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Magicien

Cette nuit, les magiciens s'éveillent. Les voix se sont tues, et ne demeure qu'une immense impatience. A la terrasse du café, dans la chaleur moite, elle semble attendre l'inattendu. Son visage est dans l'ombre, ses longues jambes sont croisées sous la table bancale, gainées de rose tendre.

Samedi soir.
Banlieue.

Les magiciens ouvrent les yeux où se reflète le même étonnement hebdomadaire. Leurs doigts se crispent. Ils sont de retour et se dressent en noir sur les cendres d'un ciel défait. Leurs faces et leurs mains sont blafardes. La mer est proche et les rues sont brusquement désertes.

Samedi soir.
Banlieue.

Tu es mal parti, seul et piégé, sans havre à proximité où te cacher. Au bord du cauchemar, tu hésites. Tu as soif et tu t'assieds à cette terrasse, ne prêtant aucune attention aux signaux qui parsèment ce terrain de jeux. L'inconnue te dévisage le temps d'un battement de paupière puis porte ses regards ailleurs.

Rapidement tu passes commande : frais, bien frais, pour nettoyer toute la poussière qui irrite ta gorge. De ton portefeuille, ouvert devant toi, dépasse une photo. Tu repousses le carton glacé. Pas ce soir.

Cette nuit, c'est la fête des magiciens. Tu les connais, tu étais des leurs, mais cela fait si longtemps... A présent, ta commande est là, une boisson légèrement ambrée. La condensation embue instantanément le verre.

Samedi soir.
Banlieue.

Ils attendent. Ils ont toute la nuit pour inonder de leur magie tout un pan du réel. Leurs engins sont là aussi, dressés sur béquilles. C'est un sabbat particulier où chacun se demande où et comment. Sauf elle. Sauf toi.

Sauve-toi !

Tu es capable de les affronter. Tu pourrais même les décourager. Mais ils te piégeront dans leurs jeux magiques, traçant des arabesques féeriques au plus profond de cette nuit d'été. La fille assise non loin regarde la lune qui se lève derrière les arbres. Elle est séduisante, tu le remarques négligemment. Son jeu est complexe, ses règles hermétiques.

Tu ne la connais pas, juste un imperceptible écho mémoriel. Et tu ne recherches pas l'amour cette nuit. Qui le chercherait lorsque les magiciens chassent ? Mais elle te rappelle une autre présence féminine, loin dans le passé. A l'époque où tu étais aussi magicien.

Ce souvenir te gêne ! Aussi belle, aussi tentante ! Juste une autre poupée magique à gagner au jeu des magiciens, une autre silhouette confuse dans une course féerique. Ce soir, les miliciens ne viendront pas. La banlieue respire mal. Les magiciens chassent et leur féerie est mortelle. Ils sont là, juste à l'écart de la normalité.

Les ombres s'allongent et la terrasse se vide. Bientôt, il ne reste qu'elle et toi. Tu contemples le fond de ton verre avec ennui. Sans transition, la place est plongée dans l'obscurité. Tes yeux apportent immédiatement la correction nécessaire : les spectres verdâtres prennent alors possession des lieux. Tu fus un grand magicien, défoulant ta magie sur un monde malade.

Samedi soir.
Banlieue.

Ils sont proches maintenant. Leur destin vous a choisi comme festin. La magie va naître et croître... bientôt. L'inattendu approche l'inconnue. Ses yeux se ferment doucement. Elle participe ainsi à l'équilibre instable qui s'établit.

Nés d'un état de fait, les magiciens occupent un vide. Ils broient leur âme pour créer leur magie durant toute une nuit. Magie noire et magie rouge. Magie de mort et magie de sang. La magie existe, mais rares sont ceux qui en prennent réellement conscience. C'est une maîtresse implacable qui forme une boule dans le ventre, un cri de rage au fond de la gorge.

Les magiciens sont là, huit à dix. Vieux combattants de l'ombre, ils sont aguerris, prêts à magnifier leur pouvoir. Leur magie est puissante. Cette nuit, ils dessineront des cercles rouges et des cercles noirs autour des fontaines publiques.

Pour la fille assise près de toi, ils dompteront le brasier qui les consume pour le diriger ensemble. Ce sont de grands magiciens, à l'aube de leur crépuscule. Conscients de l'être, ils vivront plus vite, plus fort. Elle lève ses regards vers le magicien debout près de l'entrée d'un immeuble éventré.

C'est le Maître et il tient une chaîne magique qui décrit lentement de gracieuses boucles métalliques. Son justaucorps sombre fait une tâche sur le crépi du mur. Son visage est caché sous une coiffe de métal. Les autres sont en retrait, déployés en demi-cercle. Leur magie attend. La lune, déesse des magiciens, danse pour eux. La pâle lumière enveloppe la scène d'un halo spectral. Tu ne bouges pas. Tu ne les regardes pas. Mais tu sens que la magie enfle ta poitrine. Cette magie que tu croyais disparue.

D'un geste magique, les vitrines volent en éclats. Des milliers de reflets lunaires retombent sur le goudron, renvoyant chacun un fragment autonome d'une réalité qui bascule. Magie !

C'est un spectacle que tu aimes. Dans la lumière cendrée, les magiciens demeurent immobiles. Rien ne les presse. Ta magie bouillonne en toi, demandant à irradier. La fille ignore l'enjeu. Cette nuit pourtant, la féerie la célèbrera. Même si au bout de l'arc-en-ciel nocturne, la magie finale sera rouge et noire.

La vitrine éclatée est le seul signe féerique. Retenant ta respiration, tu te prépares. Un fleuve chaud coule dans tes veines. Ta main broie le bras d'osier du fauteuil. Les magiciens sont maîtres de leur art. Quatre convergent vers toi, bras tendus et casques brillant d'un éclat singulier sous la lune. Tu renverses le siège en te dressant instinctivement.

La fille te jette un regard étonné, réformant son jugement. Magiquement tu transformes la bouteille en arme féerique. Les magiciens se sont arrêtés, surpris. Ils te reconnaissent et s'interrogent du regard, dérivant entre deux réalités contradictoires. Les signes qu'ils dessinent dans l'air te sont adressés. Ils t'enjoignent de fuir, vieille solidarité. Cependant tu ne fais aucun mouvement, magiquement ébloui par le sourire posé sur les lèvres de l'inconnue.

Samedi soir.
Banlieue.

Le Maître lève un bras, ordonnant l'attaque.

Magie rouge : deux magiciens s'écroulent dans leurs cercles rouges. Magie noire : un autre s'abat de tout son long sur le bitume de la chaussée : cercles noirs autour de sa gorge. Le quatrième s'écarte, magie tangentielle.

Mais tu sais que tu ne pourras pas les illuminer tous. Ton art est puissant mais pas illimité. Tu saisis le poignet de la fille. Elle ne montre aucun affolement, ne se débat pas. Tu te réfugies dans l'obscurité frissonnante de la fuite. Magie souple et ondoyante.

Les magiciens silencieux se sont lancés à tes trousses. Leur féerie est décuplée. Ils t'offriront plus de magie encore et ils marqueront dans ta chair leurs arabesques de lumière.

La mer est proche mais l'aube est si loin encore. Ils sont autour de vous, jouant magiquement de leur pouvoir. Tu aperçois les signes qui jalonnent leur course le long du boulevard du littoral : pare-brises éclatés, vitrines dévastées. Magie aveugle et sans âme. Ils attendent l'instant choisi de créer le soleil de minuit.

La mer est là. Les calanques sont sûres, les magiciens ne s'y aventurent pas. Ils se tiennent à distance de l'eau. Tu t'engages entre les rochers et elle te suit, se retenant à ton bras.

Les magiciens se sont arrêtés au-dessus des calanques, scrutant l'obscurité de leurs yeux de nyctalopes, retenant leur magie. Ils sont tenus en échec, à cause de toi. La calanque est profonde, tapissée de sable. La lune devient romantique, jouant avec les cheveux de l'inconnue. Magie blanche et magie douce, lente comme une caresse sur le galet marin. Tes doigts agissent d'eux-mêmes, obéissant à des besoins précis.

Ta magie s'apaise. Les effluves troubles se sont dispersées dans le désir qui berce tes reins. Les magiciens sont repartis, acceptant leur défaite. La nuit fut décevante, le spectacle féerique n'a pas tenu ses promesses. Les messages magiques vont ternir l'aube pourtant, accrochant de mille paillettes d'or les feux de l'astre levant.

La nuit s'achève. Tu balances entre deux possibilités. Les mains de l'inconnue forment une conque et t'offrent un présent invisible. Princesse féerique aux cheveux fantastiques, auréolée par les derniers murmures lunaires. Tu t'allonges sur le sable lisse et doux. Tu souris timidement. C'est alors que la magie renaît. La fille esquisse un geste féerique et le sang perle sur ta joue. Magicienne. Ton regard vacille et les ombres semblent plus profondes. Cela ne fait pas partie des règles : la magie s'endort avec l'aurore.

C'est dimanche sur une mer silencieuse qui mord le rocher sans se soucier de ce qui vit et meurt dessus. Lorsqu'elle t'embrasse, le sang emplit ta bouche. Magie rouge. Tu ne te défends pas, le destin appelle ta vie. Tu te souviens d'une vieille chanson. Le refrain annihile tes réactions et te ramène en arrière, quand tu étais magicien.

Te rappelles-tu cette autre fille ? Sa photo est dans ton portefeuille, à peine froissée. Ta poupée magique, ton jouet féerique. Tu étais Maître de la Meute. Ta magie avait illuminé la nuit de dessins rouges et noirs. Sa bouche était si douce...Ta main féerique avait transformé sa réalité.

T'en souviens-tu ?

Roi parmi les Rois, tu te dressais fièrement face à ta Cour qui dansait devant toi, magiquement autour des vitrines explosées. Leur ballet féerique traçait des cercles rouges et noirs autours de silhouettes confuses.

Tes yeux restent ouverts. Tu souffres. Tu restes silencieux. Le monde est magique. La féerie est partout, entre ciel et terre, entre dieu et diable. Entre toi et elle. N'est-ce pas ?

Il est si bon d'être magicien, tenir la nuit au creux de la main. Pouvoir illuminer les ténèbres de dessins rouges et d'arabesques fauves. Se sentir vivant parmi les morts.

La calanque est léchée par l'aurore mais c'est le crépuscule de ton existence. L'inconnue t'offre le suprême présent. L'aube se lève et s'endorment les magiciens. Te rappelles-tu le visage de cette fille, au petit matin lorsque tu t'étais endormi ? Ce visage magiquement magnifié, rouge et noir ? Et pourtant tu l'aimais, non ?

C'est ce matin-là que la magie t'a dégoûté. Le magicien en toi est mort, sa magie s'est enfuie. Et que te reste-t-il ?

Le souvenir flamboyant d'une jeunesse magique ou celui d'une autre jeunesse sacrifiée ? Tu aperçois, dans un ultime effort, l'inconnue porter les mains à son visage. Comme dans un cauchemar, tu la vois détacher son masque de chair sous ses cheveux d'or. Et tu peux contempler, alors que tu agonises, ce visage ravagé et défiguré qui se coupe d'un sourire édenté.

T'EN SOUVIENS-TU, MAGICIEN ?

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© Maedhros



Publication : 08 avril 2006
Dernière modification : 07 novembre 2006


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3 Commentaires :

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 13-04-2006 à 16h09
Efficace
J'aime beaucoup! Le style est bon, l'histoire se tient, et l'utilisation de la 2ème personne est originale, félicitations.
Shadow Fae Ecrire à Shadow Fae 
le 10-04-2006 à 22h19
magie ou féérie ?
J'aime beaucoup ton texte ^^ J'admire toujours ceux qui arrivent à décrire les actions sans aucun dialogue, et en plus c'est simplement dit.
Pour cette fois, j'ai dû plonger dans l'oubli, l'inspiration c'est terrible quand ça vient pas !
En tout cas, encore bravo à toi !
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 10-04-2006 à 16h06
Magie rouge, magie noire
Action fantastique. Le style est simple mais efficace, émaillé de très belles images et d’un subtil jeu sur les mots. Il n’y a pas énormément de scénario mais l’ambiance est là. Au final, une histoire atypique, un bel exercice de style.


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