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La chute de l'Oiseau

L'oiseau mort observait le plomb brûler ses ailes. Une larme fuyait son orbite béante, traçant un sillon lumineux sur le duvet noir de ses plumes. Quelques vers commençaient à ronger le cadavre et l'agitaient de tremblements qui semblaient un souffle de vie. Et son coeur immobile s'embrasait de souffrance, ses orbites vidées lui refusaient la paix d'une nuit éternelle, son esprit demeurait au sein de cette chair qui avait été sienne. Il sentait cette absence qui dévastait son âme, qui l'écrasait, de plus en plus, s'accroissait au fil des secondes... Un hurlement creusait sa gorge, la déchirait... Mais les morts ne crient plus... Il restait, impuissant, dans son ataraxie sans grâce. Son corps raide se convulsait, faisant parfois suinter quelques gouttes de sang de ses ailes inertes... Les morts ne saignent plus... La larme se tarit et l'oiseau crut mourir vraiment... Mais son coeur continuait de battre, son âme restait prisonnière... Il était son propre linceul, suaire de chair déchirée, d'une âme amputée, de la cendre durcie d'un coeur. Un linceul où la paix n'était qu'une illusion, une étoile déchue dont l'étrange lumière torturait ce mourant qui ne pouvait dormir.

" Je ne suis qu'un cadavre. Je ne peux pas souffrir "... Il se le répétait, chaque instant, ou chaque heure, chaque fois que ses os, écrasés, se brisaient, qu'une plume arrachée entraînait des lambeaux de chair morte et rigide. Chaque fois que les vers s'agitaient dans ses veines, qu'une hyène crasseuse emportait dans sa gueule un organe béant.

Je me souviens si bien... Trop bien, de ses instants. Je sentais la douleur qui écrasait son âme... Qui se terrait en moi aussi. J'aurais voulu qu'il crie, mais il me chuchotait, doucement, longuement :

" Tout cela m'indiffère, ceci n'est plus mon corps... Mon esprit est ailleurs... "

La souffrance pourtant n'a pas cessé de croître. Il traîne ses ailes brisées parmi les débris métalliques et les coeurs putréfiés qui noircissent au sol. La poussière emplit ses orbites et cache les roches brûlantes qui tracent dans sa chair glaciale des stigmates carbonisés, ombres de sa douleur. L'éternité suppure de son ventre vidé, de son crâne fendu... Cette malédiction de survivre aux souillures, de survivre aux souffrances, et de ne pouvoir fuir ni son corps ni son âme. Il est décomposé, il est sans existence... Pourtant, enchaîné à la terre, enchaîné à l'enfer, il ne peut qu'avancer pour ne pas disparaître dans le fond d'une crypte bâtie le temps d'un souffle... Car l'oubli ne viendrait jamais, et il ne pourrait que l'attendre, espérer une délivrance imméritée et chimérique.

Une divinité avait, à une époque immémoriale, posé son oeil curieux sur cet oiseau couvert de terre :

- Qui es-tu donc, étrange bête ?
- Je suis un enfant mort qui porte son cadavre. Mon coeur est trop fragile, mon corps est trop étroit...
- Et que fais-tu ici ?
- Je rampe sur mes ailes, sur mes défuntes ailes que la vie a brisées, que la vie m'a volées. Je ne peux que ramper, jusque dans les abysses écrasants de mes rêves.
- N'as-tu donc jamais de repos ?
- Les tiens seuls pourraient me l'offrir... Je t'en prie, jeune Dieu, donne moi un sommeil de cent millions d'années... Le temps de trouver le repos, le temps de tuer ma mémoire, le temps que cette terre soit lavée de mon sang et de celui de ceux que je ne peux rejoindre !

Mais le Dieu n'avait fait que rire

- Seule la Mort pourrait t'aider ! Un tel sommeil n'existe pas ! Adieu oiseau rampant, fantasque créature, l'heure n'est pas venue.

L'oiseau avait pleuré longtemps, lové dans la poussière, jusqu'à en assécher son corps. Ses yeux étaient devenus cendres, et le temps avait dispersé jusqu'à leur souvenir, une nuit de tempête. Ses plumes avaient durci jusqu'à ne laisser sur sa peau que d'étranges écailles noires, comme sculptées dans l'obsidienne. Sa chair s'était décomposée très lentement, jusqu'à n'être plus retenue que par l'amure la recouvrant.

L'oiseau depuis ce jour ne sentait plus le vent, la caresse des ombres et celle de la pluie, pas plus que le parfum des larmes et des rires, ou que les rayons du soleil. La mort l'avait pris en pitié et l'avait effleuré de sa main squelettique... Mais elle avait tremblé devant tant de souffrance, et s'était écartée sans terminer son geste. L'oiseau demeurait prisonnier de son propre cadavre, de sa propre douleur, à jamais séparé de l'univers vivant. Par mon unique faute.

Une nuit, lorsque ses sombres ailes étaient encore intactes, nous avions volé côte à côte en parcourant la mer de l'Ouest, celle qui borde notre monde. Je l'avais questionné :

- Pourquoi me sembles-tu si lourd ? Ta pupille est fermée et noire.
- N'essaie pas de percer le mur de ma mémoire ; tu n'y trouverais rien, qu'un foetus pré-pubère.
- Tu n'as donc jamais pu effleurer la lumière ?
- J'y ais brûlé mon coeur, ce triste oiseau de bois condamné à l'errance. Offert en sacrifice à ce culte païen que tu nommes espérance.
- Tes paroles sont comme un gouffre de silence. Car tu ne m'apprends rien qui ne se lise en toi, tu ne dis rien de plus sur ta trop longue errance.
- Et je ne veux rien dire. Tu en sais trop déjà. Laisse moi donc mourir de mon inexistence.

Il s'était détourné d'un gracieux virement, pour empaler son corps sur un lointain rocher. Je l'avais ramené, dans le creux de mes plumes, inconscient, apaisé... Mais qu'avais-je donc fait ? Le remords me tourmente... Il avait survolé les eaux jusqu'au royaume Mortuaire, où la cendre inhume les corps. Il voulait y trouver la paix, son sommeil à jamais perdu. Je n'avais pas voulu l'entendre, je l'avais emporté jusqu'au dernier refuge, celui de la Frontière, où les roses toujours fanées entrouvrent leurs corolles pour s'abreuver de sang. C'est un lieu rude et horrifiant, mais je n'osais aller plus loin : j'avais peur de tomber dans le gouffre écumeux qui s'étend au-delà, où les hommes glacés aux écailles brillantes attendent sans repos les voyageurs perdus. Il n'est pas de mort plus terrible que celle devinée dans l'éclat de leurs dents et de leurs yeux hagards.

Il n'y a pas de vie heureuse au-delà de la mer de l'Ouest. On vient pour y chercher la mort. Ici, le plus grand crime est de la retenir. J'ai retenu la mienne, mais j'en avais le droit, j'en suis seul responsable... J'ai osé arracher l'oiseau à la terre promise qui devait l'inhumer. Je ne sais plus pourquoi, je devais avoir peur, peur de la solitude et de la tentation... Il ne m'a pas maudit, mais il a fixé, sans rien dire son corps décomposé, ses ailes putréfiées. Puis son regard s'est élevé... Ses yeux ont déchiré mon âme, ils étaient des miroirs, des miroirs de souffrance... Un verre indescriptible, des larmes cristallines figées dans ses pupilles... J'aimerais l'oublier, mais je suis seul coupable. Je l'avais condamné à vivre, il en était conscient, terriblement conscient... Puisqu'il ne peut mourir, je vivrai moi aussi. Je le regarderai pour me punir encore.

Je suis un être pathétique, impuissant à le délivrer... Un coupable lâche et sordide. Si vous voyez, en Mortuaire (puissiez vous ne jamais venir), un oiseau silencieux qui traîne dans la cendre ses plumes ensanglantées, survolé par un spectre aux longues griffes noires, qui chante doucement l'errance des deux êtres, enfuyez-vous, damnés, jusqu'au gouffre d'écume. Ce destin sera plus plaisant que celui que nous infligeons à ceux qui nous approchent... Ce royaume est à nous, et rien n'entravera sa parfaite douleur, notre ombre et notre essence...

Que le silence y règne. Adieu.

© Syldorrynn

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Publication : Concours "Par delà la Mer de l'Ouest" (Juillet 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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