Obsessions
Une année entière s’écoula sans la moindre escarmouche entre Elfes et Morganès, chose qui n’était pas advenue depuis un siècle. Elvaë accoucha d’un fils, aux cheveux noirs et aux yeux gris bleu, qui fut nommé Argalon, « le Coeur. » Anarzh et Tan, choisi pour parrain de l’enfant, puis Elvaë et finalement toute la communauté des Elfes, abrégèrent rapidement ce nom en « Arkall. » Comme tous les petits Elfes, le nouveau né sut marcher en quelques jours, et parler en un mois. L’enfance des Elfes est courte, et leur immortalité leur pèse de plus en plus lourd sur les épaules à mesure que le temps s’égrène pour eux.
Mais la trêve tacite établie entre Elfes et Morganès ne pouvaient durer. Tan, comme Riv, songeait régulièrement à cette adversaire qu’il n’aspirait qu’à combattre une seconde fois, à mort s’il le pouvait. Il adorait son filleul, bien sûr, et passait beaucoup de temps avec Anarzh et sa famille, mais justement cette famille était celle de son ami et Prince, et non la sienne. Il refusait de plus en plus souvent la compagnie des jeunes filles Elfes qui espéraient embraser son coeur, la pensée de cette guerrière Morganès l’obsédait, le hantait. Il devenait, lui le plaisantin d’autrefois, plus secret et plus sombre.
Une nuit, Anarzh le découvrit à la forge, acérant lentement les pointes de ses gants de combat, dont il venait de lustrer le cuir. Le Prince s’approcha.
- Deviendrais-tu insomniaque ? demanda Tan sans se retourner.
- Non, mais Arkall se réveille souvent ces temps-ci. Il est difficile de se rendormir lorsque l’aube est aussi proche. Es-tu, reprit-t-il après une pause, demeuré ici toute la nuit ?
- Ya-da. Mes gants avaient besoin d’entretien. Je ne me suis pas battu depuis longtemps, il serait dommage qu’ils rouillent et sèchent.
- C’est cette Morganès qui t’obsède, n’est-ce pas ?
- Je veux être prêt à la tuer lorsque nous nous trouverons à nouveau face à face, Anarzh. A la tuer comme elle a tué ton père, comme les siens ont tué mon père et mon frère.
- Tu penses trop au passé, Tan. N’oublie pas le présent ! Tu as un filleul à éduquer, maintenant ! Il voudra bientôt que tu lui apprennes à se battre !
- Tu parles comme un... vieux !
- C’est moi que tu traites de vieux ? Sale gamin, va !
- Hé ! protesta Tan en poussant son ami de l’épaule.
L’autre riposta avec un petit coup de poing, et quelques instants plus tard ils se battaient joyeusement sur le sol de la forge, à demi étouffés par leurs propres rires. Lorsqu’enfin, haletants, ils cessèrent leur jeu, ils s’allongèrent côte à côte sur le dos.
- Ah ! Ca fait du bien ! soupira Anarzh en s’étirant.
- Anarzh... Dans trois jours, j’irai la défier.
Le Prince sursauta, dévisagea Tan puis, comprenant que celui-ci attendait son accord, il hocha la tête en signe d’approbation. Il savait que c’était pour son ami la seule manière de se délivrer de son obsession, et il espérait retrouver le Tan généreux et insouciant de son enfance. Mais déjà, ce Tan-là était mort à jamais.
Le petit Morganès nagea tout doucement à la rencontre de la jeune fille, pour ne pas la surprendre. Comme beaucoup des siens, il avait choisit Riv comme confidente, car il avait confiance en elle, en ses conseils comme en son silence. Elle faisait toujours ce qu’il fallait, juste ce qu’il fallait, rien de plus ni de moins. Il l’aimait, parce que tous les Morganès aimaient Riv, son courage, sa gentillesse, sa générosité. En souvenir du Jour de la Grève Rouge, ses parents l’avaient baptisé Meo.
- Riv ? demanda tout doucement le petit.
- Quoi ? répondit violemment la jeune fille avant de se reprendre. Pardon, je n’aurais pas dû te répondre ainsi, Meo. Voulais-tu me dire quelque chose ?
- Ya, mais, heu, si je te dérange, ce n’est pas grave...
- Mais non, ne t’inquiète pas, tu ne me déranges nullement. Vas-y, parle !
- Ma maman est malade, mais elle ne veux pas le dire aux autres. Elle en a seulement parlé à la Matriarche. Il n’y a qu’une plante qui permet de la guérir et elle ne pousse que...
- Que ?
- Que dans les trois dernières Citadelles des Elfes. Ils la cultivent dans leurs jardins parce qu’elle ne pousse plus à l’état sauvage depuis deux siècles. Je voudrais aller la chercher pour ma maman.
- C’est absurde, Meo. Tu ne sais pas encore fermer tes branchies, tu mourrais étouffé avant même d’avoir atteint la Première Citadelle.
- Mais Maman va mourir si je ne le fais pas !
- Meo, pourquoi ne me demandes-tu pas d’y aller ?
-Tu le ferais ? Mais aucune Morganès n’a jamais réussi à franchir les trois premières Citadelles !
- Keroya et moi pouvons le faire si nous y allons en secret. De toute façon, j’ai là-bas une revanche à prendre depuis maintenant plus d’un an. Donne-moi le nom et la description de la plante dont ta mère a besoin, et cette nuit avec Keroya j’irai aux Citadelles.
- C’est vrai ?
- Ya-da. Mais je te demande une chose.
- Laquelle ?
- Ne dis à personne où je suis allée. Si l’on s’aperçoit de mon absence, tu ne sais rien, d’accord ? Je ne reviendrai pas avant d’avoir accompli tout, et absolument tout ce que je dois faire là-bas. Si quelqu’un d’autre que toi savait où j’étais, il tenterait de m’aider. Alors je me ferais repérer, ils augmenteraient la garde. Sur terre, nous sommes désavantagées, et alors nous n’aurions plus aucune chance de sauver ta mère. Tu comprends cela, n’est-ce pas, Meo ?
- Ya, Riv. Je te jure de ne rien dire.
- C’est bien. Je partirai tout à l’heure. Maintenant décris-moi ce dont ta mère a besoin pour guérir.
Meo récita tout ce qu’il avait glané de la plante en question, puis Riv l’embrassa sur le front, le salua à la curieuse manière des Morganès et s’enfonça dans les eaux sombres pour gagner la grève, d’où elle pourrait appeler Keroya. Avant de partir, elle ceignit à nouveau, pour la première fois depuis sa blessure, le baudrier aux deux longs fourreaux. Après un an de convalescence et d’entraînement avec des lames inoffensives, après un an passé à polir et à aiguiser les lames bleues de ses longs sabres, après un an de silence, Riv la guerrière était de retour.
Un combat dans la nuit.
Keroya trottait silencieusement. Elle savait que Sylve l’attendrait. Il l’attendait toujours avec une patience incroyable, semblant deviner que ses expéditions avec Riv n’auraient qu’un temps. La Louve et la Morganès filaient dans la nuit vers la Dernière Citadelle des Elfes. Elles prirent un chemin détourné, connu des seuls Loups, pour traverser les neuf premières Citadelles. Elles passèrent sans encombre les sentinelles, car Keroya était plus silencieuse que le plus silencieux des Elfes, et son pelage se fondait si bien dans l’ombre qu’elle devenait invisible même à un oeil exercé. Elles s’arrêtèrent pour tenir conseil au creux d’un fourré de thuyas qui les dissimulait entièrement et étouffait le peu de bruit que faisaient les immenses sabres de Riv en frottant la peau outremer de leur propriétaire. Par signes, la Morganès fit comprendre à son amie qu’elles devaient poursuivre jusqu’à la Dernière Citadelle. Elle se sentait mal à l’aise, car elle avait volontairement omis de révéler à Keroya qu’elles pouvaient trouver la plante recherchée dès les jardins de la Neuvième Citadelle. Mais elle savait qu’elle ne trouverait l’Elfe roux qu’à la Douzième, et redoutait que la Louve ne refuse de pénétrer plus avant dans les Citadelles en sachant le but atteint, non par lâcheté, mais pour rejoindre plus vite Sylve et les siens. Pour la première fois depuis leur rencontre Riv doutait de Keroya. Elle se surprit même à mettre plus d’ardeur dans son demi mensonge qu’elle ne l’aurait voulu, comme pour se convaincre elle-même. Mais déjà la Louve noire se levait, et signifia d’un coup de tête à la jeune Morganès de se hisser sur son dos. Elles n’avaient pas tant de temps que cela, car malgré tout Riv, à l’air libre, ne pouvait respirer, et ses réserves en oxygène demeuraient limitées. Elles reprirent leur progression, tous sens aux aguets.
Avant minuit elles pénétraient dans la Dernière Citadelle.
Il ne leur manquait pour ainsi dire rien avant d’atteindre les jardins et la plante dont avait besoin la mère de Meo. Mais Riv attendait autre chose. Elle avait eu l’impétuosité de pousser jusque devant chez son adversaire, et même au milieu de la nuit elle le voulait, elle l’espérait. Elles entrèrent dans les jardins des Elfes.
Assis dans un coin de la forge, Tan bouclait et débouclait ses gants de cuir en silence. Il était songeur, et bien qu’il fut près de minuit il ne trouvait pas le sommeil. Soudain, il dressa la tête. Il n’avait rien entendu, mais un tel détail lui importait peu. Il sentait son aura sur sa peau. Elle était là. Elle, son ennemie. Ainsi elle ne pouvait pas même attendre qu’il allât la défier, elle venait à lui, elle venait jusqu’à sa porte le narguer... Il enfila et boucla précipitamment ses gants de combat et jaillit hors de la forge. Par la porte qui donnait sur les jardins.
Elles firent volte-face de concert une fraction de seconde avant de se trouver face à lui.
Des cheveux rouge de flamme, lisses et longs jusqu’à la pointe des omoplates, masquaient partiellement une paire d’oreilles pointues et les contours d’un visage mince, aux traits nets comme des coups de couteau, serti de deux yeux émeraude brillants, haineux. Sous une courte tunique blanche sans manches et négligemment fermée par un lacet noir, une poitrine musclée mais fine, tendue, se soulevait par saccades avec ce mouvement que les êtres de la Mer trouvent si spasmodique et dysharmonieux. Ses mains, poings fermés gantés de lanières de cuir bardées de pointes d’acier, se contractaient au rythme de sa respiration. Deux longues jambes enfin, des jambes de grimpeur et de cavalier, des jambes d’Elfe en somme, semblaient émerger du sol dans leurs bottes rouges et leur pantalon brun de terre.
Tan toisa Riv.
Riv dévisagea Tan.
Keroya se ramassa sur elle-même et retroussa les babines sans gronder.
- Veux-tu que je te le laisse ? siffla-t-elle à Riv.
- Ya, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
- Je vais chercher la plante, je l’amène à Meo et je reviens. Tu as une demi-heure.
Elles n’ajoutèrent pas un mot et Riv se laissa glisser à terre du dos de la Louve. Elle dégaina ses deux longs sabres, roula sous elle son interminable queue de dauphin pour obtenir un maximum de stabilité, sans quitter Tan des yeux. Keroya s’éloigna en reculant, dents découvertes.
- Keroya ! dit doucement Riv avant que son amie ne se retourne définitivement.
- Ya ?
- Merci.
La Louve ne répondit rien et s’enfonça dans l’ombre en trottant. Tan n’attendait que cet instant.
Il bondit. En une fraction de seconde, un claquement aussi violent qu’imperceptible fusa dans le sous-bois. Cette fois cependant, Riv était clairement désavantagée, car elle combattait sans aucune mobilité. Elle ne pouvait que tourner sur elle-même, voire prendre le risque de sauter, mais tout déplacement horizontal lui était impossible. En bref, elle ne pouvait pas esquiver. Il lui fallait parer. Pourtant elle refusait de perdre. Elle refusait de mourir sans revoir Keroya, sans revoir la Mer...
Seulement elle était chez Tan. Cet endroit, c’était sa maison, son refuge, un endroit aussi cher à ses yeux que le Palais de Corail l’était à ceux de Riv. Il avait à protéger son Prince et ami, la Princesse, dame de son peuple, et son filleul, cet enfant encore sans défense. Il était prêt à l’emporter dans la Mort, chose dont comme tous les jeunes Elfes il n’avait même jamais envisagé l’existence.
Et la danse reprit, plus belle, plus aérienne, plus frénétique que jamais.
La danse du sabre et des poings.
Danse, danse,
Danse...
Dansez la danse de la haine et du sang, dansez votre combat comme on danse un tango mortel ! Votre musique n’existe plus que dans vos coeurs...
Tan bondissait, courait, volait, Riv tournoyait, virevoltait. Leurs coups n’atteignaient jamais leur but, l’autre dessus rebondissait, c’était un enchaînement logique et impitoyable, sans marge d’erreur, une fractale qui se déroulait à une vitesse impressionnante, mathématique. Autour de Riv, une bulle de lames tranchantes ; autour de Tan, une bulle de pointes et ces deux bulles se heurtent, cherchent à fusionner et ne le peuvent pas, et ne le doivent pas.
Feinte, sors, pare, estoc et plat, droite, crochet, saute, tourne !
Meurs ! Meurs !
Lutte, escrime, chutes, esquives, reviens, repars !
MEURS !
Ils avaient laissé depuis longtemps derrière eux le point de non-retour. Ils valsaient ensemble en un ballet violent, funèbre, au rythme des coups silencieux.
Car la musique de leur danse était imaginaire. Autour d’eux, il n’y avait que le silence, un silence parfait qu’ils ne troublaient jamais, et l’odeur enivrante de la mort.
Soudain fin de la danse.
Ils sont tout près l’un de l’autre, tout près et immobiles, statufiés en une seconde. Elle est comme à genoux, prête à se dresser sur sa queue de dauphin. Lui, son corps dessine une arcade au-dessus d’elle qui, si elle tombait, l’écraserait.
Sur la gorge de Tan, le sabre bleu de Riv s’est posé, léger comme un papillon.
Devant les yeux de Riv, le poing bardé d’acier de Tan semble attendre.
Latence.
Latence.
Latence.
Il suffirait d’un rien pourtant.
Il suffirait que l’un d’eux achève son geste.
Mais non. Ils se fixent l’un l’autre, et le sang ne jaillit pas. Ils ne peuvent pas s’entretuer, ils ne veulent pas. Et les yeux de Riv et les yeux de Tan échangent lentement le même message.
Entre tes mains, il y a ma vie.
Entre tes mains, il y a ma vie.
Entre tes mains...
Arkall
Lorsque Keroya revint à la Douzième Citadelle, elle ne trouva rien, ou du moins rien de ce à quoi elle s’attendait. Aucune trace de Riv, ni de Tan. D’eux, il ne restait qu’un cercle d’herbes et d’humus piétinés. En revanche, à l’endroit exact où elle avait déposé son amie une demi-heure auparavant la Louve découvrit un petit Elfe, qui ne devait avoir guère plus d’un an, c’est à dire qu’il savait parfaitement marcher et parler, car les Elfes se développent plus vite que les Humains ou les Morganès.
L’enfant avait les cheveux noirs et la peau opaline des siens. Il se tenait assis en tailleur, et voyant Keroya s’approcher il leva vers elle ses yeux d’un bleu quasi transparent et sans une once de peur déclara tranquillement :
- Vas-t’en, Louve.
- Qui es-tu pour m’ordonner cela ?
- Je suis Arkall fils d’Anarzh, Prince de la Dernière Citadelle. Toi, tu es Keroya Alpha, de la Meute du Nord. Tu es amie des Morganès, et si les miens te trouvent ici, ils te tueront. Je n’ai pas envie que le sang coule dans ce jardin, il est bien trop beau pour cela.
- Une personne qui m’est chère devrait être ici, Arkall fils d’Anarzh. Est-elle...
- Oh, non, la coupa Arkall. Non. Ils sont partis. J’ai promis à Tan de ne rien dire aux Elfes. Mais tu n’es pas une Elfe, je te le puis donc dire. Tan a ramené la Morganès à la Mer.
Keroya dévisagea le petit Elfe, incrédule. Mais ses yeux trop clairs ne mentaient pas. Aussitôt la Louve fit volte face et détala, ombre silencieuse. Arkall fixa un long moment ce point d’obscurité où elle s’était confondue avec la nuit, puis se leva, ramassa à terre quelque chose qu’il serra contre sa poitrine et s’approchant d’un hêtre y grimpa par l’escalier qui ceignait l’arbre. Il monta ainsi jusqu’aux cimes où il entra dans la petite cabane de branches qui lui servait de chambre. Là, il desserra son petit poing et glissa sous son oreiller cet objet qu’il avait ramassé : l’une des pointes d’acier qui ornait peu de temps auparavant les gants de Tan. Enfin, il se hissa sur son lit, une couche basse généreusement garnie de plumes de cygne, et s’y endormit presque aussitôt. Un candide sourire d’enfant se dessina sur ses lèvres irisées comme ses mains fouillaient les plumes blanches sous son oreiller.
Juste avant de sombrer dans les brumes du sommeil, il eut une pensée pour cette Louve noir violine qu’il avait trouvée si belle.
Celle-ci courait. Son esprit se torturait pour tenter de percer les raisons qui avaient poussé Riv à se faire porter jusqu’à la Mer par son ennemi juré, et n’en trouvait aucune qui tint debout. En revanche elle savait par où ils aborderaient la Mer, car le rivage accidenté ne permettait pas à un Elfe de descendre sans ses précieux bras. Il leur fallait donc une plage. Or, de plage il n’y en avait qu’une : la Grève Rouge, qui jamais n’avait perdu son nom en trois siècles de haine. Et Keroya, perplexe, inquiète, envahie de doutes, courait en silence à travers la forêt.
Il ne lui fallut qu’une dizaine de minutes pour sentir sous ses pattes l’humus humide laisser place au sable moelleux. A peine à la lisière de la forêt, elle avait déjà vu ce qu’elle désirait voir. Riv, non loin du rivage, nageait paisiblement. En voyant son amie, elle s’élança vers elle et s’échoua à la faveur d’une lame à l’instant où la Louve atteignait l’eau. Elles se serrèrent l’une contre l’autre, soulagées de se retrouver saines et sauves. Mais Keroya, avec sa pudeur habituelle, ne demanda jamais à Riv la moindre confidence sur ce qui s’était passé cette nuit-là, elle l’ignorerait toujours et peu lui importerait. Si les Loups ont du respect pour quelque chose, ce sont les secrets.
Elles demeurèrent un long moment côte à côte en silence.
- Tan ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Mais, Anarzh, tout va bien ! Rassure-toi !
- Ne me prends pas pour un imbécile, veux-tu ? Tu es bien plus pâle qu’à l’ordinaire, et tu as l’air épuisé ! On dirait que tu ne dors plus, tu changes d’humeur plus souvent que de tunique, et tu passes des heures à errer tout seul dans la forêt !
- Tu sais, j’avais besoin de temps pour réfléchir et me rendre compte de mes erreurs. J’ai fait quelque chose que je n’avais pas le droit de faire et qui a mis mon peuple en danger.
- Nous commettons tous des erreurs, et tant que la guerre durera nous serons toujours en danger.
- Je n’irai pas la défier, Anarzh.
- Merci.
- Quoi ?
- Ne te l’ai-je pas assez dit ? Il y a ici des gens qui tiennent à toi ! Les Elfes ont besoin d’un général, Arkall d’un parrain, et moi... Moi, j’ai besoin d’un ami.
Tan sourit, se leva du tabouret de la forge et raccrocha ses gants à un clou fiché dans le mur. Le Prince ne résista pas à l’envie de le taquiner, et passant ses mains dans la chevelure rousse de son ami il le décoiffa sans vergogne. L’autre ne perdit pas l’occasion de lui sauter dessus et une fois de plus dans les éclats de rires, il mit le mit à terre.
- Dites voir, messire Rouquin, je voudrais bien savoir quand vous vous déciderez à respecter un minimum votre Prince ?
- Sans doute le jour où il me mettra par terre !
- Alors ça n’arrivera jamais ! lança une voix fluette derrière eux.
Pour le coup, Tan lâcha Anarzh et se retourna. Le petit Arkall, assis sur le rebord de la fenêtre, les observait tous deux, souriant doucement et agitant ses petites jambes dans le vide.
- Papa est très fort, poursuivit-il, mais le meilleur c’est Tan !
- Ne t’inquiète pas, Arkall ! répondit son père en riant, tu seras comme lui plus tard ! La preuve, tu es déjà presque aussi impertinent !
- C’est vrai ? demanda le petit, les yeux brillants.
Anarzh approuva, Tan sourit, attrapa son filleul sous les bras, le mit debout sur la plus grosse enclume de la forge et lui mit ses gants de lutteur, qui remontaient jusqu’à la moitié des avant-bras de l’enfant.
- Non, ce n’est pas vrai, dit-il. Tu seras meilleur lutteur que moi !
- Ca, je ne sais pas si c’est chose possible, fit très sérieusement Arkall avec une moue enfantine.
Mais son parrain lui frotta vigoureusement la tête, le descendit de l’enclume et lui ôta les gants en affirmant le contraire, et comme le petit insistait il lui proposa de commencer de l’entraîner immédiatement, pour en être certain. Arkall qui n’attendait que cela traîna Tan dehors, sous les rires d’Anarzh qui admirait non sans fierté la vitalité de son fils. Il savait pourtant qu’Arkall n’était guère expansif. Devenir un lutteur devait donc être réellement important à ses yeux.
Tan est son héros, songea le Prince en les regardant, comme Wahl était le nôtre dans notre enfance. C’est bien. Il est important pour un petit garçon d’avoir un héros.
Là où ton coeur demeure
Riv nageait gracieusement entre les bancs de maërl, ses deux longs sabres au côté. On murmurait sur son passage, mais elle n’y prêtait pas attention. Elle n’avait pas vu Keroya depuis près de trois jours, car la Louve venait de mettre au monde sa première portée. Sylve était venu l’avant veille lui annoncer la nouvelle. Elle s’était réjouie pour eux, tout en sachant que le rôle de mère de son amie lui laisserait bien moins de loisirs. Curieusement, non seulement elle l’acceptait sans mal mais qui plus est elle se sentait légèrement soulagée. Le printemps explosait en Avallac’h, sous la Mer comme au-dessus et le soleil paraissait par intermittence entre deux giboulées, les jours allongeaient sans vergogne leurs soirs dans l’espoir de gagner quelques minutes de plus sur la nuit. Ce soir, elle irait à la Grève Rouge. Elle avait préparé son coup pour pouvoir se dérober aux regards sans risque. Elle était heureuse, et partait chasser aux abords des récifs le coeur léger sans prêter la moindre oreille aux murmures qui bruissaient au Palais de Corail, et donc aux trois jeunes Morganès qui la regardaient s’éloigner, assis sur un tapis d’algues brunes. L’un d’eux était Meo.
- Voilà près de six mois, dit l’un.
- C’est vrai. Elle adorait le combat, pourtant. Et les combats font rage au-dessus ! Maintenant, c’est Plyo qui mène les assauts, et nous ne remportons jamais de victoire. Eux en revanche harcèlent sans vergogne le Palais de Corail, et leurs navires sont de plus en plus redoutables. Il devient difficile de les chavirer ou de les couler.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- J’en sais ce que dit ma mère, et elle commande l’escadron des Naufrageurs, alors tu penses, la guerre avec les Elfes, elle s’y connaît !
Meo seul gardait le silence. Il se sentait coupable. Lui connaissait la date exacte à laquelle Riv avait renoncé à l’assaut, et cette date était celle où elle avait été pour lui à la Douzième Citadelle pour sauver sa mère. Il craignait que les Elfes ne lui aient administré un poison quelconque l’empêchant à jamais de se battre, car nul n’ignorait l’habileté du Beau Peuple en matière d’herboristerie.
- Si seulement elle se contentait de ne plus monter à l’assaut... Mais elle a changé, Riv. Elle devient lunatique, distraite, elle oublie des choses qu’elle n’oubliait jamais avant, et les secrets qu’on lui confie.
- Pourquoi est-elle ainsi, à votre avis ? Croyez-vous qu’elle soit malade ?
- Depuis six mois ? C’est impossible, ou bien ça se verrait !
- Moi, j’ai bien une solution, hasarda Meo pour éviter que ses amis ne médisent de celle qui avait sauvé sa mère. Mais je me trompe peut-être...
- Vas-y !
- Je crois que Riv est amoureuse !
- Amoureuse ? De qui ?
- Je ne sais pas ! D’un Morganès, forcément ! Si ça se trouve, il lui a demandé de tenir leur liaison secrète et de ne plus aller au combat !
- Ya(1), ça tient debout puisque Riv n’a pas encore l’âge de se marier ! Meo, je crois que tu as trouvé !
Meo se rengorgea de fierté. Il finit même par se convaincre lui-même, et avec ses deux amis, ils décidèrent d’espionner Riv pour savoir qui était le mystérieux amant.
Elle brisa la vague et émergea de l’eau en un bond gracieux, pour aller s’échouer sur le sable brun. Elle s’y étendit sur le dos, admirant les étoiles qui scintillaient dans le ciel d’un noir profond. Il lui semblait qu’en cet endroit demeurait son coeur.
En six mois, elle était venue en ces lieux chaque nuit. Et chaque nuit, il l’avait rejointe ou l’y avait attendue. Chaque nuit, depuis six mois. Elle connaissait son nom, à présent. Elle pouvait le murmurer, le chanter aux goélands et aux dauphins bleus du récif. Elle connaissait son corps, elle connaissait son âme, elle connaissait son coeur. Elle le connaissait, lui.
Oh, si elle n’avait fait que le connaître !
La première fois, elle ne s’était pas attendue à le trouver là et la surprise avait été réciproque. Leur premier mouvement avait été de se mettre en garde, puis de la baisser en s’apercevant que l’autre était désarmé. Le lendemain l’autre était encore là. C’était devenu entre eux une sorte de rituel, un défi tacite, un test du courage de l’autre. A une observation attentive et méfiante avait lentement succédé d’aussi longs que silencieux dialogues de regards et de gestes. Puis, quelques deux mois plus tôt, un soir qu’elle l’avait attendu plus longtemps que de coutume, elle s’était endormie. En arrivant il l’avait découverte ainsi, baignée par les vagues lentes de l’étale. Et il lui avait pris la main. Cette nuit-là avait tout changé.
Elle posa délicatement sa longue main palmée sur son ventre. Elle en était sûre, ce soir. Elle n’y avait tout d’abord pas cru. Tous ne disaient-il pas la chose impossible ? Ce soir, le doute se dérobait, s’interdisait de lui-même. Elle l’attendait. Elle le lui annoncerait tout à l’heure. Que dirait-il ?
Un frisson courut le long de son dos bleu. Il était là, elle le savait.
- Bonsoir, Riv.
Il s’assit près d’elle, en profita pour glisser sa main opaline dans les cheveux bleu nuit de la Morganès. Elle ferma les yeux en sentant ses lèvres se poser sur les siennes. Qu’elles étaient sèches, ces lèvres d’enfant de la Terre ! Ils échangèrent un long baiser puis s’allongèrent, et Riv posa sa tête sur cette poitrine mouvante d’être à poumons dont elle aimait désormais tant les ondulations irrégulières.
- Je dois t’annoncer quelque chose de très important, murmura la Morganès en roulant autour de son doigt une mèche de cheveux rouges.
Il se redressa légèrement sur un coude, tournant sa tête vers elle pour lui signifier son attention.
- Je suis enceinte. D’un mois.
Il eut un hoquet de surprise. Elle se dressa face à lui, devinant le doute qui l’assaillait. Il plongea ses yeux dans les siens pour s’assurer qu’elle ne mentait pas.
- De qui ? demanda-t-il en frémissant déjà à l’idée de la réponse. D’un des tiens ?
- De toi.
- On dit que c’est impossible !
- Et bien, je crois qu’il va nous falloir croire en l’impossible, Tan.
le 28-05-2009 à 12h11 | Trois mois plus tard... ^^ | |
J'avais bien donné le max d'étoiles à cette page, mais ne l'avais pas mis en mot, veuillez recevoir mes plus plates excuses mon cher Netra! Alors, ce dessin: la composition en diagonale est bonne, les mouvements des personnages sont assez bien, peut-être un poil statique du côté de Tan, mais je ne saurais pas vraiment comment améliorer l'idée de mouvement à moins de rajouter un "flouté", tu sais... |