Taliesin an Pennbarzh
Keroya acheva la chasse avec les siens : elle refusait de mettre en péril l’équilibre de la Meute du Nord, et ses petits avaient faim. Puis elle s’éclipsa après avoir pris sa part et monta sur une colline. Là, elle répondit au chant de Taliesin. Elle n’espérait pas qu’il la rejoigne avant le crépuscule du lendemain, et pourtant il fut là au milieu de la nuit. Il n’était pas seul. A ses côtés marchait Arkall, fils d’Anarzh. Keroya comprit tout de suite. A la lumière de la Lune, l’Homme et le petit Elfe traversèrent la clairière en sa direction. Elle prit le temps de le dévisager. Il n’avait absolument pas changé. Il ne changeait jamais. Il avait fait du temps son ami, non son allié ou pire, son ennemi. Taliesin an Pennbarzh, ses cheveux blond sombre en bataille sur les épaules, son insoutenable regard bleu-vert, son indéchiffrable sourire et sa harpe cordée de bronze, ressemblait à un funambule qui suivrait un fil soit trop droit, soit trop tortueux pour que quiconque lui emboîte le pas. Auprès de lui Arkall parut à Keroya incroyablement jeune, bien qu’il eut près de trois ans et que les Elfes grandissent vite.
Ils s’assirent tous trois en cercle en haut de la colline, et commencèrent, comme les pièces d’un puzzle, à réunir les morceaux décousus de l’histoire de Riv et de Tan. Ils y passèrent toute la nuit, et toute la nuit comme ils devisaient, Taliesin jouait pour apaiser les coeurs meurtris de Keroya et d’Arkall, et aussi, il le sentait, d’Elvaë et de Tan. Il ne parvint à savoir s’il avait touché Riv, car il ne trouva pas sa présence dans les vents dans lesquels il joua. Lorsqu’il laissa ses cordes s’éteindre, ils avaient reconstitué toute l’histoire.
- Et maintenant ? demanda le harpeur.
- A cette heure, Tan doit être endormi par les Gardiens, articula Arkall non sans effort, car la fatigue le gagnait de minute en minute.
- Quant à Riv, ajouta Keroya, elle ne sera bientôt plus capable de chasser seule. Les Morganès ne portent que sept mois, si pour les Elfes la grossesse en dure onze. Nous ne savons absolument pas quand elle accouchera.
Taliesin posa un doigt entre ses deux yeux, comme chaque fois qu’il réfléchissait. Puis il se leva, et exposa aux deux autres sa décision.
Arkall le guiderait jusqu’à la grotte, où il descendrait et s’occuperait de Riv jusqu’à son accouchement. Keroya et le petit Elfe devraient en revanche le ravitailler car il ne pourrait sans doute prendre le risque de s’éloigner trop longtemps. Une fois l’enfant né, ils se réuniraient et aviseraient. Keroya savait où était la grotte, mais sa meute la rappelait et bien qu’elle brûlât d’envie d’avoir des nouvelles de Riv elle ne pouvait abandonner ses petits. Arkall suffirait à Taliesin comme guide. Ils se séparèrent, et en descendant la colline le coeur de Keroya et celui d’Arkall leur semblèrent légers pour la peine qu’ils enduraient. Pourtant même le petit Elfe, qui marchait aux côtés du harpeur, ne nota que même après avoir cessé de jouer et sanglé sa harpe sur son dos, il fredonnait encore une musique étrange, du bout des lèvres.
Taliesin et Arkall parvinrent avant midi à la falaise. Après lui avoir indiqué l’emplacement exact de la grotte et le chemin le plus facile pour l’aborder par le haut comme le faisait Tan, le petit Elfe demanda au harpeur :
- Voulez-vous bien me rendre un dernier service, Aotrou Pennbarzh ?
- Tout dépend du service, répondit tranquillement Taliesin.
- Appelez l’Irvi d’Eon pour moi, s’il vous plaît. Je quitte Avallac’h.
Le barde considéra longuement l’enfant. Puis il hocha la tête.
- Quand ?
- Le plus tôt possible, s’il vous plait.
- Bien. Allons-y. Je l’ouvrirai de l’autre côté de l’île, à l’étale haute. Nous avons juste le temps de la traverser.
Ce fut le tour d’Arkall de hocher la tête. Ils prirent par le Nord pour contourner les Citadelles, puis droit à l’Est. Ils arrivèrent effectivement au tout début de l’étale haute, lorsque les dernières des plus violentes vagues achevaient de lécher la grève rocheuse. Alors Taliesin s’assit face aux eaux gris bleu, dessangla sa harpe et commença de jouer et de chanter. Arkall n’avait jamais rien entendu d’aussi beau, mais il rencontrait Taliesin pour la première fois et ignorait qu’il maîtrisait la musique mieux que personne, et son chant se mêla si bien à celui de sa harpe que même l’oreille la plus exercée ne serait parvenue à les dissocier. Le Pennbarzh chantait l’appel d’Eon et de l’Irvi. Et l’enfant Elfe, plongé dans un état de demi-transe vit apparaître au-dessus des flots une mince frange blanche, qu’il prit tout d’abord pour un effet du soleil. Puis il comprit qu’il s’agissait en réalité d’écume. Une écume scintillante, aux couleurs de l’arc-en-ciel, qui formait au-dessus des vagues un chemin droit et fin comme un fil de funambule.
Elvaë se leva de son lit, tous sens aux aguets. Elle entendait quelque chose. Au premier abord elle crut qu’il s’agissait d’un morceau de harpe, puis elle y distingua des paroles. Alors elle sut que Taliesin chantait avec sa harpe. De plus elle connaissait ce chant. Elle fouilla sa mémoire, et brusquement deux évidences lui sautèrent à l’esprit. La première, c’est que la dernière fois qu’elle avait entendu cette musique, son père lui avait dit que Taliesin « ouvrait l’Irvi » et la seconde, qu’elle n’avait pas vu Arkall depuis qu’il était parti retrouver Tan avec Anarzh. Un doute terrible l’étreignit. Elle enfila ses vêtements à toute allure et appela son cheval. Ils galopèrent tous deux vers la source du chant.
En y parvenant toutes les craintes d’Elvaë se matérialisèrent en quelques secondes. Taliesin finissait son chant, et Arkall déjà s’approchait de la langue d’écume. Il hésita une seconde, y posa le pied comme le harpeur jouait sa dernière note. L’écume, légère comme la soie et dure comme l’acier, le soutint. Il fit quelques pas.
Elvaë cria son nom. Cent mètres peut-être les séparaient. Arkall se retourna et vit ses larmes briller. Il haussa les épaules, sans mépris mais sans tristesse, puis lui tourna à nouveau le dos et poursuivit son chemin sur l’écume.
La Princesse des Citadelles lança son cheval. En quelques secondes elle avait rejoint Taliesin au pied de l’Irvi. Le harpeur, les mains posées sur la console de son instrument, contemplait la silhouette sombre de l’enfant qui s’éloignait.
- Qu’as-tu fait ? éructa Elvaë.
Elle aurait volontiers giflé comme Tan son interlocuteur, mais elle n’ignorait pas qu’on ne frappe pas impunément un barde, quelle que soit la faute ou le mal que celui-ci vous ait fait.
- J’ai exaucé son souhait, répondit-il de sa voix paisible et chantante. Il l’avait poliment formulé.
- Pourquoi l’as-tu laissé partir ? Mon fils ! Arkall est mon fils, entends-tu ?
- J’entends, Elvaë. Il est ton fils. Non ta propriété. Il est donc libre.
- Il n’avait pas le droit de me quitter ! Pas maintenant ! Pas ainsi !
Taliesin haussa les épaules. Alors seulement elle nota qu’il souriait, de cet étrange et indéchiffrable sourire qu’elle lui connaissait bien, et que sur son front une lueur d’or éclairait son visage d’un éclat insoutenable. Elle plissa les sourcils de colère, incapable de se retenir, et tenta de le gifler. Le barde leva rapidement la main et arrêta celle de l’Elfe à quelques centimètres de son visage, sans changer d’expression ni bouger un seul autre muscle de son corps. Elle recula, ramenant contre elle sa main comme s’il l’avait griffée.
Roses impossibles.
Taliesin s’occupa donc de Riv plusieurs semaines durant, ne sortant de la grotte que pour y rapporter la nourriture que Keroya leur apportait chaque jour ou presque. Non qu’il se sentit lié à la Morganès pour une raison quelconque, mais parce qu’il aimait les enfants et qu’il refusait que celui qu’elle portait mourût. Il appartenait à cette minorité de personnes que vous croyez connaître et que plus vous connaissez, plus vous avez le sentiment qu’elle vous échappe totalement et qu’au contraire, vous ne la connaissez absolument pas.
Riv errait pour sa part quelque part entre la folie et la mort. Elle ne se rendait plus compte de rien ou presque, murmurait jour et nuit le nom de Tan, ne dormait plus mais n’était jamais éveillée, se nourrissait parce que Taliesin y veillait et demeurait sur le fond rocheux de la grotte qui était perpétuellement immergé. Elle survivait uniquement pour mettre l’enfant qu’elle portait au monde, et encore fallait-il que le harpeur le lui rappelle régulièrement. Elle était devenue totalement aboulique.
Un jour, Taliesin avertit Keroya comme la Louve vint lui porter de la viande :
- Elle ne survivra pas à l’accouchement.
- Pourquoi ?
- Elle n’en a pas la volonté.
- De toute façon, il est impossible que cet enfant vive.
- Crois-tu aux roses bleues, Keroya Alpha ?
- Non. Tout le monde sait bien qu’une rose bleue est chose impossible, comme une rose noire ou verte. Pourquoi cette question ?
- Oh, pour rien. Je voulais seulement savoir.
Cependant cette question travailla longuement Keroya tout le long de son retour à la Meute, et plusieurs jours durant.
Le temps passa. Une nuit de Janvier, il neigea et une violente tempête secoua la Mer, si bien qu’au matin Taliesin dut sortir dégager l’entrée de la grotte et vérifier q’il pouvait toujours escalader la falaise. Finalement il s’arma d’un couteau pour tailler dans la glace les prises dont il aurait besoin. Ce travail lui prit une bonne partie de la journée. Heureusement Riv lui parut très calme. Il ressortit vers le soir pour vérifier que ses encoches tenaient bien, et fut obligé d’en creuser plusieurs autres pour s’assurer une sécurité suffisante s’il devait faire l’escalade chargé. Il rentra épuisé de son travail. Pourtant, à peine à l’entrée de la grotte, il comprit que quelque chose se passait. Un filet rouge teintait les vagues qui sortaient du boyau. Il se précipita à l’intérieur, sans même prendre garde de demeurer au sec. Riv gisait toujours sur le haut-fond, et un flot de sang violine, qui rougissait en se diluant dans la mer, s’épanchait de sa fente ventrale de dauphin. Il tomba à genoux à ses côtés. Elle était inconsciente et perdait cependant les eaux, son corps répondant à l’instinct et non à son esprit dérangé. Taliesin vit la tête du bébé commencer de sortir. Il l’attrapa doucement dans ses mains fines et habiles de harpeur et tira délicatement. Riv revint à elle alors que le corps de son enfant était à demi sorti. Elle réagit d’une violente poussée qui expulsa presque la petite créature hors d’elle, sous l’eau. Le bébé ouvrit ses branchies et, dans un pleur, respira.
- Tan ! cria sa mère. Tan !
A présent le petit être était entièrement sorti, et Taliesin coupa le cordon ombilical. Pour se faire, il dut sortir le bébé de l’eau, et constata non sans stupeur qu’il respirait aussi bien l’air que l’eau. Alors il le tendit à Riv, voyant les forces et le peu de volonté qui restait à celle-ci décroître à vue d’oeil.
- Riv ! Donne un nom à ton enfant !
- Tan ! appelait la Morganès. Tan !
- Tan ne te reviendra pas, Riv ! Tu as un enfant ! Donne-lui un nom !
- Tan ! répéta vainement Riv, ivre de cent douleurs, corps et coeur déchirés. TAN !
- Riv ! cria Taliesin.
Mais il était trop tard. La Morganès s’effondra sans un sursaut, morte, sur son fond rocheux, dans le creux de cette grotte où elle avait connu ses plus grandes joies et ses plus profondes souffrances. Taliesin enveloppa le bébé dans une couverture sèche, sur le sol émergé de la grotte, et rendit à l’Océan le corps inerte de sa mère. Puis il revint, prit l’enfant dans ses bras et le regarda vraiment pour la première fois.
Rien d’autre que soi-même.
Keroya ne chassait pas, mais dormait lorsque le vent lui apporta le chant de Taliesin, et ce chant l’appelait. Elle se leva sans réveiller aucun des siens, et galopa vers la source de la musique.
Le harpeur l’attendait sous un pommier du bois, près d’une source d’eau claire gelée par le froid. Le givre du crépuscule, scintillant sous la pleine Lune, avait recouvert jusqu’au moindre arbuste du sous-bois. Il était assis en tailleur et portait, en plus de sa harpe qu’il posa à terre en la voyant, un paquet de couvertures sur ses genoux. La Louve s’approcha. Elle s’attendait à la nouvelle.
- Riv ?
- Morte.
- Et l’enfant ?
- Il te faudra croire aux roses bleues.
Taliesin déploya les couvertures, découvrant la plus curieuse créature que la Louve eût jamais vue. D’abord, elle crut voir une Morganès pâle, car l’enfant avait la peau d’un bleu délavé de ciel hivernal, et les cheveux couleur saphir, plus intense encore que ceux de Riv, mais aussi lisses et rebelles que ceux de Tan. Puis elle eut un mouvement de recul : en dépit de sa peau de Morganès, la créature avait un nez, et surtout des jambes. De jolies jambes d’Elfe. Elle possédait de plus des branchies derrière les oreilles, et des oreilles effilées. C’était une chose étrange, indéfinissable, belle pourtant. Le bébé suçait son pouce, endormi, indifférent à l’attention qu’il suscitait. Bien entendu Keroya chercha à savoir de quel sexe était cet enfant. Ne voyant qu’une fente, elle crut sur le coup qu’il s’agissait d’une fille, jusqu’à ce qu’elle se souvienne que les Morganès sont naturellement cryptorchides(1) : ce pouvait donc être le cas.
- Est-ce un Elfe ? Une Morganès ?
- Ni l’un ni l’autre.
- Le nom de cette... créature ?
- Elle n’en a pas. Ce bébé n’appartient à aucun peuple, à aucune famille, et n’a aucun nom. Peut-être vivra-t-il un siècle, une semaine ou un jour encore, je l’ignore. Il n’a pas de nom car Riv ne lui en a pas donné. Il n’est rien, rien d’autre que lui-même. Netra zo(2).
Keroya hocha la tête. Elle savait que c’était à elle de s’occuper de cet enfant. Un de plus, un de moins, qu’est-ce pour une Alpha ? Elle repoussa donc les couvertures sur lui et en prit les pans dans sa gueule, puis remercia et salua le harpeur, se retourna et commença de s’éloigner. Elle fit une dizaine de mètres.
- Keroya Alpha ! la rappela Taliesin.
Elle le regarda. Il se leva, et donna une pichenette dans l’un des buissons givrés qui poussaient près de lui. Les cristaux de glace plurent sur le manteau neigeux du sous-bois, dégageant une rose tardive prise au piège de la glace, et gelée de l’intérieur. Elle avait été blanche mais, grâce à l’eau figée et au reflet de la Lune, et peut-être par quelque effet d’optique, elle parut bleue à la Louve, de ce bleu glacé du ciel d’hiver.
- Les roses bleues, dit doucement Taliesin, fleurissent en Janvier.
le 31-08-2006 à 18h12 | Drame transgénique : attention spoilers ! | |
Cette histoire vient effectivement éclairer judicieusement les dessins et poèmes préexistant. Procédons par ordre car je sens que je vais être longue : Style : J’ai noté quelques maladresses mais le vocabulaire est élégant et les descriptions précises. L’introduction est bien menée. L’emploi de l’expression « dimorphisme sexuel » n’est-il pas un peu délicat pour les non-biologistes ? Pareil pou... | ||
le 15-08-2006 à 00h15 | Purement bluffée et admirative | |
Ma chère Netra, Je suis plus dessinatrice qu'écrivaine et donc il m'est plus facile d'observer un long moment un dessin que de lire un texte. Je lis très peu, et la taille de ta participation m'a un peu découragée au départ, je l'avoue! J'ai commencé en me disant "chouette, y a des chapitres, ça sera plus facile pour retrouver demain où je m'en serai arrêtée tout à l'heure". Et voilà que j'ai t... |