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Quatrième Partie : Avant la tempête

... Trahir...

Il y eut un moment de confusion extrême : certains reprirent le combat avec plus de rage que jamais ; des Morganès s’enfuirent, plus parce que sous l’effet de la surprise elles avaient craché une bonne partie de leur réserve d’eau, et donc d’oxygène, que par couardise ; quelques Elfes entraînèrent Anarzh hors du champ de bataille. Quant à Keroya, Riv et Tan, personne ne comprit vraiment par où ni comment ils avaient disparu, exception faite par le seul qui n’avait pas été surpris par la scène. De même, nul ne prit le temps de noter qu’au-dessus de leurs têtes, les branches bougeaient étrangement, comme si un gigantesque écureuil s’y mouvait.

Keroya mena Riv et Tan au coeur du sous-bois, qu’elle connaissait bien mieux qu’eux. Ils avaient déjà atteint l’un des endroits les plus sombres des Forêts de la Nuit, où même les Elfes s’aventuraient rarement. Le sol était tellement couvert de ronces que Tan sautait plus qu’il ne courait, et que sans ses bottes de cuir qui ne laissaient aucune prise aux épines il serait sans doute tombé plusieurs fois, mais sa fierté le tenait debout : il savait pertinemment que les Loups ne méprisent rien tant que ceux qui n’ont pas le pied sûr et silencieux.

Ils traversèrent l’île dans sa largeur ; heureusement pour Riv les Citadelles étaient bâties à mi-chemin environ entre la baie où s’élevait le Palais de Corail et l’Océan même. En arrivant à l’eau cependant elle mit deux bonnes minutes à retrouver sa respiration aquatique avant d’émerger à nouveau devant les deux autres.
- Personne ne nous a suivis ? demanda-t-elle.
- Si, répondit Keroya. Mais je doute que ce traqueur-là soit très dangereux. N’est-ce pas, Arkall fils d’Anarzh ?
Tan regarda la Louve, surpris, mais le fut plus encore lorsqu’il vit son filleul, les cheveux en bataille et mêlés de brindilles et d’aiguilles de sapin, sauter à bas d’un arbre à une vingtaine de mètres d’eux.
- Je savais que tu étais bon grimpeur, mais à ce point !
- Je n’aurais pas pu vous suivre, sur le sol... haleta le petit Elfe épuisé par sa course arboricole. Tan !
Il se laissa aller dans les bras de son parrain. Riv sourit en plissant les yeux, Keroya regarda un peu ailleurs, non qu’elle trouva cela puéril ou stupide, mais les Loups sont très pudiques, et donc très respectueux de la pudeur des autres.
- Riv, fit l’enfant une fois leur accolade achevée, je te confie mon parrain. Je sais qu’il ne reviendra pas aux Citadelles. Mais j’espère que tu me le laisseras le revoir, de temps en temps...
- Aussi souvent que ce sera possible, Arkall fils d’Anarzh, répondit la Morganès.
- Moi aussi, j’ai quelque chose à te demander, dit Tan d’un ton très sérieux qu’Arkall lui avait rarement entendu. Promets-moi de veiller sur Anarzh.
- Parce que tu l’as trahi ?
- Parce qu’il croit que je l’ai trahi. Et qu’en un sens il n’a pas tort. En tout cas, je lui ai menti. Par lâcheté.
- Contre une autre promesse alors. Celle de revenir.
- Revenir où ?
- Revenir à la Dernière Citadelle.
- Arkall, je ne pourrai jamais revenir aux Citadelles.
- Si, tu pourras. Si tu me délie de ma première promesse. Si tu me laisses expliquer à père ce qui s’est passé, et que j’arrive à le convaincre. Alors tu pourras revenir aux Citadelles.
Tan hésita. Puis il finit par accepter et délier Arkall de son premier serment. L’enfant sourit, remercia son parrain, salua et s’en alla. Au moment où il atteignit la lisière des arbres, il y eut un bruissement de feuilles et il disparut.
- Il grimpe vite, bien et il a le pied sûr, constata Keroya. Voilà un écureuil que les martres auraient du mal à rattraper ! Sois fier de ton filleul, Tan.
- Merci, Keroya Alpha, répondit Tan - il appelait la Louve par son titre, ne pouvant prétendre être de ses intimes. - Pour le compliment, mais surtout pour tout ce que vous avez fait.
- Je l’ai fait pour Riv, Tan, parce qu’elle est mon amie. Je n’aurais que faire de toi si tu ne lui étais cher. Adieu.
Elle se détourna et s’évanouit à son tour dans les bois. Tan se tourna vers Riv, légèrement décontenancé.
- Tous les Loups sont ainsi, le rassura-t-elle. Viens.
- Pourquoi nous avoir conduit ici ?
- C’est moi qui le lui ai demandé. Les falaises de cette partie de la côte sont plus érodées, car les vagues y sont plus violentes que dans la Baie. Elles y ont creusé des grottes où nous pourrons nous cacher. Je me doutais que ce genre de chose risquait de se produire.
Tan hocha la tête et s’approcha de l’eau. En réalité, il ne savait pas nager, comme la large majorité des Elfes, et n’aimait guère l’élément aquatique.
- Ne t’en fais pas, nous en trouverons une à un endroit d’où tu pourras escalader la falaise. De toute façon, nous n’y resterons pas indéfiniment. Taliesin reviendra à un moment où à un autre, et alors nous pourrons partir.
- Je te fais confiance. Si tu es capable d’aller sur terre, je dois bien valoir quelque chose sous l’eau !

Et il s’avança résolument dans les vagues. Riv s’y élança avec son aisance et sa grâce habituelles. L’Elfe fut émerveillé de voir combien elle était plus belle encore sous l’eau que sur terre, lorsqu’elle déployait son interminable queue et que ses cheveux couleur d’abysse dansaient autour de son visage. Elle lui fit signe de s’accrocher à ses épaules, et elle le porta en effleurant la surface, de manière à ce qu’il puisse respirer sans qu’il pèse sur elle. Ils ne tardèrent guère à découvrir ce qu’ils cherchaient : une grotte profonde, partiellement immergée, surplombée par une falaise assez basse et peu abrupte pour être escaladée par un bon grimpeur. Ils s’assurèrent qu’elle n’était jamais totalement remplie d’eau, même lors de grandes marées, car Tan n’avait guère envie de se trouver pris comme un rat par inadvertance, et il ne respirait pas sous l’eau comme Riv. Puis ils l’élurent comme demeure.

Ils devaient y vivre leur plus long moment de bonheur.


... Un ami qui m’était si cher.

Trois mois durant, Arkall se débrouilla pour venir tous les trois jours au crépuscule sur la grève, près de la grotte de Riv et Tan. Il en connu bientôt l’emplacement, mais n’y descendit pas car malgré son agilité les prises qu’offraient la falaise, accessibles à un adulte tel que Tan, ne l’étaient pas pour un enfant de son âge. Il observa avec toute son attention enfantine les changements qui se produisaient chez son parrain et Riv. Elle, son ventre s’arrondissait de semaine en semaine, et lorsqu’elle venait jusqu’à la côte saluer le petit Elfe il pouvait sentir le bébé bouger sous la peau bleue outremer. Tan se transformait pour sa part de manière plus subtile. Il apprit à nager, et Arkall le pressa tant qu’il finit par lui enseigner des rudiments de natation, que l’enfant assimila vite, mais il préféra toujours les arbres aux eaux et ne s’aventura jamais en profondeur. Chez les Elfes, Tan n’avait jamais été un chasseur. Riv fit de lui un excellent pêcheur, et lui fabriqua un harpon de corail poli, rosé et irisé, avec cette étonnante patience et cette efficacité indéniable dont font preuve les Morganès pour les travaux manuels. Les amants se savaient recherchés, sous Mer et sur terre, mais le peuple de Riv n’aimait guère cet endroit de la côte où les courants étaient violents et exposés aux tempêtes, et n’auraient jamais pensé qu’elle s’y aille établir. Quant aux Elfes, ils craignaient trop la Mer pour explorer une partie de la côte plus exposée et rebelle que la très protégée baie orientale de l’île, où se trouvait le Palais de Corail. De plus, chaque camp s’était fourré dans la tête que l’adversaire protégeait les traîtres et ils s’attaquaient mutuellement avec une telle violence et une telle assiduité qu’ils ne cherchaient guère ailleurs. Les Morganès au demeurant, privées de leurs deux meilleures Chevaucheuses de Loup après la trahison de Riv et la mort de Plyo, recevaient plus d’attaques qu’elles n’en tentaient, et les Naufrageuses suppléèrent peu à peu aux Chevaucheuses en tant que corps guerrier le plus important sous la Mer.

Keroya, occupée par sa portée et par l’ordre de sa meute, raréfia ses visites. Elle dut se battre à deux reprises contre une jeune Louve qui convoitait sa place d’Alpha et ne comprenait pas qu’elle n’avait aucune chance contre elle. Elle hurlait parfois à la Lune à l’intention de son amie, pour qu’elle sache qu’elle ne l’abandonnait ni ne l’oubliait. Riv entendait, comprenait, et n’aurait pas même songé à lui reprocher quoi que ce fût. De plus, la présence de Tan la comblait.

Leur petit visiteur leur portait les nouvelles des Citadelles, si bien que l’Elfe savait tout ou presque de ce qui s’y passait. Riv en revanche ne savait rien de ce que devenaient les siens, mais n’en parlait jamais pour ne pas peiner ou gêner Tan. Elle savait qu’il lui arrivait, certains soirs, d’avoir la nostalgie de ce passé heureux qu’Arkall lui rappelait à chacune de ses visites.

Puis vint un jour d’été très chaud où Arkall arriva plus tôt que de coutume, alors que Riv et Tan rentraient à peine de la pêche. Il était très excité, en dépit de son tempérament calme, et ne cessait de gesticuler et de babiller. Lorsque enfin il se reprit un peu, il parvint à expliquer à son parrain la raison de sa joie :
- C’est père, commença-t-il sans cesser d’agiter les jambes contre le rocher sur lequel il avait fini par s’asseoir. Ne t’avais-je pas promis de lui parler ? Eh bien, avec le temps, sa colère contre toi est tombée, et je suis parvenu à le convaincre que Riv et toi n’aviez rien fait de blâmable.
- Quoi ?
- C’est vrai, Tan ! Je te promets que c’est vrai ! Maintenant, il voudrait te revoir, toi et Riv aussi ! C’est formidable, non ?
- Arkall...
Tan hésitait. Il ne savait trop comment prendre une telle nouvelle. Anarzh, il le savait mieux que quiconque, était plutôt rancunier, et il se méfiait d’un tel revirement d’opinion. Cependant, le petit Elfe pouvait souvent être très persuasif, et il n’était pas impossible qu’il dise la vérité. Du moins Tan ne pouvait mettre en cause sa sincérité. Et il avait envie d’y croire. Au fond de son coeur, son amitié pour Anarzh ne s’était jamais totalement éteinte. Sans se l’avouer et surtout sans l’avouer à Riv, il aurait aimé revoir les Citadelles. Il était heureux avec elle, évidemment. Mais contrairement à elle, il souffrait de son bannissement car il ne parvenait pas à couper tous ses liens avec son peuple et à vivre sans honte. Il avait besoin, ou du moins envie de croire ce que disait Arkall. Il prit un long moment de réflexion, scruté par les grands yeux brillants de son filleul.
- Quand ?
- Père voulait dans trois jours, dit Arkall sur le ton d’une leçon bien apprise. Toi et Riv. Il te laisse le choix de l’endroit et sera seul, enfin, avec moi. Il voudrait la réponse aujourd’hui, si tu veux bien.
- Nous irons.
C’était Riv qui avait répondu. Arkall et Tan se tournèrent vers elle. Elle les regardait très sérieusement.
- Tu acceptes ?
- C’est important pour toi, Tan. Il faut que tu arrêtes de regretter ton passé parmi les Elfes. Ce n’est pas parce que tu ne me le montres pas que j’ignore que tu as la nostalgie des tiens. Alors nous irons rencontrer ton ami. Seulement, sache que je n’irai jamais aux Citadelles. Pardon, Arkall, mais je ne suis pas une Elfe, je n’y ai pas et n’y aurai jamais ma place. Mais je laisse le choix à ton parrain. Il a le droit de retourner là-bas s’il le souhaite.
- Trop tard, Riv, répliqua Tan en l’enlaçant. Il y a beau temps que je t’ai choisie, toi. Arkall, tu diras à Anarzh que nous l’attendrons dans trois jours, au crépuscule, au cap aux Cormorans. Mais je ne reviendrai pas.
- Je dirai, affirma Arkall qui avait recouvré son calme habituel.

Ils se séparèrent peu après avec chacun des sentiments mitigés et un goût amer dans la bouche. Le petit Elfe éprouvait à la fois la tristesse d’un cuisant échec et les restes de sa jubilation première, dont les enfants se départissent si difficilement. Il se trouvait naïf d’avoir pu croire que Tan reviendrait aux Citadelles, égoïste de n’avoir pas tenu compte de Riv, mais heureux de ce qu’il espérait comme une réconciliation imminente de son parrain et de son père. L’Elfe, envahi d’un soulagement intense, sentait s’écarter de sa poitrine l’étouffant poids du choix. Il était heureux, mais encore nostalgique de cette vie qu’il n’avait pas encore suffisamment quittée. Quant à la Morganès, elle avait un pincement au coeur. Elle avait cru mettre Tan au pied du mur en lui demandant de choisir, mais elle craignait, non un revirement de sa part, mais quelque piège invisible. Elle avait un mauvais, un très mauvais pressentiment, qui l’obsédait tellement qu’elle sursauta lorsque Tan lui demanda, une fois dans la grotte :
- Riv, dis-moi... Si j’avais voulu retourner aux Citadelles, qu’aurais-tu fait ?
- Je t’aurais tué.
Il croisa son regard. Elle était parfaitement sérieuse.
- Suis-je donc ton prisonnier ? reprit-il avec ce sourire charmant qui lui avait valu de faire tomber tant de coeurs aux Citadelles.
- Exactement, répondit-elle d’un ton mi-figue mi-raisin, et je ne te libérerai qu’à ma mort, messire l’immortel !
- Non, Riv, dit l’Elfe avec une grande sincérité. Ne me la rends jamais ! Même si je devrais demeurer sur cette terre lorsque tu partiras !
Ce fut le tour de la Morganès de sourire. Tan, s’il l’avait pu, aurait gravé son sourire dans le granit de la grotte pour l’y conserver éternellement. Uniquement parce qu’il aimait ce sourire.


Nous étions amis.

Le jour dit, Tan monta au cap des Cormorans. Riv devait l’y rejoindre après sa chasse : elle était allée au large car elle avait senti un banc de barracudas, un poisson dont elle aimait particulièrement la chair (crue). Lorsque l’Elfe arriva, la pointe était déserte, aussi choisit-il un rocher pour s’asseoir et attendit. Puis il vit deux silhouettes se détacher de l’ombre du sous bois à la lisière des arbres, une grande qui marchait lentement sans le moindre souci de discrétion et une petite qui trottinait silencieusement à ses côtés. Le père et le fils. Tan se leva, grave et tendu.

Les deux autres Elfes le rejoignirent bientôt. Il salua Anarzh comme il aurait salué un frère aîné avec lequel il se serait disputé, en baissant la tête et le regard, avec respect mais sans paraître regretter quoi que ce fût, et esquissa un sourire un peu crispé à l’intention d’Arkall, qui tenait, nota-t-il, la main gantée de cuir de son père. Le Prince avait un visage fatigué, vieilli, amer. Il était plus pâle que dans le souvenir de Tan, bien que les Elfes aient la peau si blanche qu’il nous est difficile de les imaginer plus pâles qu’ils ne le sont d’ordinaire. Il avait les sourcils légèrement froncés, arborant sa mimique de contrariété que Tan lui connaissait si bien dans des jours plus faciles. Anarzh laissa planer entre eux un long blanc avant de le saluer à son tour, nerveusement, avec une pointe d’ironie dans la voix. Il devait avoir le sentiment de se trahir lui-même.
- Asseyons-nous, demanda-t-il.
Ils s’exécutèrent non sans quelque soulagement. Anarzh savait que c’était à lui de prendre la parole le premier, mais il prit son temps pour choisir ses mots, car il doutait d’avoir droit à l’erreur.
- Tu as changé, finit-il par lâcher. Je n’ai pas l’impression d’avoir en face de moi celui qui fut mon ami.
- Parce que ton ami n’aurait pas quitté son poste de général des Archers aux Citadelles pour suivre une femme, qui plus est une ennemie, c’est cela ? compléta Tan, prononçant les mots qui étaient restés dans la tête du Prince.
- C’est vrai.
- Me considèrestu comme un traître, Anarzh ?
- Et comment devrais-je te considérer, sinon comme un traître ?
Tan ne répondit pas.
- Comme mon parrain, lança Arkall. Les deux adultes se tournèrent vers lui. Il les observait de ses grands yeux bleus trop clairs et trop calmes de gamin. Ils se sentaient mal à l’aise face à lui. Il était désormais le lien qui les unissait.
- Arkall, retourne sous les arbres.
- Mais je n’ai pas salué Riv, père ! se récria l’enfant.
- Nous t’appellerons lorsqu’elle arrivera, dit Tan.
- D’accord, alors.
L’enfant s’éloigna, silencieux, en direction de la forêt. Ils le regardèrent s’éloigner avant de se faire face à nouveau.
- Arkall est mon fils, Tan. Pourtant je crois qu’il t’aime plus que moi.
- Tu te fais des idées. Il parle toujours de toi avec un très grand respect.
- Mais il parle de toi avec admiration. Tu es son héros.
- Aurais-tu aimé l’être à ma place ?
- Peut-être. Mais après tout, quelle importance ? Dis-moi, quand viendra-t-elle ?
- Je ne sais trop, mais elle ne devrait plus tarder. Elle est belle, tu sais. Et puis... Elle attend un enfant.
- Un enfant ? Elle t’a trompée et tu t’obstines à rester avec elle ?
- Non, Anarzh. C’est notre enfant. Je vais être père. Comme toi. Est-ce que tu comprends ça ? Je ressens pour Riv ce que tu ressens pour Elvaë.
- Elvaë est une Elfe, noble, belle et de haute lignée, pas une de ces... créatures ! répliqua Anarzh d’une voix vibrante. Alors fais-moi le plaisir de ne plus jamais, jamais les comparer, compris ? Tu avais toutes les filles des Citadelles à tes pieds, Tan. Tu n’avais qu’à choisir l’une d’elles ! Sais-tu seulement à combien des nôtres ta petite excentricité a coûté la vie ? Les as-tu vus, tous, tomber sous les coups de ces monstres bleus ? Leur as-tu hurlé de poursuivre cent combats perdus d’avance, as-tu été annoncer leur mort à leur famille ?
- Je l’ai fait lorsque j’étais Général des Archers. Et c’était alors à moi de remplir ce rôle dont tu t’es longtemps jugé indigne.
- Non, Tan. La guerre a changé depuis que tu es parti. Autrefois nous nous battions pour le bonheur des Citadelles, pour que notre peuple vive en paix sans avoir à craindre les Morganès.
- Ya, c’est pour cela que je me suis battu pendant longtemps.
- Ce n’est plus ainsi aujourd’hui. Nous nous battons parce que tu nous as trahis.
- Quoi ?
- Toi et elle, vous auriez avoué votre amour au lieu de tuer les vôtres, vous seriez peut-être parvenus à établir, en votre nom, la paix entre nos peuples. Mais il a fallu que vous vous cachiez, que vous mentiez, que vous fassiez comme si personne ne pouvait vous comprendre. Arkall l’a bien fait, lui ! Nous aurions pu, si vous aviez eu assez de courage pour assumer votre passion ! Mais vous avez préféré la lâcheté et le secret. Les Elfes sont déjà las depuis longtemps de cette maudite guerre, pourtant ils ne s’arrêteront plus. Ta trahison et ta lâcheté, Tan, leur ont donné de quoi se battre pour longtemps encore.
- Ni Riv ni moi n’avons voulu cela !
- Vous en êtes pourtant responsables. Et vous fuyez encore. Je t’estimais, Tan. Tu étais mon ami, mon confident et mon conseiller. Je t’ai donné tout ce que je pouvais, et je t’aurais donné plus encore si je l’avais pu ! Et tu m’avais juré que tu ne me trahirais jamais ! Toutes les fois où je t’ai envié ton succès auprès des filles, l’admiration que mon fils te portait, l’estime et l’affection que l’armée avait pour toi, je ne te les ai jamais fait ressentir, non ? N’étais-tu pas heureux, malgré tout, aux Citadelles ? Que pouvais-je faire de plus pour garder auprès de moi mon ami, mon seul ami et mon seul frère ? Dis-le-moi, Tan ! Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu trahi ?
Anarzh avait pleuré ces derniers mots. Tan s’approcha de lui.
- Anarzh...
- TAN !
Les deux Elfes se retournèrent en même temps. A quelques mètres, au bas des rochers, Riv se hissa hors des vagues. Tan s’avança pour aller la rejoindre, mais Anarzh se glissa entre eux et dégaina son épée.
- Bas-toi, dit-il à Tan.
L’Elfe aux cheveux rouges recula, surpris. Mais le Prince tira de sa poche une paire de gants de cuir que Tan reconnut pour sa paire de rechange, et les lui lança.
- Parce que tu étais mon ami. Sinon je t’aurais déjà abattu comme un chien.

Il observa son adversaire boucler les sangles, le cuir crisser légèrement contre l’acier. Enfin Tan se mit en garde. Ce fut Anarzh qui engagea la première passe. Arkall, depuis les arbres, cria son incompréhension. Riv recula vers les vagues. L’échange était aussi violent, mais très différent des combats que Tan avait déjà livrés contre elle, ou même contre Anarzh par le passé. Chacun des coups de son adversaire, en fait de viser à déstabiliser, à parer ou à blesser, cherchaient à tuer. Le Prince visait les points faibles, ne laissant jamais à Tan une seconde pour découvrir sa garde et le harcelait de coups. Or ils le savaient tous la défense avait toujours été le point faible de Tan, car des coups trop nombreux et trop violents finiraient tôt ou tard par lui briser les métacarpes, lui ôtant tout moyen de combattre.


Prendre et donner

Tan et Anarzh combattirent longtemps, l’un ployant et reculant sans cesse face aux coups d’estoc et de taille de l’autre. Ils étaient si concentrés qu’aucun d’eux n’avait remarqué qu’Arkall avait quitté le couvert des arbres et s’approchait d’eux, aussi rapide que silencieux.

Soudain, alors que le Prince avait acculé Tan là où les rochers descendaient abruptement vers la Mer, celui-ci réussit à bloquer sa lame. En une fraction de seconde, il ouvrit la garde de son adversaire en détournant l’épée. Puis tout alla si vite qu’à l’exception de Riv personne ne comprit réellement ce qui se passait. Il y eut le poing de Tan qui se banda brutalement et jaillit vers le bras d’Anarzh, Arkall qui se jetait entre ce poing et son père, le Prince écartant vivement son fils d’un revers de ce bras même que visait Tan.

Comme au ralenti, Arkall se vit tomber, et l’instant d’après les pointes d’acier de Tan s’enfonçaient, non dans le bras mais dans la poitrine de son père.
- PERE !

Le petit Elfe se redressa et se rua vers Anarzh. Tan, choqué, incrédule, fixait bouche bée son poing sanglant, toujours enfoncé dans la poitrine de son ami. Il finit par tirer en arrière et l’en ôter. Le Prince leva les yeux vers l’Elfe aux cheveux rouges.
- Je ne suis pas bête à ce point, Tan, articula-t-il en portant à sa bouche un sifflet qu’il avait jusqu’alors porté en collier.

Il siffla trois fois. Trois flèches fusèrent dans les airs et avant que Tan ait compris ce qui se passait, il en avait cinq plantées dans les jambes et le torse. Il ne cria pas tout de suite, mais lorsqu’il le fit pendant une seconde tout se figea. Ce n’était pas un cri, mais deux. Le sien et celui de Riv.

Tan s’écroula à côté d’Anarzh. Leurs sangs de blessés se mêlèrent. Pourtant aucun des deux n’était mort : parce que les Elfes sont immortels, aucun Elfe ne peut en tuer un autre. Arkall, allongé entre son père et son parrain, pleurait en silence. Sept silhouettes sveltes se détachèrent de la ligne des arbres et s’élancèrent vers le cap. La Morganès plongea, contourna les rochers et émergea à nouveau le plus près qu’elle put de Tan. L’Elfe aux cheveux rouges se dressa vaguement sur un coude, comme s’il sentait sa présence.
- Riv... Vas-t’en et mets notre enfant au monde. S’il te plait.
- Quoi ?
- S’il te plait, vas-t’en et mets notre enfant au monde.
- Et toi, tu crois que je vais te laisser ici ?
- Riv ! Notre enfant doit vivre, moi je ne peux plus. Vite ! Les Elfes seront ici d’un instant à l’autre... Alors je t’en conjure, fuis, regagne la grotte et mets notre enfant au monde... S’il te plait, Riv...
- Tan !

Mais Arkall fit alors quelque chose dont il ne se serait jamais cru capable. Il bondit sur ses pieds, se précipita vers Riv et la poussa dans les vagues. La Morganès sentit le contact brutal de l’eau qui effaça soudain toute autre image que celle du bleu de la surface au-dessus d’elle, et n’entendit que le claquement de son propre corps contre les flots et le dernier cri de Tan : « Mets notre enfant au monde ! » Puis elle se laissa couler un long moment, comme ses branchies filtraient l’eau presque avec délice. Enfin elle se reprit, se retourna et nagea en direction de la grotte, assez profondément pour échapper à des yeux terriens trop inquisiteurs.

Elle se laissa échouer sur la roche, à quelques centimètres de la surface de l’eau, toujours calme ici car protégée par les hauts fonds, et laissa son regard s’y perdre. Elle ne pleura pas : les Morganès ne savent pas pleurer, elles ne savent que hurler de douleur. Et on ne hurle pas lorsqu’on est fugitif. Elle s’enferma donc dans une bulle de silence où résonnait, seul, le dernier cri de Tan. Mets notre enfant au monde.

Elle contempla son ventre déjà très visiblement arrondi par la grossesse. Cet enfant... Celui de Tan. Le sien. Le mettre au monde ? Sans lui, sans Tan ? Il lui sembla que tout cela n’avait aucun sens. Elle se sentait mourir. A quoi bon donner la vie à un enfant s’il n’a personne au monde ? Tan... Elle savait déjà ce qui allait advenir de lui : avant le lendemain soir, les Elfes lui infligeraient ce qui était tout à la fois leur dernier repos d’immortel et leur pire châtiment : le sommeil infini dans les Maisons Endormies. Que pouvait-elle faire ? Elle se savait trop affaiblie par sa grossesse pour être capable de chevaucher et de combattre avec Keroya jusqu’à la Onzième Citadelle, où s’élevaient sous un tertre couvert d’arbres les trois Maisons Endormies, sans compter qu’elle ne saurait dans laquelle il serait enfermé, ni si elle pourrait le réveiller. Elle quitta peu à peu sa colère ardente et se laissa envahir par un désespoir sourd et profond. Elle demeura longtemps immobile, au point qu’elle perdit toute notion de temps et d’espace. La tête lui tournait et elle sombra sans s’en rendre compte dans une transe, comme un sommeil sans repos, seulement troublé par un double battement de coeur. Tan lui avait confié une mission. Jusqu’ici elle n’avait fait que prendre des vies. Désormais elle devait en donner une.

Keroya se figea soudain, tous sens en alerte. Sylve la relaya comme poursuiveur, habitué à ce genre de réactions inattendues de son Alpha. D’autant qu’il savait ce que la Louve noire venait d’entendre. Au travers du vent d’Ouest retentissait un chant, le chant d’une harpe cordée de bronze.

Taliesin an Pennbarzh (1) était de retour.


La Princesse des Citadelles

Arkall fit volte face aussitôt après avoir poussé Riv à l’eau, rejoignit Anarzh et Tan qui gisaient toujours l’un à côté de l’autre. Il s’agenouilla devant eux et se figea. Il ne bougea pas davantage lorsque les sept archers s’emparèrent des corps inanimés de son père et de son parrain. Ils tentèrent de le relever pour l’emmener avec eux, mais il refusa d’un geste ferme et leur fit signe de partir. Ils s’exécutèrent non sans réticence. Il les laissa prendre de l’avance, puis se leva, marcha lentement jusqu’aux arbres et escalada un tronc de bouleau blanc pour rentrer aux Citadelles par un chemin qui, pensait-il, allégerait un peu son coeur.

Lorsqu’il arriva à la Dernière Citadelle, il apprit que son père, trop grièvement blessé pour espérer une guérison non dégradante, avait été porté aux Maisons Endormies, où il sommeillerait tant que dureraient les Citadelles. Tan avait été enfermé dans une cellule en attendant son jugement. Celui-ci serait rendu à l’aube par Elvaë, désormais et jusqu’à la majorité d’Arkall souveraine des Elfes. L’enfant alla trouver sa mère. Elle ne voulut pas le recevoir. Il se rendit alors à la cellule de son parrain, où il attendrit le garde pour qu’il le laisse voir le prisonnier, un stratagème qui ne lui était guère difficile avec son visage innocent. Il entra donc dans la geôle.

Tan était assis dans un coin, à même le sol, le visage caché par ses cheveux rouges, le front posé sur les genoux. Arkall lui fit face, en tailleur.
- M’en veux-tu ?
- A quoi bon ?
- Père a été mené aux Maisons.
- J’irai le rejoindre demain.
- Crois-tu que mère sera si sévère ?
- Si elle pouvait me tuer, elle le ferait. Quel dommage d’être immortel !
- Tan...
- Arkall, puis-je te demander une dernière promesse ?
- Ya, Tan.
- Notre enfant va naître et vivre. Un jour, peut-être, viendra-t-il ici. Tu seras peut-être Prince d’ici là. S’il t’en fait la demande, emmène-le voir mon corps endormi aux Maisons. Comme tu le ferais pour n’importe quel Elfe désireux de voir un parent endormi.
- Je te le jure.
- Tu es plus vieux que le nombre de tes années, Arkall. N’oublie pas d’être un enfant.
- J’essaierai.
- J’aurais aimé voir mon enfant, tu sais. Mais j’aimerais plus encore qu’il te ressemble. Maintenant, s’il te plaît, va-t’en.
- Relève d’abord la tête. Je voudrais seulement... Revoir ton visage.

Au prix, sembla-t-il à Arkall, d’un grand effort Tan arracha son front à ses genoux et rejeta ses cheveux rouge flamme en arrière. L’enfant et l’adulte se contemplèrent longuement, puis l’Elfe laissa mollement retomber sa tête dans sa position initiale. Alors le petit garçon se leva et sortit, sans se retourner, sans un geste d’adieu. Tan et lui ne devaient jamais se revoir. Il remercia le garde qui lui avait ouvert, fit mine de regagner sa chambre.

Il prit le temps de se laver entièrement, de changer de vêtements, de bottes et de nettoyer son petit poignard qu’il sangla soigneusement à son ceinturon, puis de se coiffer et d’attacher en queue de cheval ses cheveux noirs. Il n’avait évidemment pas l’âge d’avoir un arc, mais il n’en avait cure, et en guise d’arme de jet tailla dans un bout de cuir un semblant de fronde. Enfin, il ouvrit sa fenêtre, et en prenant garde de passer inaperçu sauta vers l’arbre voisin. En une demi-heure il avait quitté les Citadelles. L’agitation des Elfes après la perte de leur Prince les avait rendus inattentifs. Mais Arkall, lui, entendait le chant de la harpe qui fusait au travers du vent.

Du Beau Peuple, deux autres seulement le perçurent : Elvaë, qui refusa jusqu’à l’aube de voir qui que ce fût, et Tan, qui du fond de sa cellule ne pouvait qu’écouter les murmures du dehors. Longtemps, le garde qui en avait la charge devait se demander pourquoi, chaque fois qu’un coup de vent secouait les branches de l’arbre de la prison, l’Elfe aux cheveux roux soupirait doucement et laissait sur son visage meurtri couler les larmes qu’il retenait un instant plus tôt.

Lorsque à l’Est enfin les diamants désormais laiteux des étoiles cédèrent la scène céleste au pâle rose de l’aube, Elvaë sortit de ses appartements. Elle rendit un jugement sans surprise. Tan était condamné aux Maisons Endormies. Elle ordonna la préparation immédiate de l’exécution. Puis elle-même monta à la prison et fit ouvrir pour elle la geôle du condamné. Tan n’avait pas bougé de la position dans laquelle Arkall l’avait vu quelques heures plus tôt. La Princesse Elfe avança droit sur lui et lui tira les cheveux en arrière pour l’obliger à la regarder en face.
- As-tu une dernière volonté ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle voulait glaciale, mais qui vibra de rage et manqua de se briser.
- Ya. Je veux être endormi aux côtés d’Anarzh.
Elvaë lâcha ses cheveux et le gifla si violement que sa tête heurta le mur, rouvrant une blessure au front qui stria son visage d’un mince filet de sang.
- Insolent jusqu’au bout ! Tu as de la chance que je n’aie pas le pouvoir de refuser ta demande.
Elle se retourna, alla jusqu’à la porte, l’ouvrit, se ravisa soudain et fit volte face.
- Si tu aimes cette Morganès autant qu’Anarzh m’aimait, et si elle t’aime autant que j’aimais mon époux, Tan, alors j’ai pitié d’elle, et je ne lui aurais jamais souhaité une telle souffrance en dépit de toute mon aversion pour elle. Elle est mortelle et toi non. Vous ne vous reverrez jamais, car tu seras piégé dans ton rêve lorsqu’elle quittera ce monde pour toujours.

Tan la regarda sortir d’un oeil vide, déjà vitreux, et aussitôt deux soldats entrèrent et lui lièrent les mains pour l’emmener aux Maisons Endormies.

Selon la coutume, l’Elfe aux cheveux rouges fut tout d’abord entièrement dévêtu, puis mené par les onze premières Citadelles de manière à ce que tout le Beau Peuple assistât à son châtiment. La Dernière se devait d’être épargnée, car elle était demeure des Princes. Il y eut des cris de haine, surtout de la part des femmes Elfes et des Erudits, mais aussi des larmes et des murmures de douleur parmi les soldats, surtout les Archers dont Tan avait longtemps eu le commandement. Les cinq gardes qui formaient l’escorte fermaient presque les yeux pour ne pas voir leur général ainsi humilié. Mais Tan ne se rendait plus compte de rien, et plusieurs fois sur le chemin on l’entendit ne chuchoter qu’un mot, comme pour lui-même, ou plutôt comme s’il appelait quelque esprit des arbres ou une autre créature invisible. Ce mot, seuls les gardes de l’escorte le saisirent, sans en comprendre le sens. Pourquoi murmurer « froid » ? Il ne tremblait pas pourtant ! Au contraire même, il suait. Puis, lorsque enfin ils parvinrent au seuil des Maisons Endormies, les deux Gardiens s’avancèrent et le firent pénétrer dans l’Antichambre. Là ils répandirent le gaz qui le plongerait pour l’éternité dans le sommeil.

Ils enfilèrent leurs masques immunisants, le rejoignirent, et une fois qu’ils furent certains qu’il dormait, lui délièrent les mains et l’emportèrent pour le coucher auprès de son premier et plus cher ami, Anarzh Prince des Citadelles.


N.d.A.

(1) : Taliesin signifie « front brillant » (gallois) et Pennbarzh signifie « seigneur des Bardes » (breton). C’était le titre donné aux plus grands bardes celtes.

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Publication : 12 août 2006
Dernière modification : 08 avril 2007


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1.Première Partie : La Haine
2.Seconde Partie : Entre tes mains  
3.Troisième Partie : La Trahison
4.Quatrième Partie : Avant la tempête
5.Cinquième Partie : Les Roses bleues fleurissent en Janvier  
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