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Le traineau de lune

« Dormez bien les enfants ! »

Papa éteint la lumière, comme chaque soir. Il est là, debout, dans l’encadrement de la porte. Il est grand, il est fort... J’ai une brusque envie de me précipiter dans ses bras quand la voix de maman s’élève venant du salon. Je ne comprends pas ce qu’elle dit mais papa éclate de rire, de son rire sonore et grave. Mon papa aime bien rire.

« J’arrive chérie ! »

Il referme doucement la porte et l’obscurité s’installe, à peine contrariée par les lumières de la rue qui s’infiltrent à travers le volet clos. Dans le lit à côté Lucien, mon cadet, dort déjà. Je l’entends respirer lentement. Lucien n’a pas de difficulté à s’endormir. Il tourne une ou deux fois dans son lit et c’est parti, il dort. Moi, je retiens mon souffle. Je remonte nerveusement le drap au dessus du menton. Mon combat quotidien a commencé. Pas question de l’avouer à ma mère. Elle ne comprendrait jamais. Je fixe la porte. J’attends le miracle qui ne viendra pas : la porte s’ouvre et laisse apparaître mon père :

« Viens fiston, ce soir il y a un bon film que tu peux regarder. »

Hélas, mes parents sont de la vieille école. Les enfants doivent se coucher dès le début de soirée. La pénombre s’éclaircit, mes yeux s’accommodent progressivement à la faible luminosité résiduelle. Les objets familiers sont à nouveau reconnaissables même si de subtils changements sont intervenus. Comme chaque soir. Mon robot tend ses bras, délaissé sur un coin du bureau. Le placard est entrebâillé, tache plus sombre dans la semi obscurité. N’allez pas vous imaginer que j’ai peur du croque-mitaine qui serait tapi au fond. Ces histoires me font sourire. Comme celle du monstre caché sous le lit. J’ai passé l’âge. Non, c’est pire pourtant. J’entends les voix étouffées de mes parents. Ils sont toujours dans le salon devant la télévision. J’ai du mal à ne pas fuir hors de cette chambre. Je l’ai fait souvent, plus petit. J’arrivais pieds nus, tête ébouriffée, petite chose immobile sur le seuil du salon, silencieux et les pleurs au bord des paupières.

L’un ou l’autre de mes parents finissait par faire attention à moi. Ils me grondaient gentiment mais ensuite ils me réconfortaient un petit moment. Puis ils me raccompagnaient au lit où après un dernier baiser, ils me laissaient tout seul dans les griffes de la nuit. Lucien n’entend jamais rien, n’a jamais eu peur de rien. Hier, il s’est moqué de moi : « Poule mouillée » m’a-t-il dit en rigolant. Puis il s’est tourné et s’est endormi. Comme cette nuit. Comme chaque nuit. J’attends leur retour. Ils ont promis de revenir. Ils sont cruellement ponctuels.

Je vais vous dire mon secret. Je vais me confier à vous comme je n’ai jamais pu le faire à ma mère. C’est au-delà de son imagination. Et je ne peux compter sur mon père. Non. Vous qui êtes dans le ciel, je crois en vous. Sinon que deviendrait un petit garçon sans défense ? Je ne sais pas si vous existez vraiment bien sûr, mais j’espère de toute mon âme que oui ! Vous êtes la seule force qui me permet de trouver le sommeil libérateur où je m’enfonce avec soulagement. Je voudrais pouvoir tout oublier. Tout effacer. Tout recommencer. Mais c’est juste impossible, je le sais bien. Mes chers anges, protégez moi encore ce soir. Faites qu’ils ne viennent pas. Laissez-moi grandir un peu. Un peu plus. Il faudra bien que je devienne un homme, moi aussi. Et un homme n’a pas peur n’est-ce pas ? Je pourrai les affronter et le faire, c’est déjà les rejeter hors de mon univers, non ?

Je suis en sueur. Ma mère s’étonne que je transpire autant. Je suis littéralement trempé d’une sueur froide. C’est désagréable. Les draps eux-mêmes en deviennent humides. J’ai passé des examens mais ils ont dit que décidément je n’avais rien de grave, juste une température corporelle un peu plus élevée que la moyenne.

Ils sont venus plusieurs fois déjà, de nombreuses fois. Depuis, chaque nuit est un cauchemar pour moi. J’épie le silence et l’obscurité jusqu’à ce que, à contrecoeur, le sommeil m’emporte. Un sommeil agité et fiévreux. Angoissant. Je me réveille souvent, toujours dans les dents de ce même cauchemar indescriptible. Je me retrouve complètement entortillé dans les draps, suffocant et trempé de sueur. Comme un bébé, j’appelle :

« Maman...maman...j’ai soif ! » Un prétexte futile mais indispensable.

Vous savez, le pire, c’est qu’ils ne préviennent pas.

La première fois, j’ai cru d’abord que je rêvais. J’ai ouvert les yeux. Le réveil marquait presque minuit au plafond. Une atmosphère curieuse emplissait la chambre. La fenêtre était grande ouverte. Une lune parfaitement ronde emplissait un ciel sans nuage, déversant une lumière spectrale presque palpable. Aucun bruit du salon : les parents avaient dû aller se coucher. Leur chambre était juste de l’autre côté du couloir. Je me suis levé prestement mais mon estomac a protesté violemment. Le gâteau au chocolat de mon 10ème anniversaire avait été particulièrement bon et j’en avais repris deux fois ! Autant dire trop. Dix ans. Ca y était, j’avais 10 ans. J’avais franchi un cap, je n’étais plus un enfant ! La terre entière m’attendait, elle m’appartenait enfin.

J’ai enfilé mes pantoufles et je me suis approché de la fenêtre. Lucien, enrhumé, ronflait paisiblement. La rue était déserte. Au carrefour, les feux oranges clignotaient inlassablement. La lune était là, presque à portée de main. Tout semblait normal. J’ai failli secouer Lucien, il avait encore dû jouer avec le mécanisme du volet roulant. C’est alors qu’un détail a attiré mon attention. Une fine brume s’effilochait autour des lampadaires, juste un halo gazeux autour de la lumière projetée au sol. Mais je m’aperçus qu’elle s’épaississait et, peu à peu, envahissait toute la rue. C’était comme une marée moutonneuse qui recouvrait progressivement les voitures alignées le long des trottoirs, les feux tricolores, les devantures des boutiques, les premiers étages des immeubles d’en face. Cela montait et se densifiait. Un phénomène irréel.

Bientôt, j’aurais presque pu toucher cette eau cotonneuse qui clapotait juste sous ma fenêtre. Et nous habitons au 12ème étage ! On aurait dit que toute la ville avait été engloutie par cette brume extraordinaire. Dans le ciel, la lune avait encore grandi, les étoiles pâlissaient autour d’elle. Je n’avais pas peur. Le clapotis de la marée lunaire me berçait d’une langueur hypnotique. Je me suis penché par-dessus le rebord de la fenêtre, tendant ma main vers les volutes de fumée. C’est à ce moment que se fit entendre une gracile mélodie, quelques notes de flûte s’entrecroisant délicatement. J’ai cherché d’où venait cette musique à la simplicité mélancolique.

Rien à droite. Rien à gauche. J’ai alors levé la tête et il m’a semblé qu’elle provenait de la grosse lune qui se penchait sur moi. Encore plus près. Toujours plus près. Sa face toute ronde était craquelée et ridée, une grimace blafarde accrochée au firmament. Une ombre descendait lentement, au rythme de la mélodie enfantine. Une ombre qui déséquilibrait la quiétude de ces instants. L’ombre s’avançait dans le chemin spectral. La curiosité fit place à une sourde inquiétude et mon coeur battit plus vite. J’ai pu bientôt distinguer trois silhouettes sur un nuage en guise de traîneau. C’étaient eux. Ils souriaient...au début !

Non, je ne veux pas me rappeler plus de choses...Nobles séraphins, étendez vos ailes protectrices sur moi. Je prie chaque soir pour qu’ils ne viennent pas. Vous êtes puissants et votre gloire est immense. Repoussez ces créatures loin de moi. Mais...mais...il est presque minuit et la fenêtre est grande ouverte. Je me suis assoupi, comme d’habitude. Ils vont venir et m’emporter cette nuit. Lucien dort toujours. Si je le réveille, ils vont le faire souffrir aussi. Il est à l’abri dans son sommeil. Là, ils ne pourront l’atteindre. La lune emplit le ciel. Un silence cotonneux s’installe. Je m’approche de la fenêtre. Au-dessous, la marée stellaire engloutit la ville dans un linceul de flocons de neige.

Le joueur de flûte souffle dans son instrument. La mélodie enfantine s’enroule en notes cristallines qui s’égrènent lentement, des accords simples, presque tristes. Ma vigilance décroît. Je vois à présent l’équipage lunaire descendant vers moi. J’ai beau me frotter les yeux, je ne dors pas. C’est réel et cruel. Je ne peux plus bouger. Impossible de courir à la porte et chercher refuge auprès de mes parents. Je suis aussi immobile que l’agneau qui attend le merlin du boucher. Il ne me reste que peu de temps devant moi et mon esprit est en déroute. Le traîneau des étoiles est tout proche alors que la flûte pleure toujours dans un coin du ciel. L’entêtante ritournelle semble être jouée en boucle.

Le nuage surnaturel interrompt sa course juste au-dessus de la fenêtre. Une échelle de corde dégringole devant moi. C’est le chemin qu’il emprunte pour venir me tourmenter. Il descend le filin et me repousse dans la chambre, vers mon lit... je peux entendre son rire menaçant. Je peux entendre les encouragements inquiétants de ses deux compères restés sur le nuage. La grosse patte velue me pousse fermement et l’ombre se dresse dans la chambre, bien plus grande que moi. Non....non...

« Allons, il faut être raisonnable, nous avons encore tellement de route à faire. Il faut bien obéir au Patron...allons viens...jamais tu ne reviendras ici. »

La dernière chose que je vois avant d’être enfermé dans un grand sac de toile, ligoté et bâillonné, c’est une pluie de poussière dorée qui tombe sur mon lit tandis que j’entends résonner toutes les cordes d’une harpe céleste.

« Bonne nuits les petits...faites de beaux rêves ! »

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© Maedhros



Publication : 16 décembre 2006
Dernière modification : 16 décembre 2006


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3 Commentaires :

Aredhel Ecrire à Aredhel 
le 11-01-2007 à 19h20
Bonne Nuit les petits...
Et bah moi, j'ai bien aimé... Il est vrai que la fin est brusque... non, ce n'est pas le bon mot... Disons, que j'aurais également aimé la suite... Et oui, moi je veux savoir pouquoi notre petit héros est baillonné... Nounours est si méchant que ça...? Et qui sont les deux compères...? Pimprenelle et Nicolas ou le marchant de sable ? Sinon, ce texte reste agréble à lire...!
Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 11-01-2007 à 18h11
Ouaip bis...
Moi aussi je suis restée un peu sur ma faim... Ca commençait bien, l'ambiance était inquiétante à souhait et je plaignais de tout mon coeur ce pauvre bout de chou... Et puis tu nous plantes là... Est-ce un rêve ou non? Je n'ai pas trouvé l'indice pour me guider, et ça me dérange!
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 09-01-2007 à 17h51
Euh…ouaip.
Je ne sais pas trop quoi dire de celui-là. Je l’ai vu arriver d’assez loin sans vraiment comprendre l’objet du récit. Ca t’a traumatisé quand tu étais petit ? Je reste un peu perplexe. Le récit ne finit pas et le suspense préservé ne débouche finalement pas sur grand chose. Que se passe-t-il après ? Que craint le héros ? Pourquoi ne pas chaparder des somnifères à sa mère dans ces conditions? Est-c...

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