et plus il nous bassine les oreilles, plus l’heure tourne..., grommela l’elfe-Jean-Pierre Foucault.
- Vous nous avez ramené les desserts ? demanda l’elfe-James Dean.
- Oui, tout y est, lui répondit Annabelle.
- Alors dépêchons-nous de partir d’ici !
- Holà ! Personne ne va nulle part ! répliqua le gendarme. Sauf au commissariat !

Au loin, retentit une sirène. Puis deux autres se joignirent à elle.
- Pourquoi est-ce que vous êtes venu ?! s’écria Annabelle Je vous avais dit de m’attendre à la maison !
- Heu... On vous a attendu... un peu trop peu, d’accord..., hésita l’elfe-James Dean.
- Vous êtes dans de beaux draps, et moi avec ! On risque de passer la nuit au commissariat, avec toutes ces conneries ! Et le concours, à la trappe !

Les fourgons de policiers s’arrêtèrent une cinquantaine de mètres plus loin. Déjà, leur contingent de gardes se lançait à l’assaut. L’elfe-Madonna se tourna alors vers Annabelle et lui tendit la main :
- Dépêchez-vous de grimper ! On va créer une petite diversion pendant que Simon vous emmènera au lieu du concours !
- Mais... , commença Annabelle.
- Ouais, on va leur apprendre qui on est, puisqu’ils semblaient tellement y tenir, déclara l’elfe-Jean-Pierre Foucault.
- Mais...
- Vous en faites pas, mademoiselle Annabelle, on vous rejoindra à temps pour le concours, fit l’elfe-De Gaulle.
- Mais...
- Au cas où, souvenez-vous que la clôture du concours est à minuit ! lui rappela l’elfe-James Dean.
- Mais... !

Et Annabelle se vit hissée sur le dos du dragon, tandis que les elfes se rassemblaient précipitamment en bas, autour de l’animal.
- Mais... ! Je ne sais pas comment on démarre un...

Elle fut interrompue par une toux caverneuse à sa droite. Un gros lapin au pelage mité, un cigare au coin de son museau et arborant un sourire qui aurait fait fondre en larmes un prothésiste dentaire, la dévisageait d’un air amusé.
- Alors comme ça... t’as jamais encore volé en dragon, Poupée ?

Annabelle sursauta. Derrière, les CRS se rapprochaient au triple galop.
- Qu’est-ce que tu es, toi ?! fit-elle. Encore un elfe ?

Le lapin s’étrangla avec son cigare. Les bottes à semelles cloutées gagnaient du terrain.
- Qui, moi ?! Merde alors, non !

Annabelle entendit l’elfe-James Dean crier un ordre à l’elfe-Madonna :
- La mèche ! Allume la mèche !
- Quelle mèche ? De quoi il parle ? demanda Annabelle au lapin. Si ça continue, on va...
- Poupée, j’te conseille de te cramponner fissa !
- Mais on n’a même pas bougé d’...

Annabelle se retrouva brusquement projetée en arrière et termina sa culbute plaquée contre la queue de Simon. Sans la plaque d’immatriculation qui s’y trouvait attachée, et à laquelle elle s’agrippa de justesse, elle aurait probablement atterri sur l’un des fourgons de la police quelques mètres plus loin. Un coup d’oeil vers le bas lui annonça que finalement, Simon s’était décidé à bouger... et à foncer droit devant lui, c’est-à-dire en direction de l’Arc de triomphe, en rasant l’asphalte dans un concert d’étincelles et de planches prenant feu.
- Poupée ! lui cria le lapin. Remonte donc à l’avant ou tu vas finir dans l’décor ! Il est en train de prendre de la vitesse avant son envol !
- Quoi ?! Je n’entends rien !

Le vent sifflait violemment contre ses oreilles et elle avait du mal à conserver son équilibre. Le dragon se cabrait de manière étrange tout en soufflant bruyamment dans ses tuyaux nasaux. Annabelle comprit en un éclair : il essayait de se débarrasser de son camouflage de voiture. L’une des deux planches à roues venait de se détacher, et le pare choc avant s’envola la rejoindre en frôlant la tête de la jeune fille.
- Poupée ! Dépêches-toi !!

Annabelle tâtonna désespérément autour d’elle afin de trouver un appui pour se hisser à l’avant. Elle constata que la peau du dragon, rugueuse au toucher, était couverte d’un réseau de petites écailles épaisses aux interstices extensibles. Elle s’y accrocha en s’aidant de ses ongles et remonta d’un bon mètre avant que la plaque d’immatriculation ne cédât. Un formidable bruit d’orgue retentit alors derrière elle : les pots d’échappement expulsés. La deuxième planche à roue s’en fut les rejoindre au moment même où le dragon s’éleva pour survoler en rase-mottes l’embouteillage quotidien de l’avenue. Outre les cris des badauds, Annabelle pouvait percevoir un grondement inquiétant provenant du larynx de Simon. La jeune fille atteignit finalement les cornes du dragon, et s’y aggripa férocement. A côté d’elle, le lapin s’était ficelé à la corne de droite, tel un vieux gri-gri de marabout. L’Arc de triomphe se dressa tout à coup devant eux, aussi imposant qu’un gigantesque monument de cartes. Le grondement de Simon s’amplifia.
- Mais, qu’est-ce qu’il attend pour décoller ?! s’écria Annabelle On va s’écraser contre l’Arc !
- Quelque chose le gêne, Poupée !

Le monument semblait prêt à leur marcher dessus, tant ils s’en rapprochaient à une vitesse effrayante. Le dragon prit alors une profonde inspiration. Le genre d’inspiration qui suffirait à remplir d’air la réserve d’oxygène d’un astronaute partant en orbite autour de la terre pendant une année. Pendant une fraction de seconde, le grondement se tut. Puis, une formidable explosion retentit à l’avant. De l’air et du feu jaillirent en un puissant tourbillon frénétique des narines de Simon, projetant les tuyaux nasaux vers le sol et enlevant le dragon et ses occupants à la verticale à travers les voûtes de l’Arc de triomphe. Une longue traînée de fumée multicolore balafra terre et ciel pendant quelques secondes, avant de s’évaporer parmis des milliers d’étincelles.

Annabelle ouvrit les yeux. Elle avait clairement senti son estomac défoncer ses talons lors du décollage.
- Poupée, ça c’est c’que j’appelle un p... de baptême de l’air !!
- Je vais... vomir...
- Alors, évite de le faire à contre-courant, s’te plaît !

Le dragon avait déployé deux énormes ailes grises, et brassait le vent par saccades soyeuses et régulières.
- Au fait, tu ne m’as pas dit ce que tu étais, fit Annabelle au lapin.
- Disons que j’suis l’interprète officiel des Cafards-Goûteurs de cette ville, Poupée.
- Et... ça consiste en quoi ? Attends... tu as bien dit Cafards-Goûteurs ?!
- Ouaip, « Cafards-Goûteurs ». En fait, j’devrais même pas t’en parler, mais comme tu m’plais bien, j’vais te faire une fleur. Ce sont des cafards chargés de vérifier le niveau culinaire de chaque restaurant de cette ville. Et c’est comme ça qu’on est tombé sur tes p’tits plats. Hé ! P’tite tête ! Amène-toi, que j’fasse les présentations !

Ces dernières remarques étaient adressées à l’oreille droite du dragon. Oreille d’où sortit une mince carapace noire et luisante, surmontée d’une paire d’antennes humblement baissées.
- Allez, fais pas ton timide, p’tite tête ! Viens donc faire la bise à la gentille mortelle !
- Nooon ! Sans façons ! s’écria la pauvre Annabelle.
- C’est malin, Poupée, tu l’as vexé !

Le cafard était parti se réfugier dans l’oreille de Simon, les antennes à la traîne.
- J’ai du mal à croire qu’un cafard puisse être doué d’intelligence...
- Poupée, ces p’tits couillons sont bien plus futés que le royaume des mortels et de Féérie réunis !
- Tu ne crois pas que tu exagères un...

Le dragon fit une brusque embardée et s’ébroua. Annabelle se raccrocha de justesse à l’une des cornes de Simon, et s’écria :
- Qu’est-ce qui lui prend ?!

Le corps du dragon était parcouru de spasmes violents et ses ailes battaient en mouvements désordonnés. Annabelle aperçut avec horreur des plaques rouges et purulentes se former sur le dos de l’animal.
- Mais... on dirait de l’eczéma ! Ce dragon est en train de faire une crise d’allergie à plus de cinq cent mètres d’altitude !!! s’exclama Annabelle
- Ben j’aimerai pas être le pauv’type qu’on va percuter en bas... Et tout compte fait, j’aimerai pas non plus être à ma place, vu qu’on est en train de perdre de la hauteur vachement vite !

Le dragon crevait l’air à une vitesse supersonique, puisque sa forme aérodynamique offrait peu de résistance aux pressions atmosphériques et que pour une fois, justement le jour où il ne le fallait pas, le temps était magnifique et le ciel dégagé. Dans un dernier effort, Simon tenta d’amorcer un atterrissage en catastrophe, en déployant ses ailes pour freiner... et réussit à s’échouer dans un fracas épouvantable de tôles froissées, dans la cour intérieure et spacieuse d’une maternelle déserte. Annabelle décolla tant bien que mal ses doigts des cornes du dragon, et secoua ses muscles endoloris.
- Dis-voir, Poupée, tu voudrais pas m’aider à descendre ? J’me suis trop bien saucissonné à cette corne.

La jeune fille le libéra, et se laissa glisser au bas du dragon avant de l’examiner craintivement. Il gisait sur le flanc gauche, les yeux mi-clos et le souffle court.
- Tu crois qu’il est..., commença t’elle.
- Nan, les dragons sont trop coriaces pour de l’asphalte de mortels, Poupée.
- Qu’est-ce qui a bien pu le rendre allergique aussi rapidement ? Est-ce qu’il aurait mangé quelque chose de périmé ?
- J’pense pas, non.
- Oui, peut-être : l’allergie s’est déclarée beaucoup trop vite.

Tout à coup, Annabelle s’écria :
- Regarde ! Les plaques !

Sous les yeux étonnés de la jeune fille et du lapin, les plaques d’eczéma se mirent à se résorber, et les spasmes à diminuer. En quelques minutes, l’allergie avait disparu. Un faible vrombissement retentit, et le cafard vint se poser sur le museau de Simon. Ses antennes se mirent à remuer frénétiquement.
- Qu’est-ce qui lui prend ? demanda Annabelle, l’air inquiet.
- Sans blague ! fit le lapin au cafard.
- Qu’est-ce qu’il raconte ?
- Poupée, d’après lui, le dragon aurait fait une allergie à... toi. Merde alors ! Tu parles d’un coup d’veine ! On est tombé sur le seul dragon allergique aux mortels de tout l’royaume de Féerie !

Annabelle regarda autour d’elle. Même si elle arrivait à sortir de cette cour et à trouver un métro ou un taxi, comment saurait-elle où aller ? Il n’y avait que Simon qui connaissait le lieu du concours. Et un dragon dans un transport en commun, c’était comme la blague des éléphants dans un Volkswagen...en beaucoup moins drôle pour elle. Non. Il fallait qu’elle se débrouille pour sortir d’ici avec le dragon, sans provoquer de crise d’allergie carabinée chez celui-ci.
- Le tout est d’éviter le contact avec la peau de Simon, murmura t’elle.
- Mouais, autant l’atteler à un traîneau avec des clochettes et remplacer le Père Noël l’hiver prochain..., grommela le lapin.

Annabelle se figea. Mais oui, pourquoi pas ? Se servir du dragon comme moteur de traction... Ne restait plus qu’à trouver la manière de se faire tracter.
- Ca, c’est une idée ! fit Annabelle
- Quoi, remplacer le Père Noël ?
- Non ! Atteler Simon à un traîneau, ou une charrette, n’importe quoi pourvu qu’on puisse y tenir sans tomber. Aidez-moi à chercher !

Annabelle se mit à fouiller les alentours. La cour de la maternelle semblait vide, et les locaux étaient soigneusement verrouillés. En s’approchant du tableau des petites annonces, Annabelle découvrit le nom et l’adresse de l’établissement : une rue perpendiculaire à la place de la Nation. Et dire que Simon s’était écrasé si près du but !... Le lapin la héla du hangar à vélo :
- Viens voir c’qu’on a trouvé, Poupée !

Annabelle le rejoignit en courant :
- Nous sommes plus proche que je ne le pensais, lui dit-elle.
- Ah, ouais ? Regarde ça : est-ce que ça t’conviens ? J’t’avoues que j’ai aucune idée de ce que c’est, mais le cafard dit que ça pourrait servir, pas vrai p’tite tête ?

La jeune fille examina la trouvaille en question, et sourit :
- C’est une trottinette. Bien joué, heu... le lapin !
- Ca sert à quoi, ce machin ?
- On va s’en servir comme traîneau auquel on attellera Simon. Il nous faudrait maintenant quelque chose pour l’attacher...

Telle Mac Gyver face à trois clous, deux piles usagées, un vieux matelas et une minute trente pour confectionner une bombe atomique, Annabelle cogitait ferme. Elle finit par dénicher une corde à sauter en plastique orange sous un banc du préau. Elle s’empressa de la nouer à la patte arrière gauche de Simon, tout en évitant soigneusement de toucher sa peau en enroulant ses main dans un morceau d’aluminium tiré de son sac à dos. Puis, elle attacha l’autre extrémité de la corde à sauter au guidon de la trottinette, en coinçant la poignée en caoutchouc de la corde dans le noeud. Le résultat lui arracha un soupir de fierté.

Simon s’ébroua et se leva : l’allergie passée, il était de nouveau prêt à voler.
- Chapeau pour tes p’tits bricolages, Poupée, mais... comment on sort d’ici, hein ?!

La grille d’entrée était fermée, mais pas très élevée.
- Simon, fit Annabelle, envole-toi par-dessus la grille. Le lapin et moi, on va s’accrocher à la corde, et tu nous déposeras de l’autre côté.
- Hein ?! Qui t’as permis d’employer le pluriel !Hé !

Surmontant son dégoût, Annabelle empoigna le lapin par les oreilles d’une main, et la corde de l’autre main. Le dragon prit pesamment son envol, et une seconde plus tard, les passagers étaient sains et saufs côté rue.
- Me refait plus jamais ça, Poupée !
- Dis-moi, as-tu déjà nettoyé tes oreilles au moins une fois dans ta vie ?...

La jeune fille s’essuya la main avec répugnance sur son jean. Devant elle, des bribes de lumières et des éclats de musique lui parvenaient par intermittence. Bon, de toute évidence, il semblait inutile de jouer la carte de la discrétion. Surtout après l’incident des Champs. La photo de Simon traversant l’Arc de triomphe, prise par une centaine d’objectifs asiatiques et enthousiasmés, serait probablement le cliché le plus développé de cette saison touristique. Alors, pour ce qui était de la discrétion...
- Oh, et puis, fait chier la discrétion, grommela Annabelle.
- T’as raison, Poupée. En avant, et pas d’quartiers ! Heu... j’peux quand même monter à l’avant, sur le dos de Simon ?...

Annabelle fourra le lapin sous son bras gauche, ajusta les bretelles de son sac à dos, monta sur la trottinette et déclara :
- Toi, le cafard, tu te charges d’avertir Simon des changements de direction.
- Hé ! C’est pas juste ! Lui il a le droit de...
- Et maintenant, en avant !

Le dragon déploya ses longues ailes grises, et s’élança droit devant, à l’horizontale. La corde à sauter se tendit avec un bruit d’arc se relâchant, et la trottinette se mit à dévaler la rue avec fracas.

Sur la place de la Nation, quelques groupes tentaient de couvrir mutuellement leur cacophonie musicale, fête de la musique oblige. Une cinquantaine de badauds promenait leur désoeuvrement estival et tentait vainement de se fabriquer des bouchons d’oreilles protecteurs avec ce qui leur tombait sous la main : kleenex, capsules de bière, bière, voix, chewing-gum,...

Tout à coup, un grondement sourd (brrrroooooommm), suivi d’un long hurlement (Pooouuuppéééééééh !!!), couvrit momentanément ces essais musicaux désastreux. Une énorme masse noire surgit alors de l’une des rues avoisinantes et fonça tout droit sur la foule, qui se mit aussitôt en devoir de paniquer. Les baraques volèrent en éclats, et les musiciens amateurs volèrent, tout court. Dix secondes plus tard, la place était à nouveau calme, et les téléphones portables fusaient de toute part. La masse noire avait disparu en direction du Cours de Vincennes, la grande avenue qui reliait la Nation à la porte de Vincennes.

Annabelle jeta une coup d’oeil à sa montre et cria :
- Il est 23h25 ! On peut encore y arriver ! Enfin, si l’armée ne nous bombarde pas avant !...

Le trafic était plutôt lent sur l’avenue, et les voitures avançaient pare-chocs contre pare-chocs. Dans sa voiture, un conducteur lambda était occupé à se perfectionner dans l’art de l’attente dans un embouteillage, à savoir, écouter la radio et se curer le nez. Il tourna distraitement la tête vers la vitre et se figea subitement. Les parois métalliques de son véhicule et le plexiglas de la vitre étaient clairement en train de vibrer, de même que les ressorts de son siège. Inquiet, il allait sortir de sa voiture, lorsqu’il aperçut une ombre énorme recouvrir petit à petit la portion de lumière de réverbère dans laquelle il se trouvait. Un grondement sourd retentit au-dessus de lui, et aussitôt, un formidable courant d’air fit trembler la file de voitures arrêtées. L’homme poussa un cri et se tourna vers la portière pour l’ouvrir. Il fut interrompu dans son élan par la passage en force d’une trottinette supersonique avec à son bord, une jeune fille échevelée et un lapin hurleur. Il crut même entendre l’animal hurler « on va tous creveeeeeerrr, Poupéééééééh !!!! ». Puis, le calme revint. L’homme fixa le sachet désodorisant de voiture qui pendait à son rétroviseur, puis le jeta par la vitre avant d’appeler sa femme sur son téléphone portable.

Plus loin devant, Annabelle s’adressa au lapin :
- Arrête de crier et dis-moi vers quel endroit du bois se dirige Simon !
- Qu’est-ce que j’en sais, moi, Poupée ?! Un espèce de lac, j’crois...
- Lequel ? Il y a celui de Saint Mandé, celui des Minimes,...

Le dragon traversa le Périphérique et descendit l’Avenue de Paris à pleins gaz.
- Bon, je crois avoir eu ma réponse, fit Annabelle. Il va vers l’est, donc, vers le lac des Minimes !

Ils dépassèrent en trombe le château de Vincennes, provoquant une mini-tornade sur leur passage qui fit s’effondrer la vieille tour en construction, exploser les vitraux de la chapelle royale nouvellement restaurés après la tempête de l’an 2000, et ameuter les quelques journalistes qui couvraient le concert sur l’esplanade. Les relais de téléphones portables saturèrent et fondirent sous la demande. Le dragon vira à droite et emprunta le Cours des Maréchaux, qui longeait le Fort militaire, avant de s’engouffrer dans le bois par l’Avenue des Minimes. Les arbres étouffèrent peu à peu le tumulte et les sirènes, et Simon diminua sensiblement sa vitesse de croisière. Le chemin était faiblement éclairé et constitué de gravier, ce qui gênait considérablement la progression de la trottinette. Annabelle éprouvait beaucoup de difficulté à maintenir un équilibre précaire, entre le lapin qui gesticulait sous un bras, et le guidon à diriger de l’autre. Aussi, ne vit-elle qu’au dernier moment la barre de métal qui empêchait les voitures d’entrer dans le bois. La trottinette se heurta violemment contre cet obstacle imprévu tandis que le dragon poursuivait sa course en tirant plus fort sur la corde, ayant senti une légère résistance. La trottinette et ses occupants décrivirent un splendide looping, avant que la corde à sauter ne cédât et Annabelle n’eut la présence d’esprit de tout lâcher et de se laisser rouler sur le côté. Simon disparut en direction du lac des Minimes sans se rendre compte de l’incident.
- Poupée ? Est-ce que ça va ? Rien de cassé ?

Annabelle se redressa péniblement, le dos en compote et le syndicat de ses membres malmenés faisant entendre de vive voix leurs protestations.
- Je crois que ça peut aller... Aucune voix ne m’a dit « avance-toi vers la lumière »...

Elle ouvrit son sac à dos : le gâteau s’était considérablement aplati, mais la mousse semblait encore intacte.
- Poupée, le cafard me dit que Simon est parti vers le lac.
- Il est parti ?!

Annabelle se releva et consulta sa montre : 23h44.
- Bon, il va falloir qu’on se débrouille sans lui. Il nous reste encore une quinzaine de minutes avant la clôture du concours.

Le petit groupe marcha jusqu’au lac, qu’entourait une route en terre battue et une ceinture de pelouse. L’endroit était désert. La surface de l’eau demeurait calme. L’herbe bougeait à peine. Le lapin gémit :
- Merde alors... Et dire qu’on aura fait tout ça pour rien !
- Tu es sûr que tu ne te souviens pas d’autres détails sur le lieu du concours ?...
- J’suis jamais au courant d’rien, moi !
- Tu pourrais peut-être essayer de sentir l’odeur de Simon pour...
- Hé ! T’as déjà senti l’odeur d’un dragon ?! L’odeur d’un vieux dragon, qui plus est ?! Bon sang, y’a rien d’plus fort et d’plus écoeurant, Poupée !
- Eh bien, tu ne devrais pas avoir de mal à le repérer, n’est-ce pas ?

Le lapin grogna, puis finit par renifler l’air avec une mauvaise grâce évidente. Après plusieurs tentatives et maints bruits de siphon débouché, le lapin indiqua vers le nord du lac :
- L’odeur semble plus forte de ce côté-là.

Le petit groupe se remit en marche en longeant le lac, avant d’emprunter un chemin bordé de hautes fougères.
- Pouah ! Aucun doute, Simon vient juste de passer par ici ! réclama le lapin. Cette puanteur... Dis, tu m’écoutes, Poupée ? Poupée ?

Le lapin s’arrêta et se retourna. Annabelle se trouvait quelques mètres en arrière, immobile.
- Ben quoi ? J’ai dit quelque chose qui t’as vexé ?
- Je... peux... plus... avancer...
- Hein ?!
- Peux... plus... bouger...

Le lapin retourna vers Annabelle d’un air inquiet :
- Si c’est bien ce que j’pense, le chemin doit être surveillé et interdit aux mortels. C’est ce qui arrive, lors de manifestations importantes au Royaume de Féerie. Ca nous permet de nous protéger des p’tits curieux.
- J’ai promis aux elfes de participer à ce concours, et je le ferai ! Dis-moi comment briser ce sortilège !
- Holà ! J’suis pas magicien, moi ! Si les autres elfes étaient là, ils auraient pu te faire passer sans trop de problème, mais moi... Ecoute, tout ce que j’sais, c’est qu’il ne faut jamais forcer ce genre de passage, sans quoi, tu risques de t’enfoncer dans les emmerdes. Calme-toi, et demande la permission de continuer ton chemin. C’est tout ce que je peux te conseiller.

Annabelle soupira, puis se reprit : elle n’allait pas abandonner aussi proche du but. Elle se concentra. Ce passage était là pour tester ses intentions. Bon, il y avait cette promesse faite à ces elfes désemparés et humiliés par le même gagnant depuis des siècles, une épreuve comparable à celle que faisaient subir les soeurs Williams sur le court de tennis à leurs concurrentes. Il y avait la maison à moitié brûlée par l’incendie de Simon, les soins de sa grand-mère et le rêve de sa propre affaire culinaire, que l’or du premier prix lui permettrait de payer. Et il y avait ce plaisir de cuisiner profondément ancré en elle, cet amour des petits plats bien faits qui ne l’avait jamais quitté, depuis qu’elle avait cessé de voir dans la cuillère en bois un moyen de flanquer des pâtées à son cousin. Elle avait conscience que ses intentions n’étaient pas hautement louables, mais elle les exposait honnêtement, sans chercher à s’en cacher ou à se justifier plus qu’il ne le fallait. Immobile, les yeux clos, Annabelle attendit.

Très lentement, la chappe de plomb qui recouvrait ses membres sembla fondre. La jeune fille eut l’étrange sensation qu’une bulle d’air picotante d’électricité lui remontait la colonne vertébrale en riant. Et l’instant d’après, elle roula dans l’herbe, parmis les hautes fougères du chemin. Le passage s’était ouvert.
- Poupée ! J’hallucine ! T’y es arrivée, et toute seule !

Annabelle regarda sa montre : 23h57.
- Dépêchons-nous ! C’est encore jouable ! fit-elle.

Le bois semblait inchangé. Et pourtant, Annabelle était passée de l’autre côté de son monde. Le lapin sous le bras, elle fendait en courant les fougères, sautait par-dessus les racines à demi-enterrées des arbres, évitait de justesse les troncs épais et moussus sans pour autant savoir où ses pas la menaient, mais bizarrement certaine de trouver ce qu’elle cherchait.

« Je ne laisserai pas tomber tant que je n’aurai pas vu la table des juges et celle des mets en compétition », pensait-elle de toutes ses forces.
- Poupée ! Encore une minute !

Annabelle descendit un talus herbeux, et en escalada un autre en s’aidant des racines pendantes d’un arbre.

« Ne laisse pas tomber, accroche-toi ! »

Arrivée au sommet, elle reprit sa course, se cognant dans la pénombre aux troncs rugueux, trébuchant et serrant les dents.

« Ne laisse pas tomber !!! »

Et d’un seul coup, elle se retrouva à la lisière d’une immense clairière dorée et verte, baignée par l’éclat d’un feu multicolore qui crépitait en son centre. Le choc fut si brutal Annabelle en perdit l’équilibre et tomba à genoux sur le sol. L’herbe était incroyablement moelleuse sous ses mains, qui s’enfoncèrent confortablement dans l’épais tapis végétal et hirsute. Essoufflée, le front moite et les cheveux en désordre, Annabelle contempla silencieusement les dizaines de tables en marbre blanc qui longeaient la clairière. En levant les yeux, elle s’aperçut avec surprise que les ramures des arbres s’entrecroisaient en arcs et ogives luxuriants, formant un toit vivant et verdoyant qui laissait filtrer les rayons d’une lune gibbeuse. Au centre, de cette architecture, fleurissait un magnifique et authentique lustre en cristal de bohême.
- C’est magnifique mais un peu trop... vide. Enfin, pour un lieu où est censé se dérouler un concours, fit Annabelle.

Les tables étaient impeccables et débarrassées. Le lustre était éteint. Seul le feu multicolore crépitait docilement. L’endroit était désert.
- J’y crois pas ! s’écria le lapin. Mais où est-ce qu’ils sont tous passés ?!
- Heu... Tu es sûr de ne pas t’être trompé de jour ?
- Merde alors ! Non ! Attend un peu que j’mette la main sur...

Il fut interrompu par l’arrivée d’un vieux couple de petits elfes dans la clairière. Ils portaient chacun un râteau et un seau, ainsi qu’une besace. Annabelle se releva et les interpella :

- Bonsoir ! Excusez-moi de vous dérangez...

Les deux elfes s’approchèrent Annabelle, et la dévisagèrent avec un sourire étonné :
- Une mortelle ! Voilà bien longtemps que je n’en avais plus vu de ce côté-ci de la forêt, fit le petit vieux.
- Savez-vous si un concours devait avoir lieu aujourd’hui et ici-même ? demanda Annabelle.
- Oh, ma pauvre petite...
- Quoi ? Il a été annulé ?

Le couple échangea un rapide regard, puis la petite vieille déclara :
- Vous êtes arrivés beaucoup trop tard : le concours s’est terminé il y a au moins deux heures de ça !
- Quoi ?! Deux heures ?! s’écria Annabelle. Mais, c’est impossible ! La dernière fois que j’ai regardé ma montre, il restait une minute avant minuit ! Et je l’ai consultée juste avant de tomber dans cette clairière !
- C’est à cause du décalage horaire, expliqua le petit vieux. Les mortels ont un temps différent du nôtre, en Féerie. Et lorsqu’un mortel traverse le passage, il emporte avec lui le temps de son monde, qui est toujours en retard par rapport au nôtre.
- Mais alors... si je comprends bien... en entrant ici, j’étais déjà en retard ?!

Annabelle dut s’asseoir sur l’herbe, tant la nouvelle était difficile à avaler.
- J’ai fait tout ce trajet pour rien, alors ?

A côté d’elle, le lapin gémissait en s’arrachant les derniers vestiges de sa fourrure mitée.
- Comment j’ai fait pour oublier cette stupide règle de temps débiiile ! criait-il.

Annabelle ne l’écoutait pas. Elle pensait à sa maison incendiée, à sa grand-mère restée seule, à son affaire culinaire... autant de projets qui n’aboutiraient plus. Et à la promesse faite aux elfes. Bref, elle se sentait dans la peau de Perrine avec son pot de lait brisé. Le couple d’elfes la regardait d’un air sincèrement désolé :
- On est vraiment navré pour vous. Dire que vous étiez venue de si loin pour participer à ce concours...
- Oui, et finalement, pour quel résultat ? Le premier prix est une fois de plus allé à...
- Ne me dites rien : à Phalène, n’est-ce pas ?... répondit Annabelle d’une voix amère.
- C’te fichu elfe de..., commença le lapin.
- On ne peut plus rien y faire, le coupa la jeune fille. Mais j’ai quand même quelques remords pour nos amis elfes. Je leur avais promis de participer à ce concours.
- Vous avez donc aussi apporté des plats ? demanda la petite vieille.
- Quelques bricoles, oui...

Annabelle contempla son sac à dos d’un air songeur. Puis l’ouvrit et en sortit la mousse et le gâteau.
- Le concours est fini, mais ce serait dommage de perdre toute cette nourriture, déclara t’elle. Ca vous dirait d’y goûter ?
- Poupée !

Les deux elfes se regardèrent à nouveau, puis s’adressèrent timidement à Annabelle :
- Ca ne vous gêne pas ?
- Pas du tout ! J’espère seulement que l’aspect aplati du gâteau ne vous rebute pas trop.

Pour toute réponse, le vieux couple s’installa dans l’herbe, à côté Annabelle et du lapin. Le papier d’aluminium fut rapidement enlevé, et le gâteau laissa jaillir tous ses arômes intacts. Il s’agissait d’une recette à base de noix d’amazonie et de confiture de lait : le biscuit aux noix était divisé en deux disques soudés par une couche onctueuse de « doce de leite », au goût de caramel épais légèrement salé. Le nappage de crème chantilly faite « maison » s’était solidifiée en une couche craquante et craquelée. Le gâteau fut partagé à la main et trempé à même le bol de mousse aux fruits de la passion, dont la texture légère et crémeuse fondait délicatement dans la bouche dans un déluge de parfum acidulé. Les elfes enfournaient des bouchées terrifiantes et murmuraient un faible « délichieux ! » entre deux parts de gâteau. Le lapin employa tant de coeur à racler le bol en plastique contenant la mousse, qu’il finit par trouver le moyen de le percer.
- Merci beaucoup, mademoiselle, parvint à articuler la petite vieille tout en s’essuyant la bouche. C’est le meilleur repas de toute ma vie.
- Jamais je n’avais encore goûté un plat aussi simple et aussi divinement bon !
- Simple ? murmura Annabelle, un peu vexée.
- Faut pas leur en vouloir, Poupée, intervint le lapin, occupé à se curer les dents avec un brin d’herbe. Moi, j’ai l’habitude de voir des mortels cuisiner, puisque je dois fréquenter des restaurants pour traduire les cafards-goûteurs. Je sais le temps et la foutue patience que ça vous prend pour préparer un plat en apparence toute simple... sans compter la tonne et demie de vaisselle qui attend après... Ici, en Féerie, c’est différent : on utilise des formules magiques pour créer des plats.
- Ca veut dire que... personne n’a jamais mis la main à la pâte, ici ?!
- Tu veux rire ! J’vois mal Phalène séparer le blanc du jaune d’un oeuf sans tomber dans les pommes !
- Quand je pense au temps que j’ai mis pour faire la confiture de lait de ce gâteau... Mais, bizarrement, je ne pense pas que je pourrais me passer de cette méthode et cuisiner autrement que par mes mains.

Les deux elfes échangèrent un rapide sourire. Puis, la petite vieille posa sa besace devant elle et allait faire une déclaration, lorsqu’elle fut interrompue par un concert de voix provenant de la lisière de la clairière. Et tout à coup, l’elfe-James Dean surgit en courant, suivi de près par le reste de la bande au grand complet, sans oublier Simon le dragon et le cafard-goûteur.
- Nous voilà, mademoiselle Annabelle ! criait l’elfe-De Gaulle.
- Ne craignez rien, on va gagner ce concours ! renchérit l’elfe-Jean-Pierre Foucault.
- Et Phalène va payer pour ses insolences ! lança fièrement l’elfe-James Dean.
- Simon, ralentit ou tu vas t’écraser ! hurla l’elfe-Madonna.
- Houla, les p’tits gars, vous arrivez un peu tard, répondit tranquillement le lapin.
- Comment ?! s’écria l’elfe-James Dean.

Une fois la situation exposée et le flot des larmes de rage de l’elfe-James Dean temporairement endiguées, la petite vieille reprit la parole :
- Ecoutez, je sais qu’avoir manqué de peu ce concours vous attriste énormément (pleurs de l’elfe-James Dean), mais j’ai ici quelque chose qui devrait un peu vous réconforter.

Le petit groupe entoura la vieille elfe, qui ouvrit sa besace et en sortit...
- Ca alors ! Ma feijoada ! Mon picadinho ! s’exclama Annabelle.

En effet, les plats s’étalaient sur l’herbe, intacts et chauds.
- Je croyais que Puck les avait volé et dévoré, fit l’elfe-De Gaulle.
- Il en a mangé une partie, certes, mais il nous a rapporté le reste, trouvant ce plat trop copieux, même pour un elfe aussi gourmand que lui.
- Alors, on attaque ? proposa le lapin.
- C’est à la cuisinière de ce plat de le demander, répliqua le petit vieux.

Annabelle était aux anges, plus heureuse que si elle avait participé au concours.
- Et comment ! déclara t’elle. Bon appétit !

Une demi-heure plus tard, il ne restait plus la moindre miette, et les invités du festin impromptu discutaient joyeusement. Les elfes se mirent à conter la manière dont ils s’étaient volatilisés dans le fourgon de la police où le gendarme les avait conduit, juste après le départ Annabelle. Puis le lapin leur servit un récit détaillé et très romancé de son trajet avec Annabelle jusqu’au bois. Mais déjà, l’aube pointait à travers le plafond végétal, et les cristaux du lustre reflétaient les lueurs rose du ciel. Annabelle sentait ses yeux se fermer malgré elle. Tout son corps semblait comme emmailloté dans de la barbe à papa bien douillette. Elle secoua violemment la tête, se pinça les joues et essaya de suivre l’histoire de cheminée bouchée de l’elfe-Madonna. Peine perdue.
- Je dois rentrer chez moi, murmura t’elle.

Elle n’osait pas repenser à la maison brûlée et au contingent militaire qui devait sûrement l’attendre à sa porte, après les évènements de la nuit passée. Pour l’instant, elle devait procéder par ordre. D’abord, se coucher... non !... se lever...
- Excusez-moi, fit une voix aux accents cristallins près de son oreille gauche.

Annabelle sursauta : c’était le couple de vieux elfes.
- Oui ?
- Je n’arrive pas à comprendre comment vos plats arrivent à faire éclore en nous un tel sentiment de bien-être, continua la petite vieille.
- Quel est votre secret ? Une formule magique ? demanda le petit vieux.

Annabelle ne put s’empêcher d’éclater de rire :
- Non, il n’y a pas de magie dans ce que je fais, contrairement à votre cuisine. Je ne fais que suivre la recette, et rien d’autre. Et je souhaite que chaque plat plaise à ceux pour qui je les prépare.
- Rien de plus ?
- Rien de plus. Juste mon coeur et mes mains.

Le vieux couple échangea un sourire, et s’éloigna. Annabelle voulut leur demander comment sortir de la clairière, mais à peine eut-elle ouvert la bouche pour parler qu’un baîllement en sortit, et elle s’écroula sur l’herbe, profondément endormie.

Lorsqu’elle s’éveilla, l’herbe était couverte de rosée. Annabelle essuya machinalement son visage trempé, et écouta distraitement le chant lointain d’un oiseau. Et brusquement, les évènements de la veille lui revinrent en mémoire.
- J’ai dû m’endormir dans la forêt... Grand-mère ! La maison ! Vite, il faut que je me dépêche de...

Tout en parlant, Annabelle s’était relevée à toute vitesse. Dans sa hâte, elle se cogna le genou contre une surface laineuse recouverte de lierre. Et se tut.

Le fauteuil de sa grand-mère. Mais, que faisait-il au beau milieu de la clairière enchantée ? Et ce poste de télévision ? Et ces murs sous les lianes ? Annabelle tourna lentement sur elle-même, comme hypnotisée. Entre deux arbres, se découpait une minuscule fenêtre ronde, comme un hublot. Une fontaine jaillissait de l’endroit où se tenait l’évier. Un petit ruisseau gazouillait à travers la salle à manger. Annabelle l’enjamba et tâta l’une des parois de lierre avec précaution. Sa main saisit quelque chose de rond et de lisse, qu’elle tourna. La jeune fille cligna des yeux. Le soleil de midi inondait le perron de la maison aux odeurs. Dans la rue, le vélo du facteur passa en tintinnabulant. Une mère et son enfant remontaient le trottoir, les bras chargés de sacs du marché. Les voitures garées en face étaient intactes. Le monde avait survécu. Annabelle contempla sa maison : à l’extérieur, rien n’avait changé, mais à l’intérieur, contre toute vraisemblance, une forêt avait poussé.

Annabelle entra dans ce qui avait été le vestibule, et referma soigneusement la porte derrière elle avant de s’y appuyer.
- Je sais c’que tu te dis, Poupée. Mais crois-moi, c’était réel.

Annabelle sursauta. Le lapin la dévisageait en riant, un cigare à la patte.
- Alors, qu’est-ce que tu penses de ta nouvelle piaule, hein ? L’idée du ruisseau vient d’moi, pas mal, hein ? Pour le reste, il faut remercier not’ sacré équipe d’elfes. Et puis aussi,...
- Stop ! Temps mort ! Alors, tout s’est réellement passé ?
- Ouaip.
- Mais... comment avez-vous réussi à faire tout ça ? demanda Annabelle, en indiquant la maison.
- Aaaah... grâce aux quatre souhaits d’elfes particulièrement zélés... plus celui de votre serviteur... plus le bon-vouloir de notre roi Obéron et de notre reine Titania.
- Et les catastrophes en séries de la veille ?
- Effacées des mémoires et des clichés mortels !
- Pourtant, je croyais que nous n’avions pas pu participer au concours.
- C’est exact, Poupée. Mais nous avons tous été récompensé pour notre super obstination et pour le festin préparé par les petites mains et le coeur Annabelle ! Et à ce propos, leur majesté souhaiterait vivement renouveler l’expérience mais cette fois-ci, lors du prochain concours.
- Leur majesté ? Je ne me souviens pas de les avoir rencontrer et encore moins de leur avoir fait goûter mes plats.
- T’en es sûre ?...

Annabelle sentit son coeur s’accélérer.
- Le vieux couple de la...
- Au fait, faut pas que j’oublie de te dire qu’il te reste un souhait. T’as une idée de ce que tu vas en faire ?...

La jeune fille secoua la tête, trop abasourdie encore par toutes ces nouvelles.
- Bah, il te reste une vie entière pour y réfléchir, fit le lapin.
- Lapin...
- Ouais ?
- Merci. Pour ton souhait. Et remercie également les autres elfes pour le leur. Et ton roi et ta reine.
- Houla, ça fait beaucoup de remerciement à retenir... mais t’inquiète, je l’ferai !
- Quand est-ce que le prochain concours aura lieu ?
- Dans 57 ans. J’sais pas encore où, mais tu peux être sûre qu’on sera à ta porte ce jour-là pour t’y accompagner, Poupée.
- Si je suis encore de ce monde...
- Tout de suite le côté pessimiste ! Bien sûr que t’y seras ! Bon, faut que j’retourne au taf, maintenant. P’têt bien qu’on s’croisera de nouveau avant l’prochain concours... qui sait, dans ton futur restaurant ?...

Annabelle haussa les épaules en souriant :
- Qui sait ?... Je prendrai garde à ne pas écraser les cafards sans leur avoir fait décliner leur identité.

Annabelle ouvrit la porte d’entrée au lapin.
- Alors... à dans 57 ans. J’espère que tes petits plats seront encore meilleurs qu’au dernier festin, fit-il.

Elle le regarda disparaître progressivement sur le perron. Le cigare resta suspendu quelques secondes dans les airs, puis s’évapora. Annabelle s’appuya contre la porte, et sourit en croisant les bras.

Elle avait encore toute une vie pour s’améliorer, avant le prochain concours.

La jeune Louise reposa lentement sa flûte traversière sur ses genoux, et ouvrit les yeux. Le soleil était haut dans le ciel, et la pelouse face au lac était à présent remplie d’enfants, de coureurs et de chiens (parfois, les trois en même temps). Louise se leva, sa flûte à la main, et s’approcha du bord du lac. Elle contempla le reflet des arbres, et sentit son estomac se nouer. Toute cette histoire lui avait donné une faim terrible. L’enfant soupira. Un autre récit à conter l’attendait. Louise s’accroupit près de la rive et tout doucement, elle se laissa glisser dans l’eau. Pendant quelques instants encore, son reflet gambada parmis celui des arbres et de la pelouse, de l’autre côté du miroir. Puis, il disparut

FIN
(et, bon appétit !)

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Publication : Concours "Songe d'une nuit d'été" (Janvier 2003)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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