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Tableau de Mai

"Le voleur de grand chemin qui donne à choisir entre " la faërie ou la vie " a intérêt d'apporter son pliant, son pique-nique et un livre pour patienter le temps que ses victimes en discutent."

Je vois d'ici le tableau. Deux faëriens se promènent gaiement dans une campagne fleurie, le vent léger de mai caresse leur visage et fait virevolter tout autour une nature resplendissante. Les oiseaux pépient et la faërienne, Mahora de son prénom, cueille des fleurs qu'elle envisage sérieusement de tresser. Le paysage dégouline de mièvrerie et pour un peu, nos deux flâneurs tomberaient amoureux.

Fort heureusement pour la viabilité de cette histoire se dresse alors devant eux (coup de théâtre) un sinistre individu, peu recommandable, dénué de scrupules, faux, fourbe et sournois. Accessoirement il est armé. Mais le pire de tout reste les grelots qui tintinnabulent du haut de son chapeau de bouffon, tristement accordé à un costume bouffant jaune et rouge. Nous avons affaire à un excentrique. Ce sont les plus dangereux. Détail non anodin : il sourit.

Déjà autour de lui la nature se fait plus frileuse, et la campagne fait place à un bois de fort mauvaise augure. La brise fait place à de violentes bourrasques et dans le lointain un corbeau croasse amèrement. On ne le dira jamais assez, tout est dans la dramatisation. Mais nos deux faëriens quelque peu étourdis (on le serait pour moins) s'avancent au devant de lui le plus naturellement du monde. Eux aussi sourient, mais la portée zygomatique du geste est nettement moins décalée.

" La faërie ou la vie ! ", réclame le fou, sûr de son effet. Mahora, fine déductrice, se tourne vers Fladnag : " Dis, y a un bouffon qui nous parle ". Et Fladnag de répondre : " 'a pas l'air commode, d'ailleurs. Sans doute un antisocial individualiste égocentrique égotique rejeté par ses semblables.", puis s'adressant à lui : " Bonjour mon ami, y a t'il quelque chose que nous puissions faire pour votre service ? "

Sous les clochettes, ça cogite dur et c'est perplexe. Bien la première fois que la phase d'intimidation prend cette tournure.
- Ba, la faërie ou la vie, quoi, vous savez.
- On gagne quoi si on trouve ?
- Hein ?, il se reprend un peu tard, vous êtes censés être effrayés vous savez.

Mahora pose ses fleurs par terre, bien soigneusement et s'installe par terre, juste là où la nature a prévu un buisson de mousse confortable. Fladnag l'imite, puisque vient de se dévoiler une bûche des plus hospitalière. Le bouffon se retourne, constate l'apparition d'une flaque de boue, s'assoit dedans, un peu amer, et farfouille dans ses affaires jusqu'à remettre la main sur son " manuel des apprentis voleurs et brigands de grands chemins " (154ème édition, préfacée (gribouillée ?) par Guban lui-même), afin de trouver quelle procédure appliquer en telle occasion.

- Ce qui me tarabuste dans votre question, c'est qu'étant faërien par essence, si vous nous enlevez la faërie, nous ne seront plus rien. Et entre n'être rien et être mort, la différence est des plus minimes. L'énigme demande donc réflexion.
- On a droit à un indice ?
- Mahora, tu sais, je crois pas qu'il ne.
- Juste une piste alors ?
- .

Le bouffon feuillète frénétiquement son manuel, agrémenté de multiples notes manuscrites, mais rien ne fait référence aux " faëriens " qu'il ne semble pas épouvanter outre mesure. Refermant lourdement le manuel, il prête l'oreille au débat qu'il venait de lancer.

- Puisque je te dis que c'est de la métaphysique ! Un faërien sans faërie, c'est vide de sens, c'est un paradoxe, que dis-je ?, c'est une aporie ! Un peu comme une noisette sans écureuil. Alors qu'un faërien mort, c'est regrettable, mais c'est possible... Si on nous demande de choisir entre le possible et l'impossible, le choix est vite fait.
- Je t'arrête tout de suite ! Tu n'as jamais vu de faërien sans faërie, tu discutes dans le vide ! Prenons plutôt le problème d'un point de vue phénoménologique : enlève-toi ta faërie, et vois ce qui en découle ! Si ça se trouve, c'est moins pire que la mort !
- Tu rigoles ? Je suis pas un cobaye, moi.

Leurs regards se tournèrent de concert vers le bouffon qui cherchait maintenant une aspirine ou n'importe quoi ayant des effets similaires, comme tiens, oui, une hache.

- Dites dont mon brave, ça vous dirait de travailler au nom de la science ?
- 'dmande pardon ?, répondit le bouffon, non mais qu'est ce que vous... ? Ne me touchez pas ! Non, ne... Argh. Et Fladnag lui arracha le bonnet (représentant symbolique de sa propre faërie) de la tête et le lança un peu plus loin.

Curieux, Fladnag et Mahora l'observèrent longuement, attentivement, scientifiquement ( après quelques grimaces de dégoût) , philosophiquement, puis se lassèrent, et déduisirent que dans l'absolu, l'idéal était de conserver et la faërie (pour ceux qui en étaient dotés) et la vie.

Mahora ramassa ses fleurs. Déjà la brise pré estivale revenait jouer dans ses cheveux. Fladnag quitta son trône de bois et rejoignit sa compagne dans la campagne resplendissante. Choisir entre la faërie ou la vie, c'était un peu comme choisir entre le regret et le remord. Le chapeau à grelots gisait à quelques pas de là, sans aucune contenance, misérable rien, déjà presque oublié. La flaque de boue, elle, avait déjà disparu.

Ecrire à Mahora
© Mahora



Publication : 08 avril 2006
Dernière modification : 07 novembre 2006


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2 Commentaires :

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 13-04-2006 à 16h25
Sucrerie
J'ai adoré ce texte! Moi aussi j'ai pris de bons fous rires à sa lecture, et les textes humoristiques sont rares dans nos concours: ce genre du sucreries n'est pas de refus! De plus, j'apprécie particulièrement l'idée que dans un tel monde, l'imaginaire étant réalité, les objets opportuns apparaissent comme on y pense, l'environnement se modifie avec l'ambiance. L'effet est formidable, la conclusi...

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Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 10-04-2006 à 16h07
Réflexions rigolotes
Fable métaphysique si on veut. J’ai bien ri en lisant cette histoire. L’auteur gagne, ce faisant, des tonnes de bons points. Le style n’est pas mauvais. Il faudrait cependant éviter de petites répétitions ( « et la campagne fait place à un bois de fort mauvaise augure. La brise fait place à de violentes bourrasques… » et d’autres). On note quelques répliques d’anthologie, dont une que je dédie à Z...

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