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Troisième Partie : La Trahison

La nuit de la Grève Rouge

Meo n’en croyait pas ses yeux. Tout son être se refusait à prêter le moindre crédit à la scène à laquelle il assistait depuis le rocher derrière lequel il s’était caché avec ses deux amis. Pourtant, même à cette distance et en dépit de son jeune âge il ne pouvait se tromper : cet amant avec lequel Riv avait rendez-vous, c’était un Elfe ! Elle aimait un ennemi, elle la guerrière, elle qui voulait il y a quelques mois massacrer tout le Beau Peuple !
- C’est pas possible ! siffla l’un de ses compagnons.
Meo pensait la même chose.
- C’est pas possible, répéta-t-il. Je veux savoir ! Je vais lui demander !
Et le petit Morganès s’élança droit vers la grève.
- Meo, attends !
Mais l’enfant avait déjà atteint le rivage.
- Riv !
Tan et Riv se redressèrent brusquement. Il recula, mais elle se jeta sur le petit, tira son couteau de corail de sa ceinture et le lui appuya sans hésiter sur la gorge, l’immobilisant contre le fond sableux avant qu’il ait seulement atteint la plage.
- Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle d’une voix si glaciale que l’enfant déjà terrifié fondit en larmes.
- Je... Je t’ai suivi, avoua-t-il.
- Tu es seul ?
- Ya !
- Si tu dis quoi que ce soit à quiconque ou si tu tentes encore une fois, une seule fois, de m’espionner, tu es mort. C’est compris ?
- Ya !
- Vas-t’en avant que je ne t’enfonce ça dans la gorge ! Et débrouille-toi pour ne pas croiser mon chemin de sitôt ! Je serais trop tentée de me raviser.
Elle le lâcha presque à regret, et l’enfant déguerpit en tremblant de tous ses membres. Mais ses amis, qui n’avaient rien saisi du dialogue, s’empressèrent de s’approcher pour le soutenir. Tan les vit.
- Riv !
- Attends-moi !
Elle plongea dans l’eau et en quelques secondes à peine elle était sur eux, le couteau à la main. Un instant plus tard la Mer se teintait de rouge. Riv revint auprès de Tan et se lova dans ses bras.
- Tu les as...
- Ya. Il n’avait qu’à pas mentir. Ils étaient trois.
- Personne ne va te soupçonner ?
- Non. On accusera les tiens.
Tan dévisagea Riv. Il avait presque oublié qui était la Morganès. Et voici que soudain, sous la jeune fille il retrouvait la guerrière.
- Me trouves-tu ignoble ?
- Non.
- Moi si. J’ai tué trois des enfants de mon peuple, trois enfants avec qui j’avais joué et partagé des secrets sous l’Océan. C’est pour l’un d’eux que j’ai pénétré, cette fameuse nuit, à la Dernière Citadelle. Et maintenant, je l’ai tué. Je me dégoûte, Tan, je suis à la fois une meurtrière, une menteuse et une traîtresse. Et pourtant je suis heureuse. Car c’est pour toi que je les ai tués. Peut-être suis-je un de ces monstres sanguinaires, sans peur et sans loi, tels que nous décrivent les tiens.
- Riv... Je ne veux plus jamais t’entendre proférer de telles horreurs ! Crois-tu vraiment ce que tu dis ? Toi, un monstre ? Les Elfes ne savent rien des Morganès, et c’est réciproque ! Si toi tu es un monstre, alors tous les anges du ciel en sont ! Je ne veux pas que quiconque se mette entre toi et moi.
- A Avallac’h, il y aura toujours nos deux peuples entre nous.
- Justement. Riv, si je quittais Avallac’h, me suivrais-tu ?
- Comment veux-tu traverser la Mer ? Tu ne sais pas nager, et les Elfes ne sont pas des marins !
- Il y a un autre moyen de traverser ! Il y a l’Irvi d’Eon !
- Mais il n’y a que Taliesin qui puisse appeler l’Irvi, et personne ne sait jamais ni où il est, ni quand il se décidera à reparaître !
- C’est vrai. Mais si nous parvenons à nous cacher jusqu’à son retour, Riv, et que nous parvenons à le convaincre d’appeler l’Irvi pour nous, alors nous pourrons quitter l’Ile et la guerre, nous n’aurons plus à combattre et... Et tu pourras mettre notre enfant au monde loin de la haine. Je ne veux pas qu’il soit haï avant même de naître, et il le sera si nous restons ici.
- Tan... nous ne savons rien de ce qu’il y a là-bas !
- Si ! Il y a d’autres terres, tu sais. Des continents entiers ! Et quand bien même ils seraient peuplés, ils sont assez vastes pour nous abriter et nous cacher à tous les regards. J’ai étudié les rares cartes des côtes les plus proches, il y a quantité de criques où ne vivent que les phoques et les goélands. Si nous restons ici, un jour ou l’autre nous serons découverts et je ne donne alors pas cher de notre peau...
Tan se tut, serra plus fort Riv contre lui. Elle baignait encore dans l’eau qui rougissait à chaque vague.
- Je te suivrai, murmura-t-elle si faiblement que l’Elfe douta un instant de l’avoir entendue. Mais elle lui sourit, et il comprit que ses oreilles ne l’avaient pas trompé.


Choisir

Le lendemain matin, deux chasseurs Morganès découvraient les trois petits corps sur la Grève Rouge, où la marée montante les avait finalement déposés. Ils trouvèrent également nombre de traces de pas d’Elfes, si embrouillés qu’il était impossible de déceler le nombre de ceux qui les avaient laissés, ainsi qu’une seule et unique piste de loup, plus fraîche. Ils rapportèrent la nouvelle au Palais de Corail. Sous la Mer il y eut deuil et silence trois jours durant. Puis, un grondement monta. Le grondement sourd d’un orage qui se prépare.

Ce jour-là, Riv vint retrouver Keroya, qui avait recouvré ses forces après la mise bas. Elle s’attendait à de joyeuses retrouvailles, comme il en avait toujours été entre elles après une séparation quelconque, si brève qu’elle fût. Elle se trompait lourdement. D’abord la Louve arriva en retard, ce qui n’alarma pas son amie outre mesure car elle n’était ponctuelle que lors des combats, puis elle marqua un long temps d’arrêt à mi-plage avant de se décider, un peu comme à contrecoeur, à rejoindre Riv jusqu’à l’eau. La Morganès passa ses longs bras autour du cou de la Louve, mais une fois encore elle y demeura insensible, au lieu de courber l’échine et de gronder doucement comme d’ordinaire. Elle le nota aussitôt.
- Quelque chose ne va pas, Keroya ?
- N’est-ce pas plutôt à moi de te poser la question, Riv ?
- Que.. Qu’est-ce que tu...
- Insinue ? l’interrompit froidement la Louve noire. Mais que tu as tué, il y a quatre nuits de cela, trois enfants des tiens, et que si cela a échappé à d’autres, ça ne m’a pas échappé, à moi.
- Quoi ?
- Riv, tu es la seule personne qui a l’habitude de tuer en insérant la lame perpendiculairement entre deux côtes pour perforer le coeur. C’est la forme effilée de tes sabres qui te le permet, quand la plupart des armes sont trop larges pour cela. Au demeurant, lorsque tu les a tués, tu n’avais pas tes sabres...
- Et tu as vu les corps, c’est cela ?
- Ya.
- Bien. Quelque part, c’est mieux ainsi.
Et Riv expliqua à son amie ce qui s’était passé. Elle parla également de la proposition de Tan. Keroya l’écouta sans mot dire, impassible, et lorsqu’elle eut achevé, demanda :
- L’aimes-tu ?
- Plus que tu ne le crois.
- Je ne dirai rien. Et si Taliesin revient à Avallac’h, je l’appellerai pour vous. Mais il peut s’écouler des années avant qu’il ne soit de retour...
Riv ne répondit pas, elle ne le savait que trop. De plus, un doute immense la tenaillait.
- Keroya, suis-je... T’ai-je trahie ?
- Non. Pourquoi ? Je ne suis pas une Morganès ! Cette guerre, je la fais parce que tu es mon amie, parce qu’au combat tu as besoin de moi et parce que j’aime côtoyer la mort et le danger, pas parce que j’ai envers les Elfes une quelconque rancune. Je tue des Elfes, eh bien ! Je pourrais aussi bien tuer des Humains. Tu es libre d’aimer qui tu veux, d’appartenir au camp que tu veux, ou à aucun si cela te convient mieux. Et libre de partir.

Riv était au bord des larmes. Peu lui importait l’avis des Morganès, elle le connaissait déjà. Mais si Keroya l’avait condamnée, elle l’aurait prit mille fois plus à coeur, et se serait sans doute haïe.

Or, la Louve la laissait libre, libre de choisir sans être jugée.
- Seulement, si un jour tu quittes Avallac’h, Riv... Pense à me dire adieu.
Cette fois, Riv éclata en sanglots et enlaça l’encolure digne de Keroya. Un instant plus tard elle était redevenue grave et impassible, et se redressait avec toute sa noblesse coutumière. Débarrassée de ses moindres doutes, elle était Riv la guerrière.
Soudain, une Morganès à peine plus âgée que Riv émergea à ses côtés.
- Riv ! la Matriarche m’envoie te chercher. Elle veut que tu mènes l’assaut contre les Citadelles pour venger les enfants.
- Pourquoi ne t’en confie-t-elle pas le commandement, Plyo ? Voici des mois que tu mènes l’assaut ! Tu es aussi capable que moi !
- Je suis du même avis, répliqua Plyo avec un sourire jaloux, mais apparemment et en dépit de tes refus réguliers depuis six mois de reprendre le combat, elle semble y tenir tout particulièrement. Ce serait mal venu de ta part de refuser de venger Meo. Il t’admirait tellement !
- Bien... Dis à la Matriarche que j’irai. Quinze chevaucheurs de Loups, ici, au zénith. Dont toi, Plyo. J’ai besoin de quelqu’un pour le flanc gauche, nous attaquerons en faucille.
- Parfait, répondit l’autre d’un ton qui disait le contraire.
Plyo salua et s’évanouit sous les vagues. Riv se trouva à nouveau seule avec Keroya.
- Pourquoi as-tu accepté ?
- Pour éviter les soupçons. Je dois tenir jusqu’à l’arrivée de Taliesin.
- Pourquoi ne pas leur dire ?
- A qui ? Aux Morganès ? Aux Elfes ? Le soir où il nous a découvert, Meo nous aurait tué s’il l’avait pu. Ils réagiraient tous comme lui. Regarde Plyo. Elle croit que je lui usurpe sa place de meneuse. Les Morganès considèrent les Elfes comme des monstres, des nuisibles, et de ce que m’a dit Tan c’est réciproque. Alors, crois-tu vraiment qu’ils accepteraient ? Non, Keroya. Non, je ne peux pas leur dire. Et puis... Et puis, je les déteste de leur ignorance.
- Dont tu n’as pas même essayé de les sortir.
- Parce que je sais qu’ils refuseront d’en sortir.
- Oh, après tout, tu fais ce que tu veux...

Elles se séparèrent en se donnant rendez-vous au zénith pour le combat, et Riv reprit la route du Palais de Corail, où elle avait laissé ses sabres. Elle ne pouvait plus reculer, et ne disposait d’aucun moyen pour prévenir Tan.

Sylve trottait dans le sous-bois sombre. Il approchait des Citadelles. Une nouvelle fois, le message de Keroya résonna dans le val. Il l’avait parfaitement entendu, et s’arrêta pour lui répondre. Il rejeta la tête en arrière pour lancer un long hurlement modulé qui fit écho à celui de la Louve, puis repartit au petit galop. La Dernière Citadelle, un Elfe aux cheveux rouges. Le ton de Keroya annonçait quelque chose de grave, et le Loup n’était guère tranquille. Il ne tarda pas à atteindre la Douzième Citadelle, sans encombre puisque seul il n’était aux yeux des Elfes qu’un Loup qui chasse et non un ennemi. Il commença à fureter de ça de là, aux aguets. Presque tous les Elfes qu’il voyait portaient des chevelures blondes, plus rarement noires ou argentées. Enfin, il découvrit Tan, qui jouait à se battre avec Arkall. Il s’approcha, l’Elfe le vit, demanda une pause à son jeune adversaire. Sylve jeta un oeil méfiant à l’enfant qui ne s’en allait pas, mais Tan lui signifia d’un signe qu’il pouvait rester là sans risque. Le Loup s’assit donc et délivra son message à la manière des siens, soit de la manière la plus brève et la plus claire possible. Au zénith, une attaque des Citadelles par les Morganès. Riv obligée de mener l’assaut pour ne pas être soupçonnée. Elle mènera l’attaque sur le flanc droit. Elle t’aime.
Déjà, Sylve se levait et s’apprêtait à reprendre sa course, lorsque Tan l’arrêta.
- Merci. dit-il simplement.
Puis il laissa le Loup partir. Arkall s’approcha de son parrain.
- Dis, va-t-il vraiment y avoir une attaque ?
- Oui, Arkall. Un Loup ne ment jamais.
- Ne devons-nous pas les prévenir, alors ?
- Non. Ils ne nous croiraient pas. Aucun Elfe ne devrait recevoir un message d’un Loup. Surtout pas de l’Alpha de la Meute du Nord.
- Pourquoi ? Il sont beaux. Et les Morganès sont belles aussi. Je les ai vu se battre. Elles nous ressemblent, tu ne trouves pas ?
- Si, Arkall mais... Il n’y a que nous qui le pensons. Demande à ta mère, à ton père, à n’importe qui ce qu’il pense des Morganès, il te répondra que ce sont des monstres sanguinaires.
- Mais ce n’est pas vrai, hein ? Il faut leur dire !
- Ils ne nous écouteront pas. Toi, ils te diront que tu n’en sais rien, que tu n’es qu’un enfant et moi... Ils me considéreront comme un traître.

Arkall leva ses grands yeux trop graves vers Tan. Il plissa la lèvre inférieure en une moue familière et hocha la tête. Puis ils se détournèrent et prirent le chemin de la maison d’Anarzh. Le zénith ? Une heure, à peine. Un de ces temps à la fois trop courts et trop longs, trop courts pour dire à ceux qu’on aime tout ce qu’on devrait leur dire, trop long pour que toutes les craintes que vous voudriez repousser au loin dans votre âme n’aient le temps de vous assaillir. Tan et son filleul restèrent un moment au pied de l’arbre avant de se décider à monter une à une les longues et souples marches qui tournoyaient autour du tronc. A mi-hauteur environ, ils croisèrent Anarzh, qui, lui, descendait pour rejoindre la Première Citadelle.
- Eh bien, vous en tirez, des têtes, vous deux ! Quelque chose ne va pas ?
- Si père, répondit Arkall avec son calme habituel, tout va bien.
- Bon... Arkall, mon grand, monte donc rejoindre ta mère, elle se demandait où tu étais encore passé. Tan, veux-tu bien descendre avec moi ? Je n’ai guère envie de faire seul le trajet jusqu’à la Première Citadelle.
Tan approuva d’un signe de tête, et immédiatement Arkall demanda la permission de se joindre à eux.
- Décidément, on ne vous décolle plus l’un de l’autre !!! Enfin, tu peux venir, mais tu me laisses Tan un moment, d’accord ?
- Promis ! dirent avec un bel ensemble le filleul et le parrain, et tous trois éclatèrent de rire. Ils firent volte-face et quelques instants plus tard, ils marchaient tous trois entre les arbres sombres des Citadelles.


Je ne voulais pas...

Le premier cri qui résonna dans le sous-bois les glaça sur place. Anarzh sursauta, Arkall s’agrippa à la main de Tan, lequel demeura pétrifié une demi-douzaine de secondes avant de pouvoir bouger. Celle qui avait lancé le cri de l’assaut, c’était Riv.
- Tan, ce n’est pas le moment de rêver ! le secoua Anarzh sans ménagement. Mets Arkall à l’abri dans les Citadelles Intérieures, enfile tes gants et rejoins-moi au plus vite ; je prends l’aile gauche, tu iras sur la droite en revenant. Vite !
Tan obéit par pur mécanisme, lorsque Anarzh agissait en prince il n’aurait même pas songé à le contester. Il prit la main d’Arkall alors que le Prince qui avait déjà tiré l’épée s’élançait vers la ligne d’arbres d’où surgissaient déjà, les Morganès, Riv et Keroya en tête. Mais le petit Elfe résista.
- Tan, je reste.
- Tu veux voir le combat, hein ? Bon. Monte au moins sur les plateformes. Je t’interdis de rester sur le sol, c’est là qu’est le danger. Tu regardes, mais d’en haut. D’accord ?
- Ya Tan. Mais je veux encore te voir te battre, comme il y a six mois.
- Allez, monte, vite ! Et pas un bruit, quoiqu’il arrive ! ordonna Tan en désignant l’arbre sans escaliers le plus proche, et aussitôt le petit y grimpa avec une vivacité digne du plus agile des écureuils.

Tan passa ses gants, les boucla, puis fit volte-face et se précipita sur l’aile droite, celle que menait Plyo. Avant de se jeter dans la mêlée, il hasarda rapidement un oeil du côté de Riv et d’Anarzh. Comme il l’avait prévu, le Prince avait engagé le fer avec la jeune Morganès. Tan ne put s’empêcher d’admirer le sens de l’observation d’Anarzh et sa sagacité d’analyse. Le Prince avait volontairement envoyé son ami sur le flanc où la Morganès ne combattait pas, pour éviter qu’il n’aie envie de la défier. Anarzh n’oubliait jamais le moindre détail, que ce fût pour gagner une victoire militaire ou une victoire politique. Mais Tan n’eut pas le loisir de s’attarder en éloges silencieuses sur son ami, car il fut assailli par une jeune Morganès, montée sur un grand Loup brun et armée d’une douzaine de bolas. Plyo.

Elle fit tournoyer deux bolas au-dessus de sa tête, et la corde d’algues lestée de trois galets siffla dans les airs. L’un partit, s’enroula comme un serpent autour du poignet de Tan. Il l’arracha violemment et se précipita vers elle. C’était sans compter l’autre bolas. Les fines cordelettes vert d’eau fusèrent à raz de terre et en un instant Tan s’écroulait sur le sol, les chevilles immobilisées. Plyo tira sa dague, prête à l’achever, mais l’Elfe roula sur lui-même et bloqua la lame de basalte avec ses pointes d’acier. Le visage de la Morganès se plia de rage, mais elle ne renonça pas pour autant. Elle dégagea sa dague et se battit avec elle comme avec une épée alors que le Loup qu’elle montait lacérait les jambes de Tan avec ses crocs. Privé de ses jambes et contraint de trouver sans elles ses appuis pour pouvoir riposter, il comprit brutalement les conditions dans lesquelles Riv l’avait affronté à la Dernière Citadelle. Il fut impressionné par la résistance dont elle avait fait preuve, car pour sa part il avait grand mal à offrir une véritable résistance à son adversaire, et s’il esquivait les coups les plus dangereux ceux qui l’atteignaient l’affaiblissaient de minute en minute car il perdait beaucoup de sang. Plyo semblait enragée. Ses coups étaient d’une précision redoutable, et si sa dague de basalte noir avait eu la portée des sabres de Riv Tan n’eût pas survécu plus de trente secondes. Mais l’Elfe se reprit plus vite que sa jeune adversaire ne l’avait escompté. Comme tous les lutteurs Elfes, il était très souple et parvint à se retourner au moment même où Plyo lui portait un nouveau coup. Elle croyait atteindre le flanc, mais Tan pivota vivement et leva les jambes en écartant du mieux qu’il put ses chevilles entravées. Il avait parfaitement calculé son coup, et la lame noire, frôlant ses talons, s’enfonça dans les cordes d’algues, les coupant comme du beurre. Avant que Plyo ai compris la ruse de l’Elfe, celui-ci était à nouveau totalement libre de ses mouvements, s’était redressé et brisait entre ses pointes d’acier la dague de basalte à deux pouces de la garde.

Elle le regarda alors comme si elle le voyait pour la première fois, et demeura une fraction de seconde statufiée. Mais presque immédiatement deux nouveaux triplets de bolas tournoyaient au-dessus de sa tête. L’un d’eux était d’ailleurs curieusement court. Tan, qui voyait pour la première fois de telles armes, n’y prêta guère attention. La jeune Morganès ne s’avouait pas vaincue, loin de là. En véritable Morganès, Plyo abandonnait difficilement quelque entreprise que ce fût. Mais Tan avait comprit son jeu, et il avait pour principe de ne jamais commettre deux fois la même erreur, aussi ne laissa-t-il aucune possibilité aux bolas pour s’accrocher, écartant résolument les membres. Il ignorait encore les multiples facettes des armes de la Morganès. En éloignant ses bras l’un de l’autre et aussi de son torse, pour éviter qu’elle lui immobilise un membre, il découvrait sa gorge. Lorsque le petit bolas partit, l’Elfe crut qu’elle visait son poignet droit, qu’il écarta vivement sans même penser qu’il baissait ainsi sa garde. Cette fois, les trois filins s’enroulèrent violement autour de son cou et les trois galets gris qui les lestaient heurtèrent sans ménagement la nuque de Tan, en dépit de sa longue chevelure. Il vacilla, à demi assommé et étranglé. S’effondra face contre terre. Plyo lui sauta dessus, armée cette fois d’un poignard de corail. L’Elfe n’attendait que cela. Il fit volte-face, et à l’instant où son adversaire allait lui enfoncer son couteau droit au coeur, il allongea le bras gauche, détourna la lame déséquilibrant ainsi la Morganès qui s’empala sans pouvoir réagir sur les pointes d’acier de son poing droit. Il avait frappé juste au-dessus du bassin, au niveau du foie. L’organe explosa sous le choc et l’acier. Les yeux de Plyo s’ouvrirent tant sous le coup de la douleur que Tan crut une seconde qu’ils allaient sortir de leurs orbites. Mais la jeune Morganès était déjà morte. Il l’écarta d’au-dessus de lui. Arracha les bolas qui lui enserraient la gorge. Le Loup que chevauchait Plyo un instant plus tôt l’observa sans bouger. Tan craignit qu’il ne lui prit l’envie de venger sa cavalière mais il n’en fit rien, et s’écarta des combats. Les Loups ne connaissent pas la vengeance.

Aussitôt qu’il eut reprit son souffle, l’Elfe s’élança vers l’aile droite. Keroya, Riv et Anarzh combattaient toujours, et il ne fallut pas deux foulées à Tan pour comprendre que le Prince ne tiendrait plus très longtemps. Il recula, décrivit un arc de cercle pour atteindre l’autre côté du champ de bataille sans avoir à engager le fer, espérant arriver à temps.

Anarzh était un excellent escrimeur, lorsqu’il affrontait des adversaires qui pratiquaient une escrime plus ou moins semblable à la sienne. Mais celle de Riv le déroutait complètement. Ses sabres étaient trop longs, ses enchaînements n’avaient aucun rythme qu’il pût saisir, elle n’utilisait aucune passe qui lui fût connue. Riv ne se battait pas, comme toujours elle dansait, et elle dansait dans l’eau et non dans l’air. Anarzh parait, reculait, tentait une feinte, mais ne pouvait l’atteindre. Un autre que lui, moins résistant ou moins déterminé, serait tombé bien plus tôt, cependant il n’était pas Prince des Elfes pour rien, et le sang d’une dynastie entière de vaillants guerriers coulait dans ses veines. S’il avait pu, comme Tan, avoir une allonge vraiment très différente de celle de Riv, il lui aurait vraiment donné du fil à retordre. Pour la première fois, il découvrait une autre manière de se battre, passionnante et meurtrière : la danse de Riv la Morganès. Et Keroya et elle, en symbiose, l’obligeaient lentement, mais implacablement, à reculer.

D’un coup, tout s’enchaîna très vite.

Une faille, presque imperceptible, dans la garde du Prince.

Keroya bondit vers Anarzh, alors que Riv le désarmait d’un revers de son sabre gauche et levait le droit haut au-dessus d’elle. Si elle l’abattait, le Prince était mort.

La lame bleue fusa dans l’air. Anarzh ne comprit pas tout de suite ce qui se passait, mais il fut brutalement poussé en arrière.

Lorsqu’il releva la tête une fraction de seconde plus tard, il vit Tan, debout entre lui et la Morganès, les bras grands ouverts pour bloquer les deux sabres. Puis il lui sembla entendre la voix de son ami qui suppliait :
- Pas lui, Riv, s’il te plaît...

Et le Prince des Elfes, comme tous les combattants présents ce jour-là, ne devait jamais effacer de sa mémoire cette image : Couvertes de sang, les deux longues lames bleues se dégager des pointes acérées, se poser sur le cou offert de Tan, puis ce jeune Elfe qui s’élançait derrière Riv, l’épée tirée, prêt à tuer. Le mouvement commun de Riv et de Tan, vers lui. Mais ce qui s’enfonça dans la poitrine sans protection du jeune guerrier, ce n’était pas le sabre de la Morganès. Tan se figea une seconde, puis retira son poing vers lui comme s’il avait peur de son propre geste. Une gerbe de sang lui éclaboussa le visage, aussi rouge que ses cheveux maculés de sueur et de sang.

Alors très lentement, Riv et Tan se tournèrent l’un vers l’autre, regardèrent autour d’eux et, sans un mot, comprirent.

Tous les yeux étaient fixés sur eux comme des aimants. Les combattants immobiles les observaient, incrédules. Riv décocha à la cantonade un regard foudroyant, prit ses deux sabres d’une seule main et posa l’autre sur l’épaule de Tan. Elle se pencha vers lui et ils s’embrassèrent. Anarzh, atterré, incapable d’accepter la scène qui se déroulait sous ses yeux, laissa une larme de rage couler le long de sa joue ensanglantée. Lorsque après un de ces temps si courts qui semblent durer une éternité son ami se tourna vers lui, il baissa les yeux, et d’un air mi-honteux, mi-heureux, dit doucement, mais résolument :
- Pardon, Anarzh.



Ecrire à Netra
© Netra



Publication : 12 août 2006
Dernière modification : 08 avril 2007


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Netra
1.Première Partie : La Haine
2.Seconde Partie : Entre tes mains  
3.Troisième Partie : La Trahison
4.Quatrième Partie : Avant la tempête
5.Cinquième Partie : Les Roses bleues fleurissent en Janvier  
Riv ha Tan, les dessins  




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