"Mon Dieu ma vie est dans le creux céleste
De ta main
Tu peux tout faire arriver qu'il reste
Ou parte demain"
Lou RIGEL, poète du XXème
Il pleut. Une pluie lourde, insistante, une averse brutale qui n'aurait pas de fin. L'eau ruisselle en cascade sur l'entrée de la grotte. Je sais pourquoi. Je sais même qui. Je l'ai appelé. Il viendra peut-être, mais il est contrarié. Pouvoir des puissants, faire en vous faisant payer, au centuple, l'action de faire. Et nous, en bas, quand on souffre, quoi ?
- Ah, désolé. C'était si dur ? Allons, allons...
J'ai choisi pour refuge la grotte d'Elemmirë. Son parfum est encore ici, son ombre joue dans les reflets du feu sur les murs, est-ce le vent dehors qui fredonne l'Aldudenië que je reprends en écho pour tromper mon angoisse ? De ses longues mains fines et blanches, de ses doigts immatériels d'Elfe diaphane, elle avait peint sur ces murs tous ses rêves. J'avais besoin d'un réconfort féminin, d'une douceur complice et tendre dans ma solitude froide.
Je regarde mes mains, petites et fortes, faites pour la tâche et le combat, et je me dis que mon destin aurait pu être plus léger, si j'avais été façonnée autrement. Nai !(1), j'aurais échangé volontiers le sang, la sueur et même mes victoires contre la poésie, la musique et le dessin - et surtout, n'avoir jamais à regarder en face la mort de Grader(2).
Grader est allongé sans vie au fond de la grotte. De ma faible magie - la plus faible des six, je le sais, mais je suis une femelle, un être par essence dangereux. Il a bien voulu s'amuser, mais jamais prendre de risque, le pouvoir rendrait-il lâche ? - de ma faible magie, j'ai pu figer son temps, l'arrêter au seuil même de sa mort, mais sans Lui, Il, Oromë, mon maître, mon créateur, je ne puis rien faire de plus. Je l'attends.
Kyo appelle.
Je sors. Rolanya ma jument bien-aimée s'assied. Je me cale entre ses antérieurs. Frère Loup s'assied entre mes jambes. Kyo se pose délicatement entre les pattes de Frère Loup. Ce n'est pas le hasard, c'est ironique. Ces trois-là m'aiment, et j'ai la chance de le savoir.
Oromë sur son étalon blanc, la Puissance, la Force, le Pouvoir. Nahar se cabre, Splendide dans le Soleil Couchant. Bien Sûr Il Ne Pleut Plus. Le Valar Profère :
"Que me veux-tu, petite sorcière ? De tes frères tu es la plus insolente, à me déranger pour tes futilités stupides. Je peux te réduire en cendres, et mon temps est précieux !"
Je me tais. Je ne suis pas seule. Mourir ? Je n'en ai plus rien à faire. Je reste là, assise entre mes chers amis, et je ris du bonheur de les avoir, malgré tout le malheur qui me frappe. Comme je ne suis pas aussi bête qu'Il le pense, je fais pleuvoir sur sa Puissance Extrême, et je suggère à son Pouvoir Mouillé :
"J'ai un bon feu à l'intérieur, et un peu de tisane..."
Il met son orgueil dans sa poche, descend de son étalon somptueux (Rolanya l'emmène pour lui faire les honneurs des prés alentour) et accepte de s'asseoir près de mon feu. Et là, pauvre Valar débordé, il se plaint :
"Narwa Roquen, tu es insupportable. Tu es la sixième des sorciers envoyés sur la Terre du Milieu, celle dont les pouvoirs sont les plus limités, et on ne me parle que de toi! Bien sûr, tu remplis ta mission à merveille, tu es irréprochable, mais tu m'assommes !
- Ah ?"
J'ai repris mon apparence de jeune fille frêle, longues boucles rousses encadrant le teint clair d'un visage innocent illuminé de deux émeraudes éblouissantes... Ca me fait sourire de l'intérieur, Il est Mâle, après tout, et... oui, Il l'est...
"Tu m'agaces ! Tu te moques du qu'en dira-t-on, tu fais le bien et tu t'enfuis, quoi qu'on dise... Ce n'est pas ce que je veux !
- Tu ne veux pas que je fasse le bien ?
- Ne me prends pas pour un sot, Narwa Roquen. Je t'ai créée.
- Et tu en es fier, je sais. C'est que je ne t'ai pas trop mal servi...
- Tu me nargues ?
- Je voudrais le pouvoir, Seigneur. Mais je t'ai prié et supplié, et celui qui supplie n'est pas en position d'ironiser sur son Maître. Je te demande la vie de Grader. Je suis femelle, tu l'as voulu ainsi. La femelle de toutes les espèces est appelée à donner la vie. Nous savons toi et moi que ce ne sera jamais mon cas. Je te demande la vie de Grader."
Je laisse passer un moment de silence, pour contraster avec la rapidité de sa réponse. Il est Valar, je lui dois tout. Il ne risque rien, je n'ai rien à perdre. Il ne sait pas ce que c'est que de mourir. Un moment, j'ai failli le plaindre.
J'ai pris mon couteau de chasse.
"C'est une bonne lame. Elle ne s'use guère, s'aiguise vite, file droit sur sa proie. Je regrette de ne pas t'intéresser."
Je dégaine, glisse le poignard sous ma tunique en peau de tigre.
"Que fais-tu ?
- Je me tue, cher Oromë. Que crois-tu ? Qu'une femelle sans crainte et sans honte va se coucher devant ta volonté absurde ? Tu n'accèdes pas au seul désir que j'émets en cinq cents ans de bons et loyaux services, et tu crois que je vais dire Merci Patron et aller dormir ? La vie sans Grader ne m'intéresse pas. Interdis-moi l'accès à Valinor, fais-moi errer comme une âme en peine, c'est ton droit, je n'ai pas peur. Qu'en diront les autres Valar ?"
Les bras croisés, je le défie. Je risque ma vie à pile ou face et je le sais, mais j'en suis fière.
"Tu me fatigues. Je n'aurais jamais dû créer une femelle. J'ai moins d'ennuis avec ces mâles assoiffés de pouvoir, et je m'amuse plus à les regarder s'entre-déchirer. Que ton Grader vive, pourvu que tu me laisses en paix !"
Il disparaît.
Je reste sans voix, immobile, essayant de rassembler les forces qui me restent. Grader respire. Doucement, certes, à la limite de l'audible et du visible, mais il respire. Je lui parle doucement, pendant des heures. Puis il ouvre les yeux, bredouille quelque chose qui ressemble à mon nom. Je le fais taire d'un baiser léger. Je pleure en silence. J'ai obtenu le bien le plus précieux pour moi sur ces terres. Demain n'a plus d'importance.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare(3).
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