“ Allez ”
Les ténèbres se referment dans leur silence de circonstance. L'impasse n'est plus éclairée. Le dernier néon a été détruit par une bande de maraudeurs en mal de transfert affectif. Il existe une sensation de puissance dans l'acte de destruction. Ecouter la plainte de l'objet qui se brise, la force reste supérieure, c'est inévitable. Voir la poussière recouvrir la haine, la haine recouvrir la paix, cette paix dont le symbole disparaît peu à peu dans les arabesques fauves d'une lune montante.
Le veilleur poursuit sa ronde. Sa peur est perceptible. Elle l'entoure, aura hésitante. Son coeur bat follement dans sa poitrine. Pour ce soir, il est presque sauvé. La violence ne s'est pas déchaînée. Les immeubles qui bordent l'impasse sont silencieux et obscurs. Immenses fantômes s'élançant vers un rêve à peine esquissé, par delà les nuages à travers ce ciel déformé, ils plongent leur somnolence hypnotique dans un mascaret de couleurs. Creuset d'émotions mal définies.
Ces géants immobiles contemplent un horizon à jamais figé. Ils sont assis sur la fondation inerte d'une révolution inachevée, tournoyant sans cesse dans l'objectif fou d'un objectif numérique. Ils sont impuissants contre l'assaut définitif des visions changeantes.
L'impasse n'est pas longue. Mais c'est le boulevard passif d'un autre univers qui jaillit de plain-pied dans le réel. Ce réel si sécurisant. Si docile. Si prévisible. Ainsi qu'un fleuve qui s'enfonce dans la mer, laissant une trace jusqu'au large, c'est un autre monde qui s'infiltre en écharpes ondulantes aux couleurs étranges, reflets non conformes de la réalité, lorsque les lumières clignotent dans le ciel.
Cela perturbe quelques fois l'histoire des rêves.
Cela bruisse dans une approche reptilienne.
Lorsque s'éteint le dernier feu de la civilisation, tout un pan du réel bascule dans la légende. Lorsque la civilisation est piégée dans un cadre étranger, tout un pan du réel bascule dans l'onirisme où surgissent des concepts différents, des échelles de valeurs inadéquates, opposant leur irréalité ancrée dans le rêve à une réalité devenue inapplicable.
Le veilleur est là, fredonnant doucement une vieille chanson. Patrimoine culturel. Il est le dernier représentant d'une loi écartée. Il croit marcher vers son havre, vers son salut. Son chien trotte à ses côtés, inquiet. L'animal évolue dans un champ de perceptions plus étendu où des signes marginaux sont replacés dans un schéma plus général. La bête sent la tension.
Cela se tord dans l'air. Une présence inhabituelle à travers les couches superposées des consciences endormies.
A présent, le Veilleur songe à des visages qui dansent dans une lumière bleue et ambre une ronde muette, inexpressifs ou hurlent leur personnalité par chacun de leurs traits. La grande traque a commencé. Le veilleur hésite à comprendre. Il n'est pas payé pour ça. Il fait froid. La lune rousse est à présent à la verticale de l'impasse.
La veille est presque achevée. Le Veilleur réfrène son envie d'accélérer le pas. Toujours ce fond de courage et d'honnêteté professionnelle. Il marche stoïquement.
A pile, il a fini.
Mais chaque seconde l'éloigne en fait de la sécurité et le rapproche au contraire du cours impétueux de son destin. Le phénomène est né de nulle part, assemblé de façon autonome, indépendant des circonstances extérieures. Résultant d'une série de charges contraires, il s'introduit dans le présent en franchissant la brèche faite au coeur de cette nuit.
Ce n'est pas la peur.
Ce n'est pas l'angoisse.
Juste un grain de folie déposé sur le miroir terni des apparences. Certains ont été frôlés par les ailes bruissantes mais nul n'a jamais pu en témoigner. Sa manifestation requiert des détecteurs trop sensibles. Pourtant ce soir, une réaction complètement irréversible a commencé.
Sous la pâle lune rousse de janvier, la lumière oblique noie l'impasse et le poudroiement des rayons lunaires dévoile en partie les piliers d'un pont suspendu dans le vide. Ses arches s'élancent vers un point encore invisible. L'édifice majestueux est d'une blancheur fantomatique. Ses détails sont estompés dans le manteau nocturne. Profondeur de champ insuffisante.
Au-dessus, une étoile semble scintiller plus fortement.
Le chien de garde s'aplatit sur le bitume, refusant d'aller plus loin. Il geint doucement, opposant une résistance inattendue à son maître. Dans le rayon lunaire, le pont stellaire déploie maintenant ses arcades vers l'étoile du Nord. Il est désert encore mais il y a comme une impatience qui vibre dessus. Il franchit le vacuum sans fléchir, ses perspectives reforment la voie droite, la route perdue, celle qui conduit vers le pays inaccessible, loin des industries lourdes et sans espoir. De l'autre côté de l'arc-en-ciel...
Le veilleur sent une étrange alchimie s'opérer en lui. Au plus profond de son code génétique, des messages cellulaires réveillent des séquences nucléiques assoupies, réplications anarchiques. De violentes nausées le plient en deux. Il crispe ses mains sur son estomac, luttant pour ne pas perdre conscience. Sa bête gronde sourdement, s'écartant de lui. En vacillant, il s'appuie sur le mur de l'impasse. Son ombre projetée par la lune en feu danse diaboliquement. Il paraît plus grand sous les étoiles et sur son front brille une gemme à l'éclat insoutenable. Ses cheveux naguère gris et ternes flottent librement en longues mèches cendrées.
La lune sauvage pleure une poussière qui se dépose sur ce décor de bout du monde. Il éclate de rire quand cette averse cotonneuse caresse son visage. Son chien s'est libéré de la laisse de cuir et a fui dans l'ombre bienveillante d'une profonde porte cochère. Ses mains se ferment lentement, se verrouillant en poings menaçants. Il se tient droit au fond de l'impasse, attendant l'instant pour lequel son code génétique a été patiemment transmis de génération en génération. Aucune pollution n'a pu diluer la puissance des informations qu'il contient. Les porteurs ont pu changer, les stratégies de dissimulation ont parfaitement rempli leur fonction pour que, cette nuit, l'ultime sentinelle des étoiles se dresse exactement à l'endroit prévu sur des tables astronomiques depuis longtemps disparues.
C'est ici et maintenant.
Il distingue des silhouettes qui s'avancent sur le pont des étoiles. Des oriflammes flottent dans un vent étranger. Des couleurs qu'il reconnaît. Elles ont flotté jadis sur un rivage oublié, au coeur d'une bataille dont le nom s'est perdu. Des seigneurs accourus à l'appel désespéré lancé par les derniers défenseurs d'une terre oubliée. Devant leurs armées, les montagnes ont été ouvertes et les eaux hurlantes et fumantes ont dessiné d'autres plages, d'autres côtes. Les hérauts des puissances de l'Ouest ont frappé aux portes de la forteresse noire où l'ombre du mal s'était terrée, affolée et misérable.
Puis la route droite a été effacée comme le réveil efface le rêve. Quelques bribes de souvenirs qui hantent les mémoires des conteurs ou des fous. Quelques images en arrière-plan qui troublent le sommeil des dormeurs. Des murmures qui s'entendent entre chien et loup, lorsque la lumière s'égare entre les mondes... Des prières incomprises qui s'élèvent dans les temples secrets aux divinités masquées. Des offices de ténèbres rouges et noires où les grands prêtres se balancent d'avant en arrière entre les fumées d'encens. Une chaîne ininterrompue de causalités savamment dissimulées.
Les révolutions célestes ont terminé leur course. Les astrologues ont toujours su que la vérité se cachait dans l'alignement magique des astres. Hélas, ils n'ont pas réussi à percer l'ultime révélation, si près et pourtant si loin. Une civilisation a consacré son destin à découvrir ce dessein immémorial. Au bord du Mystère, ils ont été éteints comme on souffle une chandelle. Seules demeurent les lignes écrites sur le sable en immenses lignes...un langage s'adressant à des visiteurs célestes.
C'est ici et maintenant.
La poussière de lune tapisse l'impasse, masquant les détails familiers qui la maintiennent dans la réalité. Aucun bruit ne rompt l'enchantement de l'instant. Un paysage hors du temps se déploie maintenant. Les horizons se sont éloignés hors de vue. Le Gardien est posté à l'entrée du gigantesque tablier. Il attend.
Loin, très loin vers les étoiles, une densité particulière de l'éther se concentre pour former une silhouette encore indistincte. Elle avance vers lui. Une aura brumeuse l'entoure, soulignant la puissance qui s'en dégage. Un muscle sur la joue du Gardien tressaille, tension maximale. Il se tient droit ainsi qu'il se doit. Le poli de son armure de vermeil est une mer insondable où se reflètent les lourds nuages annonçant la tempête. D'une main, il tient la longue lance, de l'autre le grand bouclier en mithril ouvragé.
Posture de combat.
Le Seigneur descendu des étoiles est proche. Il est d'une stature surhumaine. Ses traits sont familiers et pourtant tellement étrangers. Beauté d'outre-monde. Mais toute cette perfection est gâchée par la colère qui gronde au fond de ses prunelles, qui tord ses lèvres en un rictus grimaçant. Cette colère née du fond des âges dans la solitude des étendues extérieures, du vide au-delà du vide. Là où l'ont précipité ses frères, avant que ce monde se réveille d'un long sommeil. Son armure est comme une muraille de cristal aux formes tourmentées. Le Dieu pénètre lentement dans le continuum humain, provoquant un déchirement de l'atmosphère, sifflement suraigu. Viol cosmique.
“ Arrêtes-toi ! ” crie le Gardien devant le pont des étoiles. “ Tu as été banni par les Valar après la guerre de la grande colère. Arda t'est à jamais fermée ! Repars vers les abysses extérieurs ! ”
Le Dieu sourit cruellement.
“ Je te reconnais. Tu as beau te cacher derrière des masques et des chairs différentes, je te reconnais, Astaldo ! Te rappelles-tu la nuit et la fuite ? Tu ne m'arrêteras pas ! As-tu remarqué l'obscurité ? ”
Le Dieu, dans un grand rire, tend la main droite vers le Gardien, paume vers le ciel. Puis, lentement, il la tourne vers le sol, libérant une pluie de poussière rouge sang.
“ Banni, je suis le Gardien de ce Monde, telle est la volonté d'Eru. Si tu franchis la frontière de ce monde, si tu mets un pied sur cette terre que tu as détruite, alors tu connaîtras ma colère et ma force, s'il est vrai que je suis celui que tu as nommé. Mais ne te trompes pas, regardes autour de toi...ce n'est pas la nuit...dans cet âge d'Arda, la véritable nuit n'existe pas !
- Ouvres les yeux, Tulkas... je suis là, ici et maintenant. Demandes-toi comment je me suis libéré de la prison éternelle que les Valar avaient imaginée pour moi ? Regardes cette poussière de lune...et interroges ton coeur. Tu es vaillant, tu es fort...mais tu ne m'arrêteras pas. Je suis venu réclamer ce qui est à moi. Si tu t'interposes, tu connaîtras alors le sort des autres Valar !
- Tu...ne...passeras...pas... ”
Le Gardien jette au loin le grand bouclier et lève la longue lance...non...en fait, c'est un grand bâton au bout duquel brûle un feu secret. Subtilement, son apparence change. C'est un mage qui se dresse devant le Dieu stupéfait. Un mage enveloppé dans une cape d'une blancheur immaculée. Un magicien qui abat avec force son bâton devant lui, sur la première pierre du pont des étoiles.
“ Tu n'as rien appris Morgoth... J'ai combattu jadis ta créature, le dernier Balrog, celui de la Moria. Il est mort sur les flancs de la montagne. Je ne suis pas Tulkas, l'infatigable chasseur, non. Je suis Gandalf mais nombreux sont les noms qui me nomment ! ”
Et tandis qu'il prononce ces derniers mots, le pont vacille sur sa base. Le Dieu recule d'un pas, la peur s'insinuant en lui. Il a l'air beaucoup moins grand soudain. Le pont s'évanouit peu à peu, balayé par un grand vent qui se lève du Nord. Le Dieu pousse un rugissement de haine et d'impuissance. Il lève un poing rageur mais ne peut finir son geste. Il est emporté comme un fétu de paille au fond de l'abîme entre les étoiles, bientôt plus qu'une silhouette qui tourne comiquement dans le vacuum.
Lentement, le Gardien se détend et l'impasse retrouve son aspect habituel. Le gardien siffle doucement et son chien trotte timidement vers lui, évitant les flaques d'eau où flottent encore des amas de poussière. Le bâton et la cape ont disparu. Ne reste que le veilleur, plus courbé et fatigué, plus vieux aussi.
A pile... il a fini. Juste un battement de coeur, une fraction de temps, un dernier pas. Mais c'est son dernier battement de coeur, son dernier soupir. Les combinaisons biochimiques ont recomposé une hélice à bout de souffle. Il s'effondre doucement, tout contre le mur de pierre au fond de l'impasse, sans un mot. Son chien jappe tristement à ses côtés. Le visage du veilleur est serein, presque radieux. Il a rempli sa mission, inscrite au plus profond de ses gènes.
Il n'y a pas de lumière blanche. Il n'y a pas de char ailé qui descend d'un ciel de gloire. Non, juste la vie qui se retire sur la pointe des pieds. Un homme est mort pour que de nombreux survivent. C'est toujours ainsi...
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le 10-01-2007 à 17h29 | Cent fois sur le métier... | |
Au début se met en place l’atmosphère, une ambiance qui s’installe longuement, très longuement. Avec une telle introduction, on s’attend à un long récit, presque une épopée. En fait l’histoire se résume à une rencontre. Il aurait pu y avoir au moins une belle scène de combat. Non. Quelques phrases échangées, et tout s’arrête. Morgoth serait-il plus faible qu’un Balrog ? Quand on pense que Gandal... | ||
le 09-01-2007 à 14h19 | Bridge of sorrow | |
Vous allez dire que je pinaille mais j’ai trouvé les premières descriptions un peu lourdes et peu claires. J’ai noté plusieurs répétitions un peu partout dans le texte (notamment sur silence, lignes…). Sinon, le style reste agréable et élégant, avec un vocabulaire recherché. L’histoire m’a rappelé mes parties de Torg (ah, folle jeunesse, où t’es-tu enfuie ?), dans lequel la planète Terre est infil... | ||
le 07-01-2007 à 02h42 | oui mais | |
bien écrit mais pas d'une originalité folle. En plus les références au Seigneur des Anneaux finissent par devenir rasoir. Déjà que je ne suis pas fan des bouquins de Tolkien(l'histoire est intéressante mais l'écriture indigeste), (par contre j'aime bien les films de Jackson) |