Ils ont finalement abandonné.
Cela me fait songer à une barque vide, ramenée sur le rivage par le ressac. Avec cette impression de présence imminente, comme si un matelot allait se redresser entre les bancs. Les signes que j'ai laissés derrière moi sont si peu révélateurs. Leurs cris se sont perdus, le jeu est suspendu. Les lumières se sont éteintes peu à peu entre les ombres du soir. Leurs chiens ont été abusés, encore une fois.
Mais pour combien de temps? J'ai appris à me méfier de certains silences. Ils ont dû cesser à nouveau, interrompre leur chasse machiavélique. Mais leur puissance est infinie, d'essence divine. Nul lieu ne constitue un sanctuaire à l'abri de leurs recherches.
Je dois réellement me convaincre que j'ai gagné! Admettre la victoire. Mes muscles sont perclus de fatigue et mes murmures cardiaques hoquètent dans ma poitrine. Autant de symptômes alarmants. Il faut que je souffle un peu. Tout répit est bon à prendre. Cette chasse est un vieux cauchemar, mon vieil ennemi. Il m'observe, je le sais, au-delà de l'horizon, mi-narquois, mi-cruel. Je peux sentir sa haine mais le temps l'a finalement rendu familier, effaçant les taches sanglantes, les vieilles blessures à peine cicatrisées... Il avance ses pions autour de moi, roi déchu qui ne veut abdiquer.
L'échiquier peut paraître vaste, toute fuite se termine dans une impasse, tôt ou tard. Beaucoup ont tenté de se glisser entre les mailles de leurs filets. Je connais leur destin : leurs noms sont gravés sur des stèles d'ivoire le long d'un chemin de Damas. Leurs ombres tracent des cercles sur le sol poussiéreux au gré d'un vent aux relents méphitiques.
La fuite...
Elle est inscrite en moi depuis que j'ai découvert que c'était l'unique chance de préserver ce que je veux retenir à tout prix. La vieille romance inutile jette un voile de tristesse et une lumière nostalgique. Elle charrie des souvenirs fugitifs, des émotions disparues, des illusions dorées qui noient mon libre-arbitre. Elle me ramène vers le temps où je jouais entre les ombres des châteaux de marbre. J'étais Prince-Lumière ou Démon Amoureux, écoutant un multipiste désuet branché sur le réseau urbain emplissant l'atmosphère d'une musique féerique.
Je me souviens soudain...
La lune se pose sur l'ouest. Je revis une séquence élaborée. Prince-Lumière, je repose doucement la harpe céleste et enfile les gants d'amiante étoilée. Je lève une dernière fois mon regard vers les astres de l'aube. Un autre jour se prépare, nuages sur nuages poussés par le vent des montages. Juste une couleur de saison, or et ocre, fauve et mauve, un bleu presque délavé pour un ciel ambigu.
Cette nuit, j'ai aimé, joui, mordu la lune et les étoiles. Ma peau se souvient de certaines lumières bleues et glacées. Pourtant après le froid boréal, une ardente chaleur a embrasé mes reins. Cette nuit, je fus Démon Amoureux, fougueux amant sur un lit de flammes. L'air nocturne caressait mes membres tandis que je brûlais les infidèles, à la tête des mercenaires de la Constellation du Cygne.
Mais ce matin, Prince-Lumière, je conduis mon char ailé vers le château de Cristal où repose celle que j'ai aimée...jadis...Elle dort dans son cercueil translucide d'un sommeil sans fin; elle ne vit qu'à l'aide de machines attentionnées, vision de rêve dans un écrin de verre. Ses yeux sont fermés sur ses trésors intérieurs, là où j'ai connu le rivage qui accueille les amants fatigués...
La tristesse est ma seule compagne à présent. Chaque matin, elle dépose un baiser sur mon front, soufflant un oubli salvateur sur mes rêves enfiévrés - Prince-Lumière, je suis, une étrange saveur flottant encore sur mes lèvres. Et le miroir renvoie l'image d'un ancien dieu, altier mais sans espoir de rejoindre sa demeure olympienne.
J'hésite à comprendre.
Mes réflexes réagissent, position automatique. Le parc est vaste mais j'aperçois sur la gauche un reflet métallique, une grille rouillée. Parmi les saules, quelques colonnes abattues, quelques arches de pierre couronnées de feuilles mortes forment les vestiges pathétiques d'une architecture sumérienne.
Prudence.
Leurs pièges sont souvent dissimulés derrière des apparences anodines. Certains sont mortels pour la chair, d'autres pour l'esprit. L'herbe est entretenue, n'offrant qu'un aspect familier. C'est curieux! J'ignorais l'existence d'un tel endroit. Les ramifications du réseau s'étendent de tous côtés, puisant leur force dans une progression exponentielle. Son influence est perceptible, les zones sanctuarisées sont autant de ghettos où sont enfermés les dissidents. Peu en réchappent vivants. L'autel d'uranium enrichi est impitoyable où les prêtres en soutanes plombées officient, murmurant derrière leur visière dépolie.
L'air que je respire n'est pas empoisonné, le sol que je foule ne s'ouvre pas sous mes pieds. Les saules que je discerne ne cachent aucun tueur embusqué. Je fais un pas en direction des ruines. Ma chemise blanche est immaculée, juste trempée de sueur. Mes bottines de cuir sombre sont à peine tachées de boue. Sous la lumière des étoiles, je dois paraître ainsi que se dressaient les anciens Seigneurs, fiers et droits, avec au fond des yeux des envies étrangères.
Je suis au centre d'une tension anormale. Tel un quasar terrestre, je sens tourner autour de moi des informations en orbites décentrées. Les ruines offrent une sorte de refuge temporaire, une infime chance de salut, un îlot de sécurité relative. Mais je sais que ces variations émotionnelles excessives exposent mon existence. Je dois demeurer cynique. Comme un vieil biordinateur rouillé, oublié des technicyborgs de maintenance, pourrissant au fond d'une décharge polluée, qui débite pourtant encore des kilomètres de ruban psycho magnétique. Mais ses clés sont faussées et la compréhension devient mystique.
Je gagne mais je crois perdre. Je les ai distancés, loin dans les brouillards, au hasard de trajectoires quantiques, de parfums chimiques, quand j'épiais chaque écho craignant entendre leurs pas, leurs paroles moqueuses. Reliés à leurs machines traqueuses, ils doivent chercher encore une trace sur les écrans vides, un signal quelconque sur leurs capteurs sensitifs. Je porte l'instant présent comme un bouquet de fleurs sauvages, un bouquet de cadavres coupés...Je vais gagner et pourtant je crains la défaite, cette maudite couleur bleue. Ces doutes perturbent mon repos, obérant dangereusement mes temps de réponse. Nul n'est à l'abri de lui-même. Je me souviens de ce que m'enseigna un jour mon maître d'armes sur la peur du guerrier : je porte, invisible sur mon épaule, mon propre ennemi.
Les ruines sont à présent tout autour, masses claires entre les massifs sombres des végétaux. Une colonne renversée est un banc de fortune. Un visage de pierre raconte son histoire. Ses yeux crevés sont tournés vers les étoiles, me reliant à un point inconnu et distant. Au-delà de cette terre, au-delà de cette vie, comme un port promis de l'autre côté de l'océan. Je pose mon regard sur ce visage rongé. Je reconnais un compagnon intime. Il appartient à ma race, celle qui buvait l'eau des nuits, respirait le parfum des soleils et se baignait entre les arcs-en-ciel, alors que les nuages de Magellan obscurcissaient les lumières du centre galactique.
Prince-Lumière, je demeure immobile entre les silences du jour. Debout au coeur de l'étoile, je contrôle le trafic interstellaire, mesurant le temps en fractions chromées. Je manoeuvre délicatement les immenses voiles photoniques, à l'aide de la force des vents sidéraux. Extensions de l'ordre, mes doigts argentés ouvrent les voies pour les cochers aveugles. Un léger mouvement du poignet bloque les flux de radiations dures, écartant ainsi le danger pour les rêveurs dans leurs cercueils de transfert. Mais ce travail est d'une monotonie lassante et je laisse mes pensées fuir sur leurs ailes mordorées, loin des machines semi- vivantes qui, obéissantes, continuent à réguler les routes d'approche conduisant aux astroports satellites.
J'imagine son corps allongé sous le soleil, long et délié, harmonieux et fragile. Je laisse mes mains courir sur sa peau, contact micro sensible, impression ondoyante. Une idée est un grain de sable que je souffle délicieusement le long de son ventre...Je pense à cette princesse qui m'attend, à mon amour cristallin.
Alerte rouge : les ordres sont impérieux, ne souffrant aucun retard. Les vaisseaux longs et blancs ne peuvent attendre. Les masses en orbite doivent demeurer géostationnaires. J'alterne certaines données, échangeant des seuils critiques, libérant des axes d'énergie. Je décompose la lumière en spectres fugitifs. Je frôle les étoiles en étirant un bras vers l'infini, modifiant les pulsations des quasars d'approche. Je caresse délibérément un trou noir pour sentir mon sang refluer vers le bout des doigts et refroidir lentement. Les lumières rouges s'éteignent une à une, la situation a été finalement stabilisée et je peux m'élancer à nouveau vers le domaine des rêves.
Je suis sommet d'une pyramide ganymèdique qui touche le ciel. L'air est si rare qu'il y fait presque bon. Bien plus bas, les nuages sont d'un blanc étincelant et juste au-dessus, le soleil emplit l'horizon incurvé. Je m'allonge pour mieux l'adorer. Elle danse au-dessus de moi, Princesse-Corail née d'amours divines et de manipulations génétiques. Ses yeux sont deux poignards de miel qui plongent droit dans mon coeur. Nulle parole ne rompt l'instant aussi fragile qu'une larme de cristal posée sur le fil d'une épée. C'est aussi doux qu'une écharpe de soie emportée par le vent et aussi puissant que l'appel des sirènes légendaires.
Un mot forme un iceberg. Une phrase et le monde s'immobilise dans la glace. Glaciation éternelle.
Mais je dois surveiller le réseau Indus et les mouvements héliorbitaux. Les nefs cosmiques regagnent lentement leur port d'attache. Aveugles, elles voguent au sein d'espaces probabilisés, chaque course formant un pari sur l'avenir. Mes créatures oeuvrent avec efficacité et discrétion, pour le bien des planètes unies. Elles branchent les dérives, ordonnent le chaos et activent les balises, toujours reliées aux machines conscientes par leur cordon neuronal. Leurs écrans périphériques renvoient des halos bleus et verts. Mon quart s'achève enfin.
Je m'enveloppe dans ma cape de lumière et plonge vers la Terre. Le goût de l'espace est acide. Je connais le danger, c'est une courbe de probabilité. Le voyage de retour est une suite de silences et de lumières. Je ne suis qu'un atome suspendu sous l'énorme globe bleu et ocre. Je monte et je plonge. Les châteaux attendent. Ils se dressent au-dessus des plaines verdoyantes. L'un d'eux m'appartient, construit entre deux fleuves, lointain souvenir ancestral. L'atmosphère n'est plus un obstacle et je suis un magicien tombant du ciel, entouré par les flammes de l'enfer...
La statue reste muette mais je peux lire au fond de ses orbites une compassion partagée. Ou peut-être n'est-ce qu'une illusion lunaire, un reflet d'argent sur la pierre froide et creusée. Elle a vécu mille ans immobile, attendant une réponse, sous le soleil et sous la pluie, voyant son monde s'écrouler, sentant son corps se déliter sous l'assaut du temps. Je voudrais qu'elle me dise un mot. Je n'ai parlé à personne depuis que je joue avec eux. Ils m'ont regardé, ils m'ont étudié, leurs étonnantes machines activées et ils ont finalement accepté. Dorénavant, je ne peux plus reculer car reculer signifie mourir. Un pas en arrière et je suis perdu, un seul regard en arrière et elle sera prisonnière à jamais de sa prison de verre. J'ai signé avec mon sang et je suis descendu ici pour lui rendre la vie.
Ils me traquent, cela fait partie du contrat, pour me tuer ou pour autre chose. Pour eux, ce n'est qu'un jeu de plus, une autre manière de rompre le sceau d'immortalité. Ici, le temps est aboli. J'ai vécu cent ans sans vieillir d'une seconde. Je poursuis toujours la Chimère, obsession maladive, dépouillé de tous mes attributs de Prince-Lumière.
Sur mon monde, ils m'appelaient le Valet de Coeur. Mais les châteaux sont si loin, de l'autre côté de l'univers, continuant à s'étendre entre les étoiles. Et pourtant, jamais les Princes-Lumière ne viendront jusqu'ici. Là, les chasseurs sont chez eux. J'ai déjoué beaucoup de leurs plans savamment élaborés, fondés sur les stratégies du chaos. Les routes hantées formaient une boucle sans fin qui finalement, me jetait dans leurs rets. Je me souviens des rêveurs à double visage pleurant en silence me suppliant de les laisser dormir. Je me rappelle les fées-sorcières des îles héliosynchrones, dansant au clair des lunes jumelles, m'invitant à entrer dans le cercle, avec des regards avides et des rires obscènes : " Viens...viens, tu n'auras plus rien à craindre dans le rond des sorcières, nous jouerons et nous aimerons aux pieds du Grand Cornu.... "Non...
J'ai risqué beaucoup, trop de mon âme est gagée à présent. J'ai perdu tant de certitudes. Les lumières des damnés brillent souvent de cet éclat singulier, roux et blême, lorsqu'ils franchissent le dernier seuil. Là où je me trouve ce soir, cette nuit....
Des rythmes millénaires sont joués par des instruments anachroniques. Ce sont des mélodies enrobant des fragments de passé, des émotions ressenties alors que mon propre monde n'existait pas encore. Des rythmes binaires et heurtés, métalliques et froids mêlés de nappes fluides et chaudes, courbant l'espace en volutes aériennes. Ces artistes ont tendu leur âme comme un pont entre les étoiles. Leurs visages apparaissent quelques fois au creux d'accords plus intenses, vagues glacées et tambours de feu.
J'ignore leur nom et ce que raconte leur musique. Mais ils ont réussi à percer mes défenses pour toucher quelque chose de sensible abrité en dessous qui me relie encore au vivant. A cet instant, je souhaite être à leurs côtés et partager ce qu'ils ont ressenti et leur confier mes douleurs et mes chagrins. Je pense à ma Princesse-Corail, laissée dans son univers de rêve où elle voyage immobile. Le sommeil l'enveloppe tandis qu'elle parcourt des éternités silencieuses. Je me demande si j'existe dans ses rêves. Si elle dessine mon visage dans la nuit. Si elle crie mon nom à travers ses lèvres closes. Si elle rêve de moi.
Je me lève. La nuit est bien avancée. Je sens une curieuse sensation, comme un léger point de côté inhabituel. C'est à peine perceptible mais dans la douce sécurité de ce cocon de ruines, cela résonne comme un signal de danger. J'interroge alors les ombres. Je surprends une agitation furtive entre les saules, sur la gauche. Des murmures et des rires cristallins. Je calcule mes chances, je peux encore choisir. Mais le sable s'écoule si vite ...bientôt tout choix deviendra inutile. Le doute qui s'insinue en moi désintègre mes résolutions. Il paralyse mes réflexes et gangrène mes automatismes. Une fraction de seconde...mais cela est suffisant pour que le cavalier passe en trombe, me laissant à leur merci.
La chance est passée.
La nuit se disperse déjà. Une aube prématurée prend possession du parc. L'air est froid et humide, la rosée brille sur l'herbe. Je suis immobile, debout entre les colonnes abattues. Je tourne mes regards vers la statue. Il y a comme un voile qui obscurcit ses yeux. Elle a vieilli de mille ans en une seconde. Finalement, j'ai joué mais ils m'ont rattrapé. En un sens, c'était inévitable : ils ont écrit les règles pour eux. Ils sont là, tout autour, riant légèrement. Leurs membres graciles tendus en tous sens. Ils sont encore invisibles mais ils sont bien là. Prince-Lumière, je refuse mon échec, niant leur présence. La musique a faibli, juste une sourdine, aérienne et triste, amère et douce. Toujours cette dualité, quelques notes jetées au vent.
Je repars en arrière....
Elle sourit quand je lui tends une coupe de soleil. Elle rit et boit la liqueur ambrée. J'ose projeter une pensée sensuelle vers elle. Je ne la connais pas. C'est une Princesse-Corail, jeune et souveraine...juste sortie du bain de jouvence des architectes génétiques.
Je l'aime déjà, je le sais. J'ai attendu longtemps, si longtemps, me dépensant en plaisirs passagers, en orgies banales. Ce soir, je suis devant elle et tous mes mots de séduction s'affolent dans ma bouche. Incapable de prononcer une phrase intelligible, je reste silencieux à contempler sa beauté.
Mais la Table m'appelle. Je fais le signe convenu et je lance les dés. Des planètes roulent juste sous mes pieds. Je cueille le coeur ardent d'une nova et le lance sur le tapis cosmique. Là où les téméraires jouent leur banco, je joue mon amour. Les étoiles dansent et explosent. Je suis ce soir un Démon Chamarré. J'esquisse un sourire, les hasards du jeu sont avec moi. Je lance à nouveau les dés. Il y a une lumière orangée tombant des lustres autrichiens, bien plus haut et des lasers bleus et blancs qui creusent des lignes scintillantes. Quelques torches antiques apportent une touche de chaleur alors que les hologrammes et les visions animées évoluent gracieusement entre les piliers de marbre.
Le silence est tombé. J'ai dit : "Mon château contre le Tapis!".
Les conversations se sont tues. Les rangs des spectateurs se sont brusquement resserrés. Les visages reflètent l'état d'âme des convives : crispés et tendus ou rieurs et affectés. Les Princesses-Corail présentes ce soir ont déjà compris. Certains signes sont perceptibles et persistants. Certaines émotions aussi. Les courtisanes divines ont relevé un sourcil délicatement dessiné, leurs chevaliers s'écartant galamment. Elles soupirent derrière leurs éventails étoilés, une main nonchalamment posée près d'un soleil blanc-bleu.
Les bouffons et les amuseurs ont cessé leurs acrobaties et leurs pitreries. Ils éteignent les torches-laser et rangent leurs couteaux antimatière. Je sens les forces se rassembler en moi, venant de l'extérieur. Je suis certain du sort, les dés sont légèrement chauds au creux de ma main. Elle est rêveuse, balançant un pied élégant au bord du divan. Elle joue avec moi, pour moi. Les signes ne mentent pas. Une Princesse-Corail est une déesse, c'est son seul destin. Je lance les dés.
Ils rebondissent contre les planètes, s'engouffrent dans les nuages nébuleux, s'irisent au contact des étoiles. Ils roulent. Ils roulent. Leur vitesse est exponentielle, bientôt au-delà de la lumière. Ils franchissent des immensités, chacun luttant contre les autres. Ils tourbillonnent dans le néant, enveloppés d'une lumière pourpre au coeur d'un halo cotonneux. Le jeu est lancé. Le hasard est sorti de sa boîte. Je ne respire pas. Les yeux dans ses yeux. Je lis quelque chose mais c'est encore imprécis, éloigné, un vague poudroiement, une lueur inattendue.
Les dés plongent dans l'éther, je les ai projetés loin dans l'univers. Ils amassent des émotions, des regrets et des rêves. Chacun s'ajoutant aux autres, ils modifient le résultat potentiel. Ils bondissent d'étoile en étoile, cache-cache stellaire. Des voyageurs isolés les prendront sans doute pour des comètes dans une nuit d'été, un signe quelconque envoyé par les Dieux. L'attente a peut-être duré une seconde, une éternité, l'instant d'un soupir, le temps d'une vie.
Et ils reviennent, roulant et tournoyant, vers le Tapis vert, champ d'émeraudes taillées dans une géante de glace. La pulsation verte conjuguée aux halos rougeoyants défie les perspectives. Comme animés d'une vie autonome, les dés ralentissent. Le Plus Grand Empire de l'Homme pourrait ce soir s'écrouler, nul ne détournerait son regard. Les points hésitent, une dernière cabriole. Une ultime toupie. Je gagne.
Je suis le plus riche ce soir. Ma fortune se compte en infinis. Le Tapis et ses richesses sont à moi. Mais le plus important, c'est ce sourire qui vient danser sur les lèvres de la Princesse-Corail. L'activité reprend ses droits. Les visages se sont apaisés. Je suis seul avec Elle sur une terrasse, un clair de Terre nimbe la scène d'une clarté spectrale. Je lui offre une coupe d'eau de nuit. Le breuvage est bleu profond et s'y baignent de minuscules étoiles comme autant de bulles luminescentes. Cela irrite doucement le fond du palais, magnifie les sens et trouble la vue...Sa main se tend et s'ouvre, juste un frôlement de chair. Cela brûle et cela chante. J'aime, elle aussi.
Je suis dans une pièce obscure. Le parc a disparu, comme escamoté dans le chapeau d'un habile prestidigitateur. Cela sent la nuit et la poussière. Je discerne difficilement le contour des parois. Une musique lointaine est audible, c'est une mélodie primitive : lignes froides et brillantes, eaux sombres où flottent des montagnes de glace. Et en lisière, des murmures et des plaintes, autant de percussions claires, tissent une mélopée que je reconnais. C'est la dernière étape. J'ai perdu puisqu'ils m'ont rattrapé. Un regret insondable envahit mon âme. L'obscurité est un symbole cruel : moi, Prince-Lumière, Dieu du Jour, Grand Veilleur des Cieux, je plongeais naguère les mains au coeur des soleils, ruisselantes d'énergie, pour en modeler les futurs probables.
Je suis là, dans mes soieries anachroniques, aussi puissant qu'un flocon de neige dans la tourmente. Je respire lentement. Une lumière crue m'oblige à fermer les yeux. Le rythme de la musique devient dangereusement rapide. Puis la lumière s'éteint. De nouveau seul dans le noir, je dois trouver des repères. J'essaie de reconstruire une logique défaillante, fragment de présent, une copie conforme de mes doutes. Le pinceau de lumière découpe alors une porte, un passage. J'avance vers ce rectangle de lumière. De l'autre côté, je sais qu'ils attendent. Ils m'ont poursuivi longtemps. Mais la victoire leur appartient. Encore un pas et je suis enveloppé de lumière. Pas après pas, j'avance et au fur et à mesure, je ressens une résistance douloureuse comme si ce couloir s'ouvrait à contre-coeur. Je pénètre un autre domaine, une sphère gigantesque : une nef de cathédrale dynosisienne. Je suis seul sur une surface pavée et nue. La pesanteur semble différente, gravité amoindrie, à peine suffisante pour me maintenir au sol. La voix jaillit de nulle part :
" Tu es parvenu jusqu'à nous! Et prend ainsi fin ta quête. Il y avait un contrat, il faut en tenir les engagements. "
J'essaie de localiser cette voix. Mes sens, naturels et artificiels, se recombinent selon des schémas de combat tactique. Ils m'ont aidé quelques fois à déjouer certains guets-apens. Mais là, ils restent vains et les croyances oubliées déploient lentement leurs ailes, bruissement de peurs superstitieuses. Au coeur des enluminures argentées qui tapissent les rêves se révèle une tension naissante Dans la confusion de mon esprit, c'est juste un grain de folie, un éclair de fantaisie. Des murmures rieurs entre les ombres d'une forêt synthétique. La peur ruisselle en averse de laser, chaque goutte marbrée explose en soleil en touchant mon coeur.
La voix se fait entendre encore. Une boule de feu rougeoie juste au-dessus de moi, feu immobile pulsant lentement au rythme d'une respiration étrangère.
" Tu as perdu il est vrai, mais, d'une certaine façon, tu as néanmoins réussi. Réussi à amuser les Chasseurs. Ils te décernent le trophée du Solitaire, la Couronne Epineuse de la Chasse. Aussi, ton voeu sera exaucé. Fais attention, ferme tes paupières et attends! "
Je cours sur le pont des étoiles, délaissant les nefs transgalactiques et leurs cochers désemparés. Je bondis sur la Lune pour mieux rejoindre mon Château. Le message est pressant, pathétique, m'enjoignant une extrême rapidité. Les lumières dansent autour des quais, brouillards halogènes. Des conquérants attendent l'express du matin dans leurs habits de lumière. Ils font stoïquement la queue au bord du soleil.
L'atmosphère freine ma descente. Je calcule une trajectoire d'approche trop serrée, à la limite du supportable. Mes mécas s'affolent en bouquets de diodes rouges et oranges. Je peux sentir l'échauffement de ces composants inorganiques au plus profond de ma chair. Une sensation d'étouffement et de brûlure passagère. Les cimes enneigées apparaissent enfin en déchirant les nuages. Je dois subtilement compenser les perturbations du vent froid qui souffle en rafales, laissant ma cape coordonner le reste. Le déséquilibre neuronal devient inquiétant : je corrige la poussée, déplaçant des masses inertes et réorganisant certains dissipateurs biologiques.
Mon château veille à l'entrée d'une vallée où coulent deux fleuves. Les noms ont souvent changé. Les barrages érigés ont été jetés bas bien avant ma naissance et les eaux qu'ils charrient sont riches en limon fertile. Elle est souffrante...Le message, transmis par ondes hyperluminiques, a embrasé mon esprit. Elle est atteinte par un mal inconnu. Je me pose sur les dalles d'accueil de la plus haute tour. Je dévale comme un fou les couloirs de descente, sans me soucier de choisir une vitesse compatible. Je tombe comme une pierre dans les profondeurs de marbre.
La salle est faiblement éclairée. Des lumières isolées flottent dans le vide. Des silhouettes aux contours imprécis ont des gestes lents au-dessus d'un lit. Les champs stériles pulsent doucement d'une clarté irisée. Je suis paralysé. Un Seigneur Médecin tourne ses regards vers moi, sa bouche s'ouvre légèrement. Il a voulu parler mais n'a su trouver les mots. Il s'approche tandis que les autres se sont arrêtés, aucun n'osant affronter ma présence. Ils s'absorbent un peu plus dans la contemplation des télé marqueurs. Le Seigneur Médecin me prend un bras et m'entraîne vers la couche. Instinctivement j'oppose une faible résistance mais je me penche vers elle. Elle est allongée et paraît dormir calmement. Ses cheveux sombres et rebelles dessinent sur l'oreiller une aura mystique. Des bains magnétiques sont autant de rubans colorés qui courent sur sa peau. Je réprime un sanglot.
Je questionne le Médecin d'un regard implorant. Nul mot ne peut réellement exprimer ce que je ressens, lignes automnales froides et coupantes. Les flux d'énergie tendent les tentures en longs plis immobiles. Je crispe les poings. Le mal progresse, je le vois sur les écrans. Il s'infiltre dans chaque cellule, noir et filandreux. Les isotopes radioactifs révèlent des spectres insolites, des combinaisons chromatiques nécrosées. Les pinceaux laser et les nanos freinent à peine l'invasion.
C'est une question de temps.
Tout le système lymphatique est atteint. Les chaînes de ganglions sont autant de forteresses qui tombent, l'une après l'autre. Cancer mutant? Mais le Seigneur Médecin secoue tristement la tête. Cette forme de croissance anarchique est depuis longtemps reconnue et cataloguée. Juste une ligne vert pâle sur un index médical, une boucle séquentielle dans les mémoires des machines, les fluides de guérison sont synthétisés. Pour elle, les invasions chimiques les plus élaborées restent sans effet. C'est un mal inconnu. Une mutation endogène enfouie dans son ADN reprogrammé. C'est le destin de toute Princesse-Corail, née pour éblouir pour s'enfuir au zénith de sa jeunesse. Ses créateurs ont instillé la mort au plus profond des boucles génétiques. Je le sais mais je ne peux l'admettre.
Mes yeux s'emplissent de larmes : il me reste une dernière possibilité. La cryogénie, cette forme de mort temporaire, de vie suspendue, une procédure familière depuis longtemps. La capsule de survie est prête dans un salon mitoyen. J'ai donné les ordres et en même temps, j'ai bafoué les lois qui régissent l'Empire. Les gens de ma Maison me sont fidèles et le resteront. L'Empereur ne saura jamais, les Scrutateurs non plus, j'ai suffisamment acheté leur cécité sélective. Involontairement, j'avance une main pour effleurer ses cheveux. Mais mon geste reste suspendu : ils l'ont déjà emportée, forme pâle entre les lignes trapues des machines. Le silence est un peu plus profond lorsque le cercueil de verre se referme sans bruit en scellant son univers. Les codes à mémoire sont enregistrés.
Tous sont partis. A présent veillent les machine, qui, infaillibles, conserveront ma Princesse-Corail durant mille ans. Jusqu'au jour où je serai à l'aube de la première vieillesse. Mais je ne peux attendre et je choisis la voie la plus périlleuse, la plus cruelle aussi. Le Jeu. Leur Jeu.
" Tu es devant nous mais n'ouvre pas les yeux. Notre présence ne peut être soutenue par des humains, fussent-ils des demi-dieux. Tu as tenu ta promesse et les loups ont loué ta valeur. Aussi, nous allons tenir notre promesse. "
La voix est calme, presque douce. Mais je peux sentir la puissance infinie qui s'en dégage.
" Tu vas te réveiller à l'entrée d'un tunnel temporel. Il rejoint ton monde, à travers l'espace et le temps, le vide et le froid. Elle sera là, juste derrière toi. Mais ne te retourne pas...ne te retourne jamais, quoiqu'il arrive...avant de toucher de tes mains la barrière de verre de son berceau. Si tu respectes cet engagement, elle sera sauvée. Tu lèveras le sceau et poseras un baiser sur ses lèvres. Elle s'éveillera alors, sans souvenir du temps passé. Le mal qui la ronge aura disparu et son ADN aura été réécrit, les lignes létales effacées! "
Je me retrouve seul. La voix dans ma tête s'est tue. Juste la sensation d'un vide qui se reforme. J'ouvre les yeux. Mouvement hésitant. Le tunnel est là, sombre et menaçant. Je fais un pas. Puis deux. Un glissement dans mon dos. Un faible soupir. Un écho familier. C'est Elle. Une palpitation dans mes veines, un désir de tourner la tête, de l'entrevoir. Mais je me souviens à temps de l'avertissement. Je surmonte mon envie orphique et avance un peu plus vite.
Le tunnel chemine entre les astres assoupis, tamisant fortement la clarté laiteuse des géantes gazeuses. C'est comme un ciel brillamment étoilé vu au travers d'une mince brume flottant dans quelque haute atmosphère. Je déplace un pied devant l'autre, glissade retenue, sentant sa présence derrière mon épaule. Des écharpes parfumées, senteurs printanières, forment des volutes à chaque respiration. Je rentre chez moi après un long voyage. Cela devient bientôt épuisant et difficile de ne pas me retourner pour la prendre dans mes bras.
Mon coeur a battu dix mille fois lorsqu'un point clair indique l'issue du tunnel. Je n'ai pas l'impression d'avoir marché longtemps, si le temps signifie encore quelque chose. Je m'approche de la fin du voyage. Je régule certains débits hormonaux et ajuste les flux gazeux dans mon sang. Un dernier pas et la salle familière est là. Je pénètre enfin dans le salon où repose son cercueil cryogénique. Aucun bruit, aucune présence. Elle dort toujours, comme ignorante du bonheur qui l'attend. En face, il y a un grand miroir. Un immense miroir aux eaux dormantes.
Tout à ma joie, je n'y prends garde. Et je vois. Derrière mon épaule, il y a une forme évanescente, un fantôme impalpable qui tord soudain ses bras et les projette vers moi. Je reconnais sa silhouette. Durant une fraction de seconde, mes yeux se perdent dans les siens. Un cri déchirant brise le silence et un vent automnal se lève dans la salle. Le spectre est emporté, dissous par un tourbillon de feuilles mortes. Des clameurs stridentes résonnent, sorties de nulle part, comme un choeur de damnés marchant vers le dernier cercle de l'enfer. Je devine les malédictions proférées en mille langages oubliés... Affolé, je compose la combinaison sur le clavier du cercueil. Les machines acquiescent. Un sifflement d'air et le cristal s'ouvre. Elle paraît dormir.
Je penche la tête. Plus bas...Plus bas...Encore plus bas...
Nos bouches se frôlent, se touchent. Je l'embrasse doucement quand un rire dément brise l'harmonie du geste, la beauté de l'acte. La voix s'élève, furieuse et inquiète :
" Maudit! Nous t'avions mis en garde...Affronte alors ton destin! "
Elle ouvre les yeux, des yeux vides et glacés où des plaines désolées s'étendent sous des cieux tourmentés. Elle lève les bras et entoure mes épaules. Il y a une lueur de désespoir qui brûle au fond de ses pupilles. Elle m'embrasse à son tour, de plus en plus fermement, de plus en plus étroitement... M'attirant vers elle, sa force est prodigieuse. Tous mes efforts sont inutiles, je perds l'équilibre, basculant dans le cercueil, épousant son corps impassible. Je ne parviens plus à respirer, à briser cette étreinte mortelle.
Avec horreur, je sens ma chair se fondre dans la sienne. Une terreur sans nom explose dans mon âme. Je ne veux pas mourir ainsi. Un Prince-Lumière ne peut mourir ainsi...Pourtant, je disparais peu à peu, mes lèvres collées aux siennes, mes yeux plongeant dans les siens, grands ouverts sur un vide éternel. Son sang irrigue en torrent mes artères... Déjà, je ne sens plus mes bras ni mes jambes. Retour surprenant à la matrice. Puis ses yeux grandissent, emplissant mon champ de vision. Je ne suis plus qu'un grain de poussière au bord d'un canal lacrymal. Plus rien bientôt...ma conscience dispa...
La Princesse-Corail s'endort à nouveau. Les machines de veille ont noté une brusque modification des molécules en suspension. Certains programmes automatiques se sont activés, réajustant les niveaux d'équilibre et les seuils de saturation. Lentement, le verre redescend sur le corps endormi.
Laissez-moi rêver...
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le 27-04-2006 à 17h55 | De la difficulté d'écrire une nouvelle... | |
Je trouve que ce texte a été un peu malmené; il y a une histoire, il y a un style, il y a une ambiance. Je me demande si tu ne serais pas plus à l'aise dans un roman. La difficulté de la nouvelle, c'est qu'on ne peut jamais s'abandonner. Il faut que ça avance. Que le chemin soit ombragé ou tortueux, il faut que le lecteur s'y tienne; si tu le laisses s'en évader, il se perd... Oui, je sais, c'est... | ||
le 10-04-2006 à 16h10 | Interminable prose | |
Histoire d’ambiance. Le style est agréable malgré quelques maladresses mais ça manque cruellement de scénario. Les pages se suivent sans qu’on sache où ça va. Les images sont belles mais sonnent creux. Le tout évoque une séance d’écriture automatique, un long poème, trop long, bien trop long. Dommage, ce style au service d’un vrai scénario prendrait tout son intérêt. |