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L'histoire de Johan Tourvel

J'avais pris l'usage de rendre visite à Johan à l'improviste. Nos soirées étaient paisibles. Nous avions l'habitude, quand la nuit prenait corps, de nous raconter des histoires en duo. Chacun tour à tour reprenant le récit à son compte. Que de récits éphémères emportés par le temps. Mais, peut-être comme moi vous vous êtes demandé : Quel récit fait Johan de sa propre vie ? La question, je dois dire, me trotta dans la tête, fort longtemps. Mais l'occasion de lui demander ne s'était pas présentée. C'est un soir d'été sous les ombrages de son jardin que je me décidais. La soirée était douce. Nous avions bu du vin doux. Les chats paressaient sur le muret. Sur l'instant Johan ne dit rien, nous parlâmes d'autres choses, et puis il se décida enfin, avec un oeil pétillant.

Il me fit alors ce récit.

Je suis né dans une famille humble de fourniers entre le four et le pétrin. Enfant unique j'étais choyé par tous mes proches. Tout me destinait à prendre la suite de son père. A apprendre le secret des fours et de la pâte qui se lève avec le soleil.... Une petite enfance toute simple en vérité. Quand dans ma septième année, sortant en trombe dans la rue, courant après ma balle, j'ai heurté la monture d'un cavalier, de plein fouet, valdinguant sur le pavé. C'était le matin d'un jour de marché, les rues étaient pleines de monde. Un cavalier fort pressé, de noir vêtu, dont on ne su jamais la destiné. Le silence s'était fait. Je semblais plus mort que vif sur le pavé. Juste le sang qui s'écoulait dans la rigole. Puis tout reprit vie, on se pencha sur moi, on me tâta. On me souleva, mon esprit vacillait, ne sachant plus vraiment ce que devait être l'instant qui va suivre.

Je fus ramené à ma mère, sur la table, allongé. Un spasme me dit-on agitant mes membres. On me lava, me coutura, me ligota sur ma couche et puis on attendit, attendit. Des dames vinrent. On fit même venir un homme barbu, quelque barbier sans doute. Mais l'espoir était mince. Et contre tout pronostic, je survécus. Trois ans je tins le lit, semblant ne plus être maître en mon corps. Seule ma tête voulait me servir, et encore, la balafre qu'avait laissé l'éperon l'avait défigurée. Ma mère prenait soin de moi, me baignant, me nourrissant, me tenant la main quant la nuit se faisait longue en hiver.

Au fil des jours, au fil des semaines tout le village semblait prier pour que moi et ma famille soyons libérés d'une telle épreuve. Leurs prières ne furent point entendues. Seul un vieil homme voulut croire en un dénouement heureux et il donna à l'enfant que j'étais un peu d'espoir. C'était un très vieil homme qui avait voyagé. Ce seul fait ne plaidait guère en sa faveur auprès des villageois. Il venait me tenir compagnie semblant ignorer quand mon corps était pris de tremblement ou quant il s'abandonnait, souillant les draps de mon lit. Il s'appelait Johan. Que d'histoires il me raconta. Histoires de fées et de sorcières, histoires de dames et damoiseaux, fort peu de chevaliers en vérité et puis des histoires de rire, de sourire. Sa voix seule déjà était un monde, lourde parfois, légère et caressante, toujours chantante. Pourtant un jour il partit. Et je fus seul, seul avec ma mère murée dans son silence, seul avec mon père semblant vouloir me transmettre son amour par des pâtisseries de miel et de pavot.

Trois mois, il fut absent, quand un soir de printemps, Johan revint. Il alla directement à moi et me présenta une dame. Une jeune dame, souriante et sérieuse, vêtue d'une cape à l'étoffe lourde. Des yeux gris, gris sombre à la pupille immense et profonde. Une peau claire, des cheveux de nuit qu'une capuche dissimulait. Elle passa ses doigts sur mon visage, arrêta son index sur mes lèvres. Me sourit. On m'appelle Etaïne. Qu'elle était belle. Et l'espoir revint en moi comme une source tarie qu'une pierre empêchait de jaillir.

Le soir même rien ne fut entrepris, elle avait besoin de se reposer. Ou plutôt, c'était Johan qui devait se reposer. Il semblait que son voyage avait drainé ses forces restantes. Pourtant il en aurait encore besoin pour parachever sa tâche. Mais il était si heureux d'avoir atteint cette étape. Tout à présent était dans les mains de cette dame, du moins c'est ce que je compris.

J'appris dans la journée qu'elle s'appelait Na Etaïne, que c'était une dame de Dana. Ces dames, me dit-on alors, se consacrent aux soins de leurs prochains, elles tiennent maison à l'extérieur des villes et sur les grandes routes du pays. D'étranges dames en vérité qui prient la déesse mère et qui dit-on sont un peu sorcière.

Le lendemain, elle vint me voir. Elle ferma les volets, alluma des bougies, elle me fit sourire, me donna une tisane au goût de réglisse, puis elle se mit dans le fauteuil et se mit à chanter. Tout doucement. Je ne distinguais plus les mots, le chant était grave, le chant était sans fin. Je m'endormis un instant. Mes rêves semblaient bercés par le chant d'un tambour ou d'un choeur.

Je me réveillais par la douceur de ses doigts sur mon front. " Tu vas bientôt aller mieux " me dit-elle. Le fait est que je sentais en moi une étrange langueur. " Ce n'est qu'une étape, il va falloir que tu m'accompagnes dans un voyage, un voyage particulier. " Je l'écoutais à peine tant ses gestes me semblaient doux. " Tu dois te rendre dans les terres de Chamnoc. Le veux-tu ? " À ce seul nom, mon choeur fit un bon. Chamnoc, le champ de la nuit. Là où dit-on le destin s'écrit. Là, où le ciel est si pur que les étoiles vous livrent tous leurs secrets. Elle semblait vouloir mon accord, quelle drôle d'idée en vérité. Du moins c'est ce que je crus à l'époque. Et je dis oui.

Un étrange voyage en vérité. Comme la veille elle avait préparé la pièce. Elle s'était vêtue d'une étoffe de nuit aux rares brodures. Ses cheveux étaient tressés et ses yeux graves. Johan était avec nous. On me vêtit de vêtements chauds. Puis elle me donna la tisane. Son goût était amer cette fois-ci. Elle se mit à chantonner, tout doucement. Johan l'accompagnait d'un tambourin. Puis son chant se fit balade, elle se mit à danser, je crois. Je n'avais d'yeux que pour elle. Johan me prit dans ses bras. Elle m'invita à regarder dans un plat d'étain, les frissons d'une eau pure. Et puis, je ne sais comment je me vis avec elle marchand dans un brouillard au reflet bleuté. Johan me parlait, il semblait inquiet et se voulait rassurant.

Longtemps nous progressâmes entrevoyant d'étranges contrées. D'abord les champs de mon village, une rivière que l'on remonte, une ville dominée par un bosquet d'arbres sacrés. Un pays de lande, un pays de sable, un pays peuplé de grands arbres, des eaux tumultueuses, la chaleur d'une maison de bois perdue sous la neige, parfois c'était juste des sons qui nous guidaient, un chant de cascade, une harpe, une berceuse, le brame d'un cerf, des cris de joies. Puis la terre se fit collines puis montagnes, nous suivîmes des sentiers, passâmes des cols, puis une haute falaise. Le chemin semblait sans fin. Johan peinait à la tâche. Na Etaïne toujours nous précédait.

Enfin un immense champ sous les étoiles. Le ciel était immense, les étoiles innombrables dessinant là des figures ici des voiles de poussière. Puis nous avançâmes sous les bois, calfeutré au sein d'un bosquet d'arbres, des maisons de pierre aux toits de lauzes. Tout le paysage se cachait sous la neige épaisse, Puis un porche aux piliers de bois à la charpente ouvragée qu'ornaient des figures et des visages de chimère. Etaïne était souriante, elle frappa la porte d'un bout de bois suspendu qui servait de heurtoir. Et nous entrâmes.

Une seule et immense pièce, à la charpente lourde s'appuyant sur des pilles de pierre. Un feu central. Des hommes, des femmes, des enfants vaquaient de ci, de là. Nous approchâmes du foyer, je vis un homme solide semblant être un chêne dominant la forêt, une dame qui me fit penser à ma mère, une enfant de mon âge aux tresses blondes qui accrocha mes yeux et mon coeur. Et puis une vieille dame à la peau ridée comme une pomme d'hiver, aux yeux bleux aux yeux rieurs. Elle me semblait vieille, vieille, si vieille. " Pas tant que ça " me dit-elle en souriant. Et j'eus l'étrange impression d'un écho d'adolescence dans ces yeux. On m'appelle ici Na Eloïse, je serai ton guide pour cette dernière étape.

Mais le temps nous était compté, l'homme chêne soulagea Johan de sa charge et nous retournâmes dans le froid et la neige. Quelle tempête en vérité....Neige vent dansant autour de nous nous faisant trébucher nous arrêtant sans cesse. Puis, entre rocher et bouleau, une source, des pierres sculptées, une vasque d'eau prise dans la glace, je fus mis dans les bras d'Etaïne tandis que les hommes brisaient la glace, puis on me dévêtit et, dans l'eau, je fus baigné. Na Eloïse me rejoignit et me lava, cet instant brûlera toute ma vie tant les pensées d'Eloïse m'imprégnaient, un flot de rire et parfois de pleur, toujours d'émerveillement, tant d'émotions qui se sont fondues en moi brûlant mon corps. Tous mes souvenirs revinrent, un par un, les joies et la déchirure de ma foi en ce monde. Tout prit sous le regard de Na Eloïse des dimensions de défi, d'émerveillement, faisant part de hasard et part de choix. Ma vie alors prit des allures de conte à mes yeux. Devais-je continuer cette aventure, cela m'appartenait d'y répondre. Et puis longtemps après, elle m'invita à sortir de l'eau et j'étais guéri. Elle me noua à mon cou une vieille amulette. C'était un étrange bijou fait de corde nouée. Il me montra le bijou qu'il avait au cou. C'était un objet très simple, un noeud, un entrelacs de métal qu'il remit aussitôt dans sa chemise.

Et puis nous repartîmes aussitôt dans la maison commune. Nous nous réchauffâmes au grand feu. La petite fille m'offrit une boisson chaude aux parfums de plantes et de cannelle. Je m'endormis alors. Quel fut le chemin de retour ? Je ne serai le dire. Vraisemblablement le même.

A mon retour, Johan était si fier, mes parents si heureux. Etaïne cette nuit-là dormit avec moi. Puis elle repartie le lendemain. Mon rétablissement si spectaculaire qu'il fut, n'était pas le bout du chemin. Je dus tout réapprendre. Me lever, marcher, tenir couteau et tranchoir. Mais tous cela n'était que joie. Johan m'aidait, m'apprenait mes lettres. Et puis, il nous quitta, pour son dernier voyage. Je lui avais posé maintes questions tout de suite après notre retour. Mais il ne me dit rien, cela était affaire des dames de Dana.

Quant j'approchais l'âge d'homme, je souffris un peu. Qui aurait voulu d'un homme malingre toujours couvert d'un masque de cuir pour dissimuler sa balafre. Un homme plein de rêves étranges. Du moins c'est ce que je croyais et tant m'en convainquit que nulle demoiselle n'eut le plaisir de sentir ses mains sur mon corps. Ma vie au village semblait vouée à l'échec, je partis donc. Avec comme seul bagage de connaître mes lettres.

Il alla de ville en village, de pays en pays. Il me raconta la chaleur des maisons de bois quand la neige s'accumule dans les terres du nord, la moiteur des terres du sud et les vents chargés de sable. Il me parla de mer si claire, d'un pays d'hommes en soie et puis aussi de terre si lointaine que nul homme n'y habitait. Il fit bien des métiers : gardien des chèvres, joueur de cithare, voleur de grand chemin, je crois bien, astronome, herboriste. Tant de métiers que je n'ai pu tous les retenir. Partout il posait sa besace, restant un jour ou quelque mois, nouant quelques liens qu'aussitôt il rompait pour repartir plus loin.

Puis un jour, me dit-il, il revint par chez nous. Je venais de rentrer. C'était à Négranel. J'avais pris refuge dans la maison simple des dames de Dana. Et là, je vis une frimousse blonde. Il arrêta son récit. Me sourit. La nuit est déjà bien entamée me dit-il, nous reprendrons peut-être ce récit une autre nuit ?

Quand je quittais le vieil homme, je ne pus m'empêcher de me demander si tous cela était vrai ? Ne s'était-il pas joué de moi ? Qu'importe. Une telle histoire, même si elle n'a pas eu lieu, mériterait d'être vraie.

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Publication : Concours "La Montagne du Destin" (Décembre 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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