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Première Partie : La Haine

Le Jour de la Grève Rouge

Peut-être ne savez-vous pas, lecteur, ce qu’est une Morganès. Il y aurait sur le Peuple des Morgans bien des choses à dire, et si nous autres Humains n’en voyons plus que rarement, c’est que nous les avons oubliés. Ou bien nous en avons fait des légendes.

Les Morganès sont des créatures aquatiques. Jusqu’à la mi-buste, elles sont assez semblables aux Elfes, mais leur corps devient ensuite celui d’un dauphin et s’achève par une interminable queue de peau translucide, qui dessine de jolies arabesques lorsqu’elles nagent. Elles ne possèdent qu’une vague ébauche de nez, toujours dépourvu de narines, mais une paire de trois branchies de part et d’autre de la tête, juste sous les oreilles, et en fait de poumons c’est une poche imperméable qui occupe leur cage thoracique et leur tient à la fois lieu de ballast lorsqu’elles sont sous l’eau et de réserve d’oxygène lorsqu’elles s’aventurent sur terre. Leur peau varie selon les individus du bleu-vert clair au bleu gris pâle en passant par le bleu lagon, et les longs doigts de leurs mains fines sont palmés d’une membrane translucide semblable à leurs queues. Leurs cheveux, qu’ils portent toujours longs, et leurs yeux eux aussi prennent les couleurs les plus extravagantes à nos yeux de terrestres : noir abyssal et violine sombre, turquoise ou vert d’algue, parfois même brun varech et plus rarement gris perle. Les filles se distinguent des garçons par leur poitrine, et c’est là la seule différence (parfois fort ambiguë d’ailleurs) entre les deux sexes, car les Morganès mâles nous paraissent androgynes. Le Peuple des Vagues, comme les « terrestres » les appellent, est très fier. Leur société est basée sur le principe du matriarcat et du droit d’aînesse, bien qu’elles n’aient pas grand sens de la hiérarchie. Peuple jaloux de ses secrets, elles montaient peu à la surface, et ne s’aventuraient que très rarement sur terre, avant le Jour de la Grève Rouge.

Le Jour de la Grève Rouge devait rester à jamais dans la mémoire du Peuple des Vagues. Elles étaient trois ce matin-là, trois enfants Morganès un peu trop curieuses, un peu trop impétueuses. Des jumelles, Annya et Sannya, ainsi que leur tout jeune frère Meo. Tous trois étaient montés à la surface pour cueillir à leur grand-mère un bouquet d’algues brunes et d’anémones. Meo, qui n’avait jamais jusqu’alors quitté le récif, s’éloigna de ses soeurs pour s’approcher de la rive. Il voulait voir à quoi ressemblait la terre, et ne prit pas garde que la marée montante l’emportait lentement, mais inexorablement vers la plage. En sortant la tête de l’eau il découvrit des choses qu’il n’avait jamais vues et même jamais imaginées. Il s’approcha encore, sans faire attention à la profondeur de l’eau qui diminuait dangereusement au-dessous de lui. Il finit par poser ses mains palmées sur le fond sableux et à trotter ainsi vers la grève. Ce qui devait arriver arriva, Meo s’échoua. De la lisière de la forêt, il vit sept étranges créatures s’avancer, des créatures dotées de jambes, et dont la peau opaline était veinée de vert. Elles lui ressemblaient et pourtant elles étaient si différentes de lui qu’il les prit pour des monstres. C’était des Elfes, mais il ne le savait pas encore et devait l’ignorer pour toujours. Ceux-ci, aussi ignorants que lui, crurent qu’il s’agissait d’une sorte de bête sauvage.

Pendant ce temps, Annya et Sannya, inquiètes, cherchaient leur petit frère. Elles l’appelèrent à grands cris sous la Mer, puis comme il ne répondait pas, Sannya sortit la tête de l’eau et hurla à nouveau. Cette fois, Meo entendit, et répondit par un hurlement de terreur. Ses soeurs se précipitèrent vers la grève, mais le temps qu’elles y parviennent, les Elfes avaient encerclé et blessé l’enfant effaré, qui se défendait comme il pouvait, à coups de dents et de griffes. Ils s’apprêtaient à l’achever en dépit de sa résistance lorsque les jumelles, saisissant leurs poignards de corail, jaillirent des vagues et les attaquèrent sans hésiter, sans même réfléchir à la nature de leurs adversaires. A elles seules, elles mirent trois Elfes à terre et ouvrirent à leur frère une brèche vers la Mer en lui ordonnant de fuir. Meo obéit et roula sur lui-même pour regagner l’eau, mais un Elfe, surprenant sa manoeuvre, esquiva le poignard rosé d’Annya et lui enfonça sa dague entre les côtes jusqu’au coeur. L’enfant cria. Sa tête auréolée de longs cheveux d’argent humide retomba presque au ralentit sur le sable, inerte, et ses yeux vitreux restèrent rivés sur un Océan où il ne nagerait plus jamais. Pendant une fraction de seconde, chaque combattant se figea. Les jumelles sentirent des larmes exploser sur leur visage. Annya hurla, brandit son couteau de pierre et abattit sauvagement un Elfe qui se trouvait à sa portée. Mais Sannya ne réagissait plus, contemplant sans y croire le petit cadavre de son frère que déjà un peu d’écume venait lécher en silence. Un Elfe en profita pour la transpercer de part en part. Elle cracha une longue gerbe de sang, et, appelant sa soeur, s’écroula. Annya, blessée à mort, en larmes, parvint à esquiver ses derniers adversaires et à regagner la Mer, laissant derrière elle une traînée de sang et de larmes. Les Elfes, qui redoutaient les eaux, renoncèrent à la poursuivre. Les requins pour leur part, attirés par l’odeur du sang, la harcelèrent jusqu’aux portes du Palais de Corail, et l’auraient dévorée sans vergogne si elle n’avait été plus rapide qu’eux. Elle mourut vidée de son sang qui semblait suinter par tous les pores de sa peau, en décrivant péniblement leurs agresseurs à la Matriarche.

La vieille Morganès, dont on disait qu’elle savait répondre aux chants de Taliesin et connaissait bien des mystères sur la surface, identifia les meurtriers comme appartenant au Beau Peuple, qui se nomment eux-mêmes Elfes. Il n’en fallut guère plus. Les Morganès sont fières et n’admettent pas qu’on s’en prenne ainsi aux leurs. Les Elfes, peuple de terrestres, donc peuple lourd et bruyant à leurs yeux, ne pouvaient demeurer plus longtemps impunis. Pourtant un obstacle s’élevait entre elles et leur vengeance : elles ne pouvaient se déplacer sur terre autrement qu’en rampant. Leurs branchies en revanche étaient suffisamment étanches pour retenir l’eau dont elles avaient besoin pour survivre quelques heures à l’air. Elles firent alors appel au seul peuple terrestre qu’elles connaissaient, aimaient et respectaient, celui qui répondait à leurs appels nocturnes et dont le langage était aussi gracieux que le leur. Un peuple que le mépris que les Elfes leur témoignaient rendait prêt à la guerre. Les Loups devinrent les alliés des Morganès. Les Chevaux, ceux du Beau Peuple. Trois siècles de guerre et de massacres incessants allaient succéder au Jour de la Grève Rouge.


L’Elfe aux cheveux roux

Il naquit un très beau matin de printemps sous les hautes frondaisons des Forêts de la Nuit, en la maison de la lignée des Princes des Citadelles. Et parce qu’il était roux, ou plus exactement rouge, de cheveux (une teinte très peu fréquente pour les siens) son père le baptisa Tan, le Feu. Sa famille était apparentée aux Princes, et de père en fils les aînés se transmettaient la fonction de Premier Général des Archers, et ce titre était considéré comme le plus honorifique, hormis bien sûr celui de Prince. Tan cependant, et c’était là chose plus rare encore que sa chevelure rouge, n’était que le second : il avait un aîné, Wahl, que tous considéraient avant même qu’il n’atteigne l’âge adulte comme l’un des plus brillants des archers Elfes. Son éducation n’en fut pas pour autant négligée, et ses parents soucieux de son épanouissement demandèrent au Prince d’alors que leur second fils suive l’instruction dispensée au Dauphin, Anarzh (1), de cinq ans l’aîné de Tan. Les deux garçons grandirent donc ensemble, partageant tous les instants de leur vie, à tel point qu’aux yeux de Tan, Anarzh était son frère autant voire davantage que Wahl. De la guerre ils ne connurent longtemps que les échos lointains des armes aux portes des Citadelles, et tant qu’ils furent jeunes ils ne purent participer aux combats. Tan ne s’en montrait pas moins très doué pour le corps à corps et aucun Elfe de son âge n’égala bientôt plus Anarzh au maniement de l’épée.
- Tan, demanda un jour le Dauphin à son ami alors qu’ils se promenaient sous les arbres de la Dernière Citadelle, que feras-tu lorsque nous serons adultes ?
- Quelle question ! Et que veux-tu que je fasse ? J’irai me battre, comme mon père et comme mon frère. Je tuerai ces monstres de la Mer qui nous harcèlent sans cesse, et si je le peux je les massacrerai toutes jusqu’à la dernière !
- Et tu seras fidèle au peuple des Elfes ?
- Bien sûr. Jamais je ne trahirai les miens !
- Et moi, Tan, me trahirais-tu ?
- Toi ?
Tan hésita. Il réalisait soudain que leur cérémonie d’entrée dans l’âge adulte ne tarderait plus, et que bientôt le Prince abdiquerait en faveur d’Anarzh. Il lui devrait alors allégeance. Il comprenait à présent le sens des questions de son ami. Anarzh appréhendait son arrivée à la tête du Beau Peuple, et il se rassurait lui-même en demandant à Tan de telles preuves d’amitié. Le jeune Elfe sourit.
- Toi, Anarzh, tu es mon ami et tu seras bientôt mon suzerain. Jamais je ne pourrai te trahir.
Anarzh s’arrêta et prit Tan par les épaules, l’obligeant à le regarder en face.
- Tan, s’il te plaît, redis-le-moi.
- Jamais, Anarzh, sur mon honneur et sur ma vie, je ne te trahirai.
Le Dauphin sourit, et hocha la tête.
- Merci, Tan. Merci.
Mais Tan connaissait trop bien son ami pour ne pas se douter qu’il cachait autre chose : seul un secret qui ne voulait pas sortir pouvait lui faire ainsi perdre confiance en lui.
- Toi, le railla-t-il gentiment, tu es amoureux !
- Moi ? Pourquoi donc ? C’est toi, le rouquin, le pire tombeur du Beau Peuple, le favori de la moitié des jolies Elfes des Citadelles, qui dit cela ?
- Allez, dis, qui est-ce ? Dois-je le deviner ?
- Tan !
- Voyons... Ce n’est pas Muria, pas ton genre... Amry peut-être ? Non, trop bavarde. Attends, je vais trouver, je suis sûr que je brûle !
- Tan !
- Bien sûr ! Je sais ! C’est Elvaë (2) ! Elvaë, Elvaë !
Tan battit des mains en sautillant et en chantonnant : « Anarzh est amoureux d’Elvaë, Anarzh est amoureux d’Elvaë ! » Le Dauphin devint tout rouge. Le seul moyen qu’il trouva pour le faire taire fut de lui sauter dessus, une très mauvaise idée puisque Tan, bien meilleur lutteur, l’envoya au tapis d’une seule prise et les deux Elfes se retrouvèrent l’un sous l’autre, se chamaillant joyeusement, se traitant, l’un de tombeur et l’autre d’amoureux. Soudain, un cor résonna dans le sous-bois. Ils levèrent la tête, l’oreille dressée. Ils ne riaient plus, ne bougeaient plus. Finalement, Tan se releva et tendit la main à son ami.
- Ca vient des premières Citadelles, commenta le Dauphin en se redressant. Encore une attaque des Morganès.
- Elles sont de plus en plus fréquentes, ces temps-ci ! Crois-tu que ces monstres espèrent nous repousser ?
- Je n’en sais rien. Mais je doute qu’elles puissent pénétrer jusqu’à la Dernière Citadelle. Nous sommes trop loin de la Mer pour qu’elles puissent risquer un combat aussi avant dans la forêt.
- Wahl est de garde aujourd’hui, et père aussi. J’espère qu’il ne leur arrivera rien.
- Ils sont avec les archers, non ? Père dit que les Morganès ont peu d’armes de longue portée, c’est un avantage pour Wahl et ton père.
- Anarzh, s’il te plaît, rentrons. J’ai un mauvais pressentiment.
- Comme tu voudras.

Ils reprirent donc le chemin du retour, mais leur coeur était serré et toute trace d’innocence et de joie avait disparu de leur visage. Tan surtout semblait avoir vieilli. Ses traits fins s’étaient crispés, il gardait le silence et accélérait le pas. Anarzh le suivait, n’osant l’interroger, car les pressentiments de Tan étaient rarement sans fondement. Ils couraient presque en arrivant à la demeure princière. Aussitôt, la mère de Tan et la Princesse se précipitèrent vers eux en pleurant. Tan prit sa mère dans ses bras, mais ne dit rien. Il la berça tendrement contre lui en retenant ses larmes, jugeant inutile d’ajouter quoi que ce fût. Anarzh, en revanche, dut obliger la Princesse, sa mère, à lui répéter trois fois les mêmes mots avant de s’écrouler à ses pieds, incapable de pleurer, de bouger, de hurler, de penser seulement.

L’attaque des Morganès n’était pas une simple escarmouche, mais un véritable assaut.

Wahl, un poignard savamment lancé droit dans le coeur. Le père de Tan, blessé puis achevé par le piétinement des combattants. Le Prince, encerclé en défendant la Première Citadelle, puis décapité par une jeune Morganès armée de longs sabres, montée sur une louve noire.

Ce jour-là pour Anarzh et Tan, l’enfance venait de s’achever.


La Chevaucheuse de Loups

Ses cheveux étaient bleu abysse, un bleu sombre et glacé, ses yeux aussi et sa peau, bleu ciel d’hiver. En la voyant on se disait d’abord : qu’elle semble froide ! Puis : qu’elle est jolie ! Et de fait elle se nommait Riv, c’est-à-dire « froid » et de toutes les enfants Morganès elle était vraiment l’une des plus belles, même si le Peuple des Vagues, esthétiquement parlant, rivalisait sans peine avec le Beau Peuple. Parmi les siens, elle était aimée pour sa générosité. Elle servait de confidente à tous ceux qui cherchaient une oreille à qui parler, une épaule sur laquelle s’appuyer, même avec les Dauphins et les Loups. Riv était une Morganès, comprenez qu’elle était une guerrière. Contrairement aux Elfes, les Morganès ne considèrent pas que les femmes sont trop délicates ou trop fragiles pour combattre, puisque nous l’avons vu plus haut le dimorphisme sexuel est quasi inexistant chez ces êtres de la Mer. Sa meilleure amie, sa confidente, la soeur qu’elle n’avait pas, était Keroya, une jeune Louve de la Meute du Nord, connue pour sa robe noir violine. Toutes deux formaient au combat un couple parfait. Riv, chevauchant Keroya, n’était jamais tombée. A ce stade, la complicité s’était mue en symbiose, si bien que les Loups comme les Morganès les surnommaient affectueusement « les siamoises. » Bien étranges siamoises que la Louvette impassible voire soupe au lait et la jeune fille extravertie ! Elles ne semblaient rien avoir en commun, excepté un attachement presque excessif l’une pour l’autre. Tout le monde se confiait à Riv, mais elle-même réservait à Keroya, qui les accueillait en silence, l’exclusivité de ses propres secrets. Quant à la Louve, comme tous les siens elle ne détestait rien tant que faire des confidences, et les gardait en elle.

Elles ne se battaient jamais l’une sans l’autre, et en dépit de leur jeunesse, elles menaient souvent l’assaut contre les Premières Citadelles des Elfes. Riv se battait généralement avec deux sabres minces mais terriblement longs et tranchants, veinés de bleu abysse, dont la portée était si longue que peu d’Elfes avaient le temps de l’approcher avant d’être invariablement blessés ou tués par l’une ou l’autre lame. Keroya pour sa part courait et esquivait plus vite qu’aucun des siens. Lorsqu’elle ouvrait la gueule dans un combat, c’était toujours pour tuer, jamais pour blesser, quel que fût l’adversaire et sa puissance. Elles semblaient voler ensemble au-dessus des cadavres, au milieu de la bataille, allégorie sanglante de la Mort. Elles avaient été formées au combat par des Morganès, c’est-à-dire sans le ménagement que conservaient les Elfes, elles étaient amies et elles refusaient la soumission de leurs peuples. Aux razzias que faisaient les Elfes au-dessus du Palais de Corail, sur lequel ils catapultaient, depuis la côte, d’énormes rochers en dépit de la distance, elles étaient les premières à demander à la Matriarche la riposte, les premières sur le champ de bataille.

Avant même qu’elle eût atteint l’âge adulte, Riv fut nommée Seconde Héritière de la Matriarche, un grand honneur et une grande responsabilité pour une aussi jeune fille. Quant à Keroya, tous savaient qu’elle attendait seulement que sa mère, Avela Alpha (3) de la Meute du Nord, soit trop vieille pour lui résister pour prendre la tête de sa meute. Mais il leur manquait quelque chose, elles en parlaient souvent toutes deux, lorsqu’elles étaient seules sur la grève, au retour de leurs chasses respectives. Elles ignoraient pour qui ou pour quoi, il demeurait dans le coeur de chacune comme une place libre, un endroit où il n’y avait rien.

Keroya découvrit ce qui lui manquait un matin de Novembre. Un jeune loup avait quitté la Meute du Sud, insupporté par son Alpha de père qui inhibait à coups de crocs ses velléités d’indépendance. Il se nommait Sylve, son pelage était opalin, d’un blanc laiteux irisé de veinules d’or et d’ambre. Il était calme, posé, lent à la colère mais aussi autoritaire et décidé que Keroya. Il observa la Meute du Nord et chacun de ses membres pendant quelques jours puis, un matin que Keroya chassait avec les siens, suspendue à la gorge d’un cerf pour lui donner le coup de grâce, il s’approcha.

Trois jours plus tard, Sylve et Keroya provoquaient et écrasaient les parents de la jeune Louve, les Alpha de la Meute du Nord. Désormais, c’était leur tour de s’aimer.

Le soir même, Keroya, pourtant peu habituée à faire des confidences, avoua à Riv avoir trouvé « ce qui manquait à son coeur. »


Les sabres et les poings

Une semaine auparavant, dans la Dernière Citadelle, Anarzh avait épousé Elvaë et été couronné Prince des Elfes. Tan le rouquin, plus tombeur que jamais, s’était retrouvé meilleur parti libre du Beau Peuple et entouré sans discontinuer d’une foule de jolies prétendantes. Autant ne pas cacher que ce fut loin de lui déplaire. Mais il n’avait pas oublié la description qu’on lui avait donné de la Morganès qui avait tué le Prince, le seul dont il connut l’exact bourreau. Une jeune, armée de longs sabres. Montée sur une louve noire. Il en vint à espérer une nouvelle attaque des Morganès, pour l’identifier sinon la tuer tout de suite, et à rêver d’une fille qu’il pourrait aimer pour autre chose que son joli minois. Vivre autre chose qu’une simple amourette le temps d’une saison.

Il l’ignorait encore, mais l’un et l’autre espoirs allaient s’avérer rapidement comblés.

« Les Morganès ! Sonnez les cors ! »

Immédiatement, cent sons graves vibrèrent dans les Citadelles. Une douzaine de créatures bleues, chevauchant des Loups agiles, se lancèrent à l’assaut des hauts frênes de la Première Citadelle. A leur tête, Keroya et Riv, plus farouches que jamais, pénétraient déjà au milieu des arbres elfiques, ignorant la pluie de flèches qui striait l’air autour d’elles. Des Elfes bondirent du haut des branches, espérant les arrêter. Keroya fit volte face, on entendit les sabres de Riv siffler au vent. Sans un cri, leurs adversaires s’écroulèrent aux pieds de la Louve. Mais devant eux se dressait un autre Elfe, un Elfe comme ni l’une ni l’autre n’en avait jamais vu. Un Elfe aux cheveux couleur de feu, aux yeux ardents, sans épée. Chacune de ses mains, gantées de bandes de cuir couvert d’épines d’acier, était plus meurtrière qu’aucune des flèches de ses semblables. Elles avaient l’avantage de la portée, il avait l’avantage de la puissance.
- Keroya, s’il te plaît, laisse-moi le tuer !

Au milieu de la mêlée, un duel s’engagea. Un duel entre Riv et Tan.

De loin, les Corbeaux crurent qu’ils dansaient.

Leurs esquives étaient des contre-attaques, leurs parades des bottes déguisées. Les poings de Tan frôlaient dangereusement Riv, dont les sabres fendaient les airs, à guère plus de quelques millimètres de son adversaire. Pourtant il se dégageait de leur combat une atmosphère étrange, une complémentarité entre eux qui les faisaient deviner, esquiver, parer la moindre attaque, jusqu’au moindre mouvement de l’autre.
    Temps ralenti, presque arrêté.
        Lame contre pointe, sabre contre poing.
            Froid contre Feu.
                Riv contre Tan.

Soudain, Anarzh surgit en hurlant du sous-bois. Keroya, d’instinct, fit volte face. Les deux sabres de Riv se déployèrent, prêts à arrêter ses deux adversaires. Mais Tan profita de l’effet de surprise pour se jeter à terre et entrer dans le cercle de protection que la Morganès confectionnait avec ses lames pour Keroya et elle. Il lui asséna au bras un violent coup de poing, elle hurla de douleur, et il l’aurait achevée si la Louve, ripostant à coups de dents, n’avait emporté au loin son amie blessée. Voyant leurs jeunes meneuses en déroute, les Loups et les Morganès se replièrent rapidement vers la grève.

Aussitôt Anarzh se précipita vers Tan.
- Tu n’as rien ?
Son ami secoua la tête. Le Prince lui fit signe de se retourner et ils rentrèrent à la Dernière Citadelle. Ils cheminèrent plus lentement qu’à l’ordinaire, car ils étaient fatigués et leurs coeurs, troublés. Soudain, alors qu’ils atteignaient la Septième Citadelle, Anarzh lâcha dans un souffle :
- Tan, Elvaë... Elvaë est enceinte.

Keroya s’arrêta et se coucha sur la grève pour déposer Riv à terre en douceur. La Morganès avait eu l’avant-bras brisé sous le choc, et de ses chairs déchirées s’écoulait un sang violine, à peine plus clair que le pelage noir de la Louve. Sous des lambeaux de peau bleue lacérée, la chair rouge de Riv palpitait au rythme des battements de son coeur. Elle suffoquait à présent, ayant épuisé les réserves d’eau contenues dans ses ouïes. Elle s’appuya sur son bras valide et, aidée de son amie, se traîna jusqu’aux vagues qu’elle but à longues gorgées, retrouvant l’oxygène dont elle avait tant manqué. Puis elle se laissai lentement aller à l’eau. Elle se redressa, tendit sa main palmée vers la Louve qui pénétra dans les flots jusqu’à elle et elles s’étreignirent un long moment.
- Merci, Keroya.
Son amie lui sourit sans rien dire. Riv avait rengainé ses sabres à sa ceinture de cuir noir, son seul vêtement et son seul ornement. Elles allaient se quitter, et bien qu’elle n’en dit rien la Louve était inquiète. La jeune Morganès le sentait.
- Je n’aurai aucun mal à regagner le Palais de Corail, tu sais. Je suis blessée au bras, pas à la nageoire caudale. Je devrai peut-être rester là-bas quelque temps, mais je demanderai aux miens de te porter des nouvelles.
- Et cet Elfe ?
- Si tu veux bien, nous le combattrons à nouveau. Et nous vaincrons.
Keroya sourit à nouveau, rassérénée. Lorsque Riv parlait de combats, c’était généralement qu’elle allait bien. Puis la Morganès se laissa lentement glisser dans l’eau sombre et elles se séparèrent. Alors que la Louve s’engouffrait dans le sous-bois, Riv plongeait déjà au travers d’un banc d’acalèphes ondoyantes, dont les reflets laiteux lui rappelèrent aussitôt la couleur opaline de la peau de l’Elfe aux cheveux roux. Attends un peu, songea-t-elle, tu ne perds rien pour attendre.


N.d.A.

(1) : Anarzh signifie littéralement « l’Ours » (breton)
(2) : Elvaë est un dérivé de Elva, « Lumière » (breton)
(3) : Alpha : désigne, dans une Meute, le couple dominant ou l’un des partenaires de ce couple. Ici, le titre d’Alpha est placé après le nom du ou des Loups, comme le serait par exemple Roi pour un Humai.

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© Netra



Publication : 12 août 2006
Dernière modification : 08 avril 2007


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1.Première Partie : La Haine
2.Seconde Partie : Entre tes mains  
3.Troisième Partie : La Trahison
4.Quatrième Partie : Avant la tempête
5.Cinquième Partie : Les Roses bleues fleurissent en Janvier  
Riv ha Tan, les dessins  




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