Avril...
Il pleut dehors. Les gouttes viennent former un ruisseau contre la vitre. Mon regard se noie dans cette cascade où un arc-en-ciel éclate en mille feux. Ce crépuscule possède un étrange ensorcellement. Au sein de cette monotonie hypnotique, j’ai l’impression de vivre au ralenti. Décomposition de mouvements en séquences étrangement saccadées. La musique participe subtilement à cette confusion, sons lisses et froids, vierges de toute émotion chaleureuse. Des mélodies cristallines se brisent contre des rythmes lourds et agressifs.
Je n’aurais pas dû choisir cet album. Le boîtier traîne par terre. La photographie semble douée d’une vie propre. Glace et neige. Romantisme anachronique, souvenir de crinoline... de bal viennois. Et je repars dans le passé.
Il y a un souvenir qui évoque une présence. Il flotte dans cette chambre, résonne autour de moi, m’enveloppe dans ses plis cotonneux. Brouillard intime, prénom féminin. Il est primordial que je ne dessine pas son visage, pas maintenant. Il doit exister une solution, une issue à ce labyrinthe émotionnel. Je suis prisonnier depuis trop longtemps dans cette partie de ma mémoire. Complaisance morbide pour ce qui m’a déchiré. Un fantôme hante mes nuits, ombre sur la blancheur du mur, voile sur une lune triste, poussières dans le rai solaire. Cela ride la surface immobile du lac, au fond de ma forêt de Brocéliande. Morgane attend Merlin, veuve de lierre sur corps de verre. Mais c’est une autre histoire.
Le ciel est gris, couleur mate et plombée. Les toits se dressent en enfilade sous l’averse. Je contemple au loin, par delà la muraille qui ferme l’autre côté de la rue. Bien plus loin que cet horizon bouché. Elle vit ailleurs. Sans moi. Je voudrais connaître la trace que sa mémoire garde de moi. Que suis-je devenu pour elle ? Un souvenir qui s’étiole avec le temps ? Un infime écho qui ne réveille plus rien ? J’ai le sentiment qu’elle a fui dans un temps où je ne peux l’atteindre. Elle m’a laissé bien en arrière sur la route. Vieil artefact non réclamé.
Un son synthétique envahit l’atmosphère en une lente progression. Un mur liquide s’avance vers moi. C’est noir et brumeux. C’est lourd et majestueux. C’est froid et mortel. Un clavier tisse une nappe scintillante entre des notes primaires. Ce titre me semble interminable. Cela me renvoie bien en arrière, vers des moments couleur bleutée. La longue glissade vers le passé, que je ne peux freiner, continue. Aucune prise pour cela, je dois être trop vulnérable.
Je revois une chevelure... je me crispe sur une rambarde imaginaire. Ne pas me pencher plus avant. Ne pas regarder le vide qui s’ouvre à mes pieds. Ne pas regarder en arrière non plus, de peur d’y reconnaître son visage. Des images naissent et se mêlent fugacement : comme Orphée, si je plonge mes regards dans les siens, je deviendrai le jouet d’un autre tourbillon.
Des voix anormalement déformées me murmurent de prendre garde. A travers le rideau de pluie, il me semble discerner une déchirure dans le ciel. S’engouffrant par cette plaie céleste, le soleil plonge vers le sol, sa chevelure de lumière balayant les toits. La musique se fait plus ample, plus dense aussi. Je demeure suspendu au bord du gouffre, attendant la chute. Equilibre presque lunaire.
Je ne peux résister. Mes forces déclinent rapidement. C’est comme un puzzle qui se reconstitue de lui-même. Chaque pièce s’emboîte à sa place sans hésitation. J’assiste en spectateur impuissant, appréhendant de reconnaître son visage. La pluie berce la mélancolie, tapissant mes regrets d’une patine sensuelle. Un désir presque masochiste à contempler l’illusion d’une douleur enfuie. La sentir croître et se développer, espérer que le coeur n’a pas oublié, que le baume du temps, anesthésie mémorielle, n’a pas fait son oeuvre.
Ce cynisme est un iceberg à la surface d’une mer glacée. Il émerge, masse translucide, festonné par les vents polaires et ceint par une brume lascive. Trop bref instant d’accalmie. Stase parfaite de tensions contradictoires, j’ai tellement soif de la revoir ! A présent, le souvenir s’installe définitivement. Je suis revenu longtemps en arrière, la pièce est emplie de sa présence. J’entends presque sa voix, un brin de magie que voile la mélodie cristalline. Un parfum familier, tellement reconnaissable.
Elle m’observe, étendue sur la couche défaite. Son regard me traverse pour se perdre au-delà. Je n’existe pas. Je ne suis qu’un reflet sur la glace, un jeu de lumière particulière. Elle se tait. Visage hermétique. Sa pâle chevelure éparse sur l’oreiller. Son corps demeure indiscernable. Il fait soudain froid dans la pièce. L’hiver a franchi l’obstacle de la vitre, la température s’est fortement abaissée. J’éprouve une certaine gêne, un léger picotement au bout des doigts.
Je regarde un fantôme. J’essaie gauchement de faire un pas vers elle mais dans son regard, une lueur me dissuade d’achever ce mouvement. Elle m’interdit son monde et me laisse solitaire au milieu des décombres de ma vie. La vieille morsure oubliée se ravive au creux de mon cou, là où elle a imprimé sa marque. Là où nos sangs se sont mêlés, là où se sont engouffrées les toxines étrangères, envahissant mes artères comme un ouragan silencieux. Dans ses yeux révulsés, l’extase a tout emporté tandis que je fuyais sur l’arête du temps....Je me souviens...
Au seuil de l’aurore, la Reine de la Nuit m’a tendu un petit sachet de toile ordinaire, fermé par un cordon aux franges dorées. En penchant la tête, elle m’a murmuré à l’oreille :
« Tu es à moi pour toujours. La vie éternelle coule désormais dans tes veines, tu es sangtifié. Mais lorsque je t’appellerai, tu viendras. Prends ce sachet. Il contient de la poussière de Lune, le sang de la Déesse des Enfants de la Nuit. C’est un gage de fidélité et un signe de reconnaissance. Tu devras le porter contre ton coeur à jamais. Je reviendrai »
Puis après un dernier baiser, elle a disparu dans la lumière cendrée. Une nausée au bord des lèvres, ce goût de sang au fond de la gorge, je suis resté prostré sur mon lit, à demi conscient. J’ai parcouru les neuf cercles, griffant les draps maculés d’humeurs glauques. Fièvre, frissons et délires. L’horloge murale fut le témoin impassible de ma détresse vertigineuse. Le feu a embrasé mes veines, d’étranges sensations ont désorienté mes sens exacerbés. J’ai appris...
Il pleut toujours dehors. La musique s’est tue après un dernier accord suspendu comme une bulle de savon dans l’étrange atmosphère. Je m’approche d’elle, de plus en plus présente, de plus en plus vivante. Ma Reine. Mon amour de crépuscule. Enfant de la nuit, je suis damné rejeté dans l’ombre de la croix. Qu’importe pourvu qu’elle m’aime. Qu’importe les paroles de haine jetées après moi, les anathèmes et les exorcismes. Pourvu qu’elle m’aime.
Elle reste silencieuse. L’ourlet de ses lèvres est une promesse délicieuse. Lentement, comme à regret, elle désigne du doigt le ciel sans étoile, de l’autre côté de la fenêtre où la Lune semble si proche dans son habit blafard. Je sens une chaleur naître sur mon coeur, une chaleur qui grandit rapidement. Le sachet. J’essaie de l’arracher mais en vain. Sélène me sourit à nouveau, me regardant droit dans les yeux. Son regard me consume un peu plus. Elle parle.
« Le temps qui t’était imparti touche à son terme. Pendant une année pleine, tu as joui des pouvoirs que je t’ai conférés. Mais chaque chose doit avoir une fin. Aujourd’hui, je te rappelle ton serment. Tu es à moi. Ton destin est scellé, vois ! Le sachet s’ouvre et la poussière de la Mère s’infiltre en toi, divine alchimie. A partir de cette nuit, tu garderas les portes de mon Royaume des Cieux ! »
En un instant, elle est sur moi, autour de moi. Sa force surhumaine m’emprisonne dans un étau d’acier. Epouvanté, je discerne l’éclat sombre de ses yeux quand elle approche sa bouche entrouverte de ma gorge dénudée. Je suis une mouche prise dans les rets de l’araignée. Ses dents si blanches s’enfoncent à nouveau dans ma veine jugulaire où la vie palpite frénétiquement. Bruits de succion écoeurante. Un torrent rouge profond éclabousse nos visages.
« Je t’ai aimé, mon Chasseur ! »
Non !
Comment résister ? La nuit est tombée entre ses instants de magie. Je n’y ai prêté aucune attention. Le rayon fantomatique qui traverse la fenêtre m’enveloppe dans une aura scintillante. La brûlure devient insupportable. Mais aucun son ne sort de ma gorge déchirée. La lune sanglante draine irrésistiblement mon énergie vitale. Toutes mes forces m’abandonnent, absorbées vers l’astre nocturne. Dans le miroir, il y a cette silhouette qui se délite lentement, attirée dans la lumière céleste. Je suis bientôt en suspension dans le rayon de lune, décomposé en atomes lumineux et colorés.
Juste quelques grains de poussière qui s’élèvent en dansant dans la clarté cendrée. Quelques fragments de conscience qui s’enfuient en longues volutes ondoyantes. Je distingue bientôt les toits au-dessous. Les lumières de la ville sont des points qui s’amenuisent au fur et à mesure de mon ascension. La voûte au-dessus est immense et malgré la pleine lune, aucune étoile ne brille. Je monte toujours, la terre s’étale dans l’espace. Je croise des satellites aux paraboles largement déployées, veilleurs angéliques de la nouvelle société.
Enfin, j’atteins ma destination. Je suis désormais l’homme dans la lune. Le marchand de sable. Tel est mon sort, ma malédiction. Chaque nuit je descendrai, glissant gracieusement le long d’un rayon de régolithe, me pencher sur vos rêves. Je compterai vos moutons et chasserai vos secrets les plus inavoués. Dans mes filets, j’emprisonnerai vos démons intimes et vos peurs enfantines pour boire à la source de vos péchés. Vous hurlerez, lèvres closes et mouvements oculaires rapides, impuissants au fond de votre lit...
Quelle que soit votre foi, quelles que soient vos supplications... j’envahirai votre sommeil et vous traquerai dans vos cauchemars. Vous n’aurez aucune chance, je suis le Chasseur de la Lune. Quand mes griffes vous saisiront, j’apposerai sur votre front tremblant la marque blême du passage. Je déposerai au creux de votre main quelques grammes de poussière en paiement de vos fautes... et votre âme sera mienne le jour de votre trépas !
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le 12-01-2007 à 17h06 | Amours sélénites | |
Ben dis donc, on peut dire que ça t’inspirait ce thème ! Le style est toujours aussi beau, notamment avec les phrases nominales du deuxième paragraphe. Ces phrases également : « Un fantôme hante mes nuits, ombre sur la blancheur du mur, voile sur une lune triste, poussières dans le rai solaire. Cela ride la surface immobile du lac, au fond de ma forêt de Brocéliande. Morgane attend Merlin, veuve... |