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La mission Aldalamber

Le 24 août 2534 débuta une expérience fortement médiatisée connue sous le nom de "Mission Aldalamber". De la réussite de cette expérience dépendait à terme rien moins que la survie de l'humanité toute entière. Mais pour bien comprendre l'enjeu, il faut retourner quelques siècles en arrière et retracer une chronologie succincte des événements primordiaux.

Le 03 janvier 2347, la Terre dépassa son seuil de saturation de population. Il n'y avait plus un seul centimètre carré de sol qui ne soit occupé par un logement. Les ingénieurs avaient tiré le maximum des possibilités offertes par l'aménagement du sous-sol et l'élévation des gratte-ciel. La végétation ne suffisait plus à renouveler l'air et les derniers parcs aménagés avaient dû être remplacés par des convertisseurs à oxygène dont le rendement était près de 1000 fois supérieur. La seule solution restait l'envoi massif de population sur les planètes terraformées, mais la capacité d'accueil des colonies n'augmentait pas assez rapidement pour absorber le surplus.

Le 24 mars 2351, les colonies atteignirent à leur tour leur seuil de saturation. Les Etats placèrent alors le contrôle du planning familial dans les mains du secrétaire général de l'ONU. D'un commun accord avec l'ensemble des chefs de gouvernement, le secrétaire général déclara illégal et passible de mort tout acte sexuel pouvant entraîner la fécondation. Tout homme surpris en train de s'accoupler avec une femme était considéré comme un violeur et abattu sur le champ. Un corps de police spécial fut mis en place pour vérifier à intervalles réguliers la virginité des femmes en âge de procréer et pour sélectionner les candidats autorisés à avoir des enfants. La fécondation naturelle fut déclarée hors-la-loi et supplantée par la fécondation assistée. Le lobby des gais et lesbiennes se déclara satisfait de la mesure, qui plaçait officiellement l'homosexualité comme norme de vie.

Le 12 juillet 2438, le secrétaire général reçut le rapport Bromberg sur la carence créative. Après plus de trois ans d'enquête, le rapporteur concluait que le dernier véritable artiste avait été Shi Uen Lai, peintre disparu en 2421. Le rapport signalait en effet qu'aucune activité créatrice n'avait été recensée depuis et que le manque d'inspiration universel restait inexpliqué. Les politiques n'avaient plus de projets, les artistes n'avaient plus d'idées, et les savants ne savaient absolument pas pourquoi. Les hommes étaient tout simplement incapables d'imaginer autre chose que l'environnement dans lequel ils vivaient. Le fait aurait été sans importance pour la survie de l'humanité s'il n'entraînait sans explication logique une diminution conséquente du bonheur et, par ricochet, une augmentation exponentielle et incontrôlable du nombre de suicides.

Le 13 septembre 2474, l'OBH1 recensa ce qui allait devenir le dernier cas connu de bonheur humain. L'instant dura près de quatre secondes et demi, ce qui pulvérisa le précédent record de 3 secondes 8 dixième établi lors d'un orgasme simultané. La communauté scientifique de tout le système solaire se pencha avec intérêt sur le phénomène, essayant d'établir avec l'aide de formules éprouvées si ce cas particulier annonçait un retour en force du bonheur ou au contraire signifiait son ultime sursaut. C'est la seconde hypothèse qui s'imposa. Après vérification, il s'avéra que cet ultime moment de bonheur avait été ressenti en plein sommeil, alors même que le sujet rêvait. C'était d'autant plus surprenant qu'il y avait bien longtemps qu'aucun rêve n'avait été recensé.

Le 24 août 2534 donc, 60 ans après l'incident et après une très longue mise en place d'un protocole d'étude, la "Mission Aldalamber" commença, avidement suivie par l'ensemble du monde colonisé. Il s'agissait d'étudier, grâce aux tous derniers progrès de la biocybernétique, l'origine du rêve et son incidence sur le bonheur. Jonathan Aldalamber avait en effet prouvé que rêve et imagination étaient en étroite corrélation et que la capacité de l'homme à se projeter dans un univers imaginaire ou dans un futur non déterminé influait grandement sur sa capacité à être heureux.

Le plus difficile avait été de rassembler des cobayes à qui il arrivait encore parfois de rêver. Les SSE2, qui pour le coup avaient accepté de mener une mission publique, s'étaient mis sur la brèche et avaient fini par trouver 5 rêveurs potentiels sur les 137 milliards d'habitants que comptait le système solaire. Les sujets de l'expérience furent plongés dans un sommeil artificiel profond et reliés à un ordinateur stimulant les zones du cerveau favorisant le rêve. L'ordinateur était couplé à une machine mise au point par le professeur Aldalamber et qui envoyait une série d'instructions au cerveau pour qu'il mette en place un monde imaginaire et virtuel dans lequel pourraient évoluer les rêveurs. Le but était d'arriver à créer un instant de bonheur en fabriquant de l'inspiration pour un rêve. Si la technique marchait, elle pourrait être mise en place à grande échelle. Le bonheur réapparaîtrait et les suicides cesseraient.

Après un début tonitruant de l'expérience où les cobayes étaient suivis en continu par l'ensemble des chaînes, la retransmission cessa du jour au lendemain sans explications. Personne n'eut l'idée de demander pourquoi mais comme l'administration avait pris l'habitude d'exiger un rapport sur tout, Jonathan Aldalamber rédigea une note rapide.

" [...] Après 87 heures de sommeil artificiel, la machine a réussi à se caler sur le biorythme des cerveaux des cobayes et à interférer progressivement sur l'influx nerveux pour créer un rêve médicalement assisté. J'avais personnellement calibré la machine en utilisant l'univers créé par un vieil auteur du XXème siècle. Cet univers avait l'avantage de fournir un nombre important de paramètres sur l'ensemble des sphères représentatives, permettant ainsi à la machine de parer à toute éventualité en gérant des probabilités aléatoires confinant les possibilités envisageables à 2,416 fois l'infini.

L'idée était de partir du monde originel en le transformant progressivement selon l'évolution qu'avait suivi notre propre monde et d'établir avec certitude quelle succession de transformations avait placé l'homme dans l'incapacité de se projeter dans un futur indéterminé (théorie défendue par Krisnoïarsk sur le bonheur par projection) ou dans un univers non existant (théorie défendue par moi-même sur le bonheur par création).

La machine avait également été configurée pour empêcher à tout programme de transformation de s'attaquer à une partie de l'univers virtuel, à savoir une île lointaine et paradisiaque. Le but était de stimuler l'imagination des rêveurs et de la maintenir une fois que le processus d'évolution aurait donné au monde rêvé exactement la même apparence que le monde réel.

Si l'expérience réussissait, il suffisait par la suite de fabriquer des machines similaires à grande échelle et d'en faire un équipement ménager classique ; en créant une plage horaire spéciale dédiée à l'imagination, la machine donnait à chaque foyer une part de rêves et ôtait ainsi d'emblée toute idée de déprime et donc de suicide.

Malheureusement, après des débuts prometteurs, la machine s'est retrouvée confrontée à une erreur de programme interne : les cobayes avaient fui en empruntant des bateaux pour rejoindre l'île. En terme technique, les rêveurs s'étaient placés hors programme dès que le programme avait été sur le point d'achever le processus d'évolution. La machine ne pouvait dès lors plus assurer le contrôle sur les cobayes. Si leurs fonctions vitales restaient sous contrôle, leurs esprits avaient complètement disparu des écrans d'observation.

A l'heure actuelle nous maintenons toujours en vie les cinq cobayes et une équipe réduite de techniciens tente de mettre en place un éventuel add-on informatique pour reconnecter la machine avec les esprits disparus. Les probabilités de succès restent assez limitées, et il est probable que ceci constitue la fin de la Mission Aldalamber."

Notes :
1 : OBH = Observatoire du Bonheur Humain. Organisme chargé de recenser, mesurer, cataloguer et expliquer chaque instant de bonheur ressenti dans le système solaire.
2 : SSE = Services Spéciaux d'Enquêtes. Organisme semi- secret rattaché à l'ONU et chargé de toutes les missions de surveillance de la vie des solariens.


© Telglin



Publication : Concours "Par delà la Mer de l'Ouest" (Juillet 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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