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Le pont

N d A : Cet épisode raconte des faits qui se sont déroulés il y a fort longtemps, bien avant « Namarië » ( in Concours : « L’ Adieu à la Forêt Dorée »).

«Yallume erya vantanenye (1), et c’est à dessein que je dis « je marchais », car mon dernier cheval, un brave petit bai nommé Zéphyr, s’était mis à boiter après quelques années de bons et loyaux services. Je l’avais donc laissé à un paysan chez qui il ne faisait plus que tirer la charrette le jour du marché, et tondre méticuleusement l’herbe verte de ses prés.
L’été s’était étiré jusqu’au début de ce mois d’octobre. Les arbres se déparaient à peine de leur feuillage, et les hommes profitaient de la clémence du temps pour achever les labours. Je marchais sur la route de Chiswarta, en direction de cette ville dont on m’avait dit le plus grand bien. Les poches vides et le ventre creux, je me demandais comment gagner ma pitance, car la chasse aux démons et aux bandits, pour prestigieuse qu’elle fût, n’était guère lucrative, et mon maître Oromë ne s’embarrassait point de me fournir le gîte et le couvert.
Aux abords de la ville je commençais à avoir bien chaud et retirai ma cape. La poussière soulevée par deux chevaux au galop venant vers moi me la fit remettre aussitôt, afin de cacher mon visage et surtout mes boucles ardentes sous la capuche noire. Je préfère toujours me présenter comme un étranger vêtu de noir, en istat (2), peut-être un Rôdeur, plutôt que sous l’aspect d’une femme seule et sans doute fragile. En Arda le statut de la femme est encore loin d’être égal à celui de l’homme, et je ne souhaite attirer ni la convoitise ni pire , la commisération.
Un cavalier tenait un cheval en dextre (3), et celui-ci, visiblement jeune et affolé, lui avait pris la main, l’obligeant à galoper ventre à terre à ses côtés s’il ne voulait pas le lâcher. Ses « oh oh » apaisants ou autoritaires restaient également sans effet ; le cavalier, debout sur ses étriers, s’arc-boutait pour tirer sur les rênes de sa main droite, ce qui donnait encore plus d’appui au cheval...
Je me plantai au milieu de la route, j’écartai les bras et – on n’est jamais trop prudent – je contactai l’esprit du cheval rebelle. Celui-ci stoppa net à un pas devant moi, ce qui manqua de faire basculer le cavalier par dessus l’encolure de sa propre monture.
Encore tout essoufflé, l’homme, vêtu simplement mais juché sur une selle richement décorée qui trahissait son noble rang, m’adressa un large sourire.
« Merci, étranger. Sans toi je crois que j’aurais galopé jusqu’au Gondor !
- Non, il se serait arrêté en Rohan...n’est-ce pas ? », demandai-je en caressant le magnifique poulain gris pommelé, écumant et ronflant, qui grattait le sol devant moi.
« Bien joué ! C’est un magnifique présent d’Earnil... mais personne n’arrive à le dresser ! »
Tandis qu’il me parlait je regardai les dents.
« Trois ans ?
- Vous êtes connaisseur ! »
Je hochai la tête.
« Sans vous offenser, Seigneur, puis-je vous proposer mon aide ? »
(Mon estomac me tiraillait, et cette tâche me convenait plus que tout autre.)
« Oh, point d’offense ! Vous me seriez d’un grand secours ! »
Il me remit les rênes, que je passai par dessus la tête. Fermant les yeux, je caressai longuement le chanfrein, l’encolure, et tout le corps tendu de ce pauvre animal frémissant. Je m’accroupis devant lui, et il baissa jusqu’à moi ses naseaux de velours, où je déposai un tendre baiser. M’étant relevée, je retirai le filet que je tendis à l’homme éberlué. Puis, en chantonnant une vieille berceuse elfique, j’attrapai une mèche de crins et j’enfourchai le poulain. Il ne bougea pas.
Tout en grattant le garrot, je le mis au pas en cercle autour de l’autre cheval, déplaçant tour à tour les épaules et les hanches. Je le fis ensuite trotter sur la route, je l’arrêtai sans peine et je revins vers l’homme au petit galop cadencé.
« Je crois qu’il va bien . Vous devriez le monter pour rentrer en ville, ce sera plus facile. Sa bouche est tendre encore, et le mors l’offense. Mais il ne demande qu’à bien faire.
- Tempête de l’Ouest ! Je n’aurais jamais cru cela possible ! Si tu veux m’accompagner à Chiswarta, étranger, je t’offre l’hospitalité. Un talent comme le tien est un don précieux, et je serais honoré de ta présence. »
Je m’inclinai, et nous chevauchâmes au botte à botte jusqu’à la ville. Le poulain gardait les oreilles braquées vers moi, attentif à mon moindre murmure, et galopait joyeusement, le dos souple et décontracté. La traversée de la ville, malgré la foule bruyante des rues, les gamins se faufilant dans ses jambes et même les aboiements de quelques chiens errants, n’altéra en rien sa confiance sereine. J’en profitai pour admirer les étals des boutiques et découvris que la spécialité de Chiswarta était, à n’en pas douter, le travail du cuir. Pour somptueuses qu’elles fussent, je ne m’attardai pas devant les magnifiques selles ouvragées dont je n’aurais pas eu l’usage même si j’avais eu un cheval. Par contre, je soupirais intérieurement chaque fois que mon regard se posait sur ces bottes cavalières, toutes plus belles les unes que les autres, qui semblaient à la fois robustes et confortables, et dans lesquelles les pieds devaient être au sec... Même la paire la plus simple m’apparaissait comme une richesse inestimable, à moi dont les orteils menaçaient en permanence de se montrer au grand jour, malgré maint rafistolage savant...
Nous mîmes pied à terre dans la cour pavée du palais. Deux hommes nous attendaient. Une jeune fille en robe blanche se jeta dans les bras du Seigneur.
« Oh Père ! Ca y est ? Il est dressé ? Je peux le monter ? »
Celui-ci me jeta un regard interrogateur tandis que le plus vieux des deux hommes déclarait d’un ton péremptoire :
« Allons, demoiselle Odariel, ce n’est pas une monture pour une enfant ! Cette sale bête vous ferait vous rompre le cou. »
Aussi doucement que je pus, je pris un malin plaisir à répondre :
« Sauf votre respect, messire, ce poulain est doux comme un agneau, et j’en réponds. »
Aussitôt, Odariel releva ses jupes et sauta sur son dos. Je posai ma main sur l’encolure.
« Tu dois me promettre deux choses, cependant. Tu ne dois pas le fatiguer, car il a déjà travaillé ce matin, et c’est encore un jeune cheval qui n’a pas fini sa croissance. Et quand tu rentreras, tu le brosseras longuement et tu lui donneras une ration d’orge.
- Etranger, nous avons des palefreniers pour cela », gronda l’homme que je supposai être le chef des écuries.
« Je le ferai, je le ferai ! », cria gaiement la jeune fille en trottinant vers la porte arrière qui donnait sur les prés.
« Et pourquoi pas ? Sa mère me reprochera encore de l’élever comme un garçon, mais je n’y vois aucun mal.
- Mais Seigneur Grader...
- Il en sera ainsi, Biron. Viens te désaltérer, étranger. Peut-être me diras-tu ton nom ? »
Je laissai glisser le capuchon et révélai à la fois mon visage et mon identité.
« Je suis l’Istar Narwa Roquen, pour vous servir, Seigneur.
- Par tous les Balrogs de Morgoth ! Je me disais bien que c’était de la magie ! Tu vois bien, Biron, que ma fille n’a rien à craindre ! »

Dame Abëlian ne sembla point ravie de m’accueillir à sa table. Odariel était rentrée en sueur et crottée, mais son visage rayonnait d’un tel bonheur que son père me remercia encore.
« Nous n’avons pas de fils, Abëlian. Tu as voulu marier Phalena, notre aînée, à cet imbécile de Tubior, dont le domaine ne prospère que parce qu’il conduit plus de chasses que de Conseils, et que son père a pris soin de lui laisser un entourage honnête. Je ne veux pas de ça ici ! Un jour Odariel sera amenée à me succéder. Je ne serais pas fâché que d’ores et déjà elle s’y prépare.
- La place d’une femme n’est ni sur un cheval ni sur un champ de bataille ! Quand elle sera mariée, il lui suffira d’obéir à son mari... »
La petite, rouge de colère, contemplait son assiette. Grader semblait hésiter entre la lâcheté du silence et la discourtoisie de l’autorité.
En ce temps-là je ne prenais pas garde à l’humeur des Hommes, et la diplomatie n’était pas mon fort.
« Les temps sont en train de changer, Noble Dame. L’avenir de vos enfants pourrait ne ressembler en rien au passé qui fut le vôtre et que vous honorez. »
Au regard qu ‘elle me lança, je sus que je m’étais fait une ennemie de plus – en ces jours lointains, cela m’était plus une jouissance qu’un tracas.

J’occupais mes journées dans les écuries de Grader à monter ses chevaux, les panser, les soigner, essayant de remettre en confiance les timides et d’apaiser les nerveux. Biron voyait cela d’un très mauvais oeil, surtout quand Odariel venait me rejoindre, avide d’apprendre et naturellement douée. Mais Grader était maître chez lui, et l’homme ne pouvait que ronger son frein. Je le répète, j’étais en Arda depuis trop peu de temps pour avoir appris à me méfier des Hommes. Sûre de mes pouvoirs, je ne connaissais pas la peur. Par présomption ou peut-être par indifférence, je me souciais comme d’une guigne des sentiments que je pouvais susciter, et sans doute aussi y ajoutais-je une once de provocation, autant par inconscience que par défi. En fait je me comportais comme un jeune loup, fier de ses crocs et ignorant du chasseur.
Cependant après quelques nuits passées sous le toit de Grader, les silences pesants de Dame Abëlian et une certaine lassitude de ce confort inhabituel qui m’éloignait des senteurs de la terre, me firent décider d’aller dormir ailleurs. Grader ne se lassait pas de nos conversations animées et de nos parties de chasse ; aussi m’installai-je à la sortie de la ville, sur le rivage. Cela m’était une joie d’autant plus grande que j’avais eu peu d’occasions jusqu’alors de séjourner en bord de mer, et je me rendis compte en l’admirant qu’elle m’avait manqué.

J’avais trouvé un petit tertre, surplombant les flots sur trois côtés, et isolé de la terre par un profond ravin – presque une île, en quelque sorte. Un bosquet en occupait les deux tiers. Quelques arbres foudroyés étaient tombés en travers du fossé, faisant un pont de fortune que j’élargis et consolidai en attachant plusieurs troncs entre eux. J’avais de l’ombre le jour, du bois pour faire du feu, et la nuit le bruit des vagues berçait mon sommeil tranquille. Je me serais presque crue en Valinor ! Je fabriquai une petite hutte, plus pour y mettre à l’abri quelques provisions que pour y dormir ; cependant, par un soir d’orage, je louai ma propre prudence qui m’avait fait y transporter une botte de paille, et je fus bien contente d’y coucher au sec.
L’endroit était sauvage, et toutes sortes d’animaux y passaient. Je recueillis ainsi un oisillon tombé du nid, sorte de croisement entre une buse et un épervier ; un couple de loups avec leurs trois petits vint s’installer dans un fourré derrière ma cabane. Je communiquais par l’esprit avec eux : ils étaient parfaitement pacifiques et de bonne compagnie, même s’ils gardaient leurs distances quand je faisais du feu.
Père Loup revint un jour de ses chasses en boitant bas ; il avait de justesse échappé à un piège qui heureusement ne s’était pas complètement refermé. Il me laissa le soigner et me remercia par un superbe lièvre dont je me régalai – mon jeune oiseau aussi, qui en déchiqueta les yeux avec de petits cris de bonheur. Père Loup avait-il répandu la nouvelle et comment ? A partir de ce jour défilèrent sur ma petite colline tous les animaux blessés des alentours – oiseaux, loups, renards, belettes, fouines... et même quelques biches et daims à qui aucun prédateur ne chercha noise, ce qui ne manqua pas de me remplir d’admiration.

Un matin, Grader me demanda :
« Je voudrais qu’Odariel assiste désormais au Conseil, afin de se familiariser avec les affaires de la ville. Qu’en penses-tu ?
- Odariel est encore très jeune, mais elle est intelligente et courageuse. Si tu souhaites qu’elle te succède après ta mort, pourquoi pas ? Si tu avais un fils, tu ne te serais même pas posé la question.
- C’est vrai.
- Cependant, lui as-tu demandé son avis ? »
Dans les yeux de Grader, dans ses yeux gris pleins de compassion et d’humour où les émotions étaient riches et toujours sincères, passèrent successivement la surprise, la contrariété, la gêne, la confusion, l’acceptation.
« ‘Roquen, tu as parfaitement raison ! Je souhaite qu’elle devienne responsable, et je m’apprêtais à la traiter comme une enfant ! Que ferais-je sans toi ? »
Je m’inclinai en souriant. Ses yeux avaient changé de couleur, s’étaient troublés d’un vert liquide, comme le reflet des arbres dans l’eau claire d’un lac. Il posa sa main sur la mienne. Le temps s’arrêta.
Je sentis une chaleur inhabituelle m’envahir tout entière, mon coeur se mit à battre plus fort, mes idées s’embrouillèrent, je devins incapable d’aligner deux concepts ou de prononcer une phrase sensée. Je n’étais plus que sensations, toucher, vue, odeur – des fleurs que j’avais cueillies pour lui en chemin, du tabac sucré de sa pipe, de la sueur des chevaux sur ma tunique...
« J’aimerais que tu assistes aussi au Conseil. »
Pressant ma main un peu plus fort comme une promesse, il se leva et quitta la pièce. Il me fallut quelques minutes pour retrouver ma sérénité, assaillie que j’étais par mille questions contradictoires et complémentaires.

Un petit vent frais s’était levé du nord, et je somnolais dans la cabane où j’avais rentré mes blessés les plus graves pour la nuit. La journée avait été éprouvante. Le matin, j’avais arrêté le bras de Biron qui s’apprêtait à frapper le poulain gris sous un prétexte futile. Il avait dégainé son poignard juste au moment où Grader nous rejoignait, et celui-ci, sans demander aucune explication, l’avait froidement congédié sur le champ.
Abëlian étant souffrante, j’avais partagé le repas de midi avec Grader et Odariel, à qui il avait finalement offert le poulain. La jeune fille, rouge d’excitation, ne tarissait pas d’éloges à l’égard du cheval, et le regard de Grader m’enveloppait d’une joie profonde, intense et troublante.
L’après-midi, j’avais assisté au Conseil aux côtés d’Odariel, qui par quelques remarques pertinentes et quelques questions avisées s’était gagnée la sympathie des conseillers et l’admiration de son père. Au sortir de la salle, je croisai Dame Abëlian dans le couloir. Je m’arrêtai pour m’enquérir de sa santé, mais elle passa son chemin en me foudroyant du regard.
« ‘Roquen ! »
Sa voix me fit frémir. J’aurais dû suivre Dame Abëlian, lui arracher une entrevue, lui expliquer que je n’avais nulle mauvaise intention...
« Que dirais-tu d’un petit galop avant la nuit ? Ce Conseil a été passionnant, mais j’ai vraiment besoin de me détendre... »
Comment aurais-je pu refuser ? Il me regardait, et je perdais tout sens commun. Il frôlait ma main, et mon coeur explosait d’étincelles de joie. Je croyais que pendant toutes ces journées ensemble à rire, à discuter, à chevaucher, nous avions tissé une belle amitié. Et depuis le matin mon corps était en proie à toutes sortes d’émotions violentes pour lesquelles je n’avais pas de nom.
Il me prêta un petit cheval pie de quatre ans, à qui personne n’avait pu même passer le licol, et qui terrifiait tous les palefreniers qui osaient s’aventurer dans le pré où il était en pâture. Moi aussi, le cheval me chargea, se cabra devant moi, jetant les antérieurs pour me frapper. Je ne bougeai pas. Il recula, posant ses pieds au sol à moins d’un pas de moi. Je reculai de trois pas, m’accroupis. Il vint vers moi, le nez au ras du sol, en mâchonnant. Je soufflai doucement dans ses naseaux. Il me gratifia d’un petit hennissement tendre. Après quelques caresses, il se laissa monter comme la plus douce des haquenées.
« Est-ce que c’est de la magie ?
- Ah, tiens, non... Je n’y ai même pas pensé... C’est juste une question de confiance... »
Après un long galop sur la plage, nous laissâmes les chevaux se reposer un peu. Le soleil était presque couché, embrasant l’horizon clair au dessus de la mer tranquille. Nous étions seuls. L’air était merveilleusement doux, la nature était en paix, nous étions assis côte à côte.
« Tu devrais garder ce cheval. Tu es la première à l’avoir monté, et je doute que quiconque chez moi ose en faire autant !
- Merci, mais... je ne voudrais pas abuser de ta générosité... Ces bottes que tu m’as offertes sont magnifiques !
- Tu travailles tous les jours pour moi ! Les écuries n’ont jamais été aussi calmes, depuis que tu es là aucun cheval n’est tombé malade, et Odariel est transformée ! Elle prend de l’assurance, elle s’épanouit comme une fleur au soleil... Tu nous as apporté le bonheur, ‘Roquen ! La vie ne m’a jamais semblé aussi belle ! »
Je lui souris. Il se pencha vers moi et déposa un baiser sur mon front.
« Il faut rentrer, il va faire nuit. Je te raccompagne. Garde le cheval.
- Je n’en ai pas besoin pour l’instant. Touche son esprit comme je te l’ai appris, le cheval te suivra jusqu’aux écuries, et tu en auras toute la gloire !
- J’ai bien peur que personne ne soit dupe ! »

Je repensais à tous ces évènements avant de m’endormir, en caressant dans l’ombre le bec de Kyo, mon jeune ami ailé, et je me disais qu’il fallait absolument que je parle à Abëlian – puis je sombrai dans le sommeil. Le hurlement d’un loup me réveilla en sursaut. Autour de moi les animaux s’agitaient, essayaient de se mettre sur leurs pattes – et une forte odeur de fumée me frappa. Je me précipitai dehors. Le bosquet était en feu, et déchirant l’obscurité, des flèches enflammées vibraient autour de moi. Le vent avait forci, attisant l’incendie. De l’autre côté du pont je devinai des silhouettes portant des torches.
« A mort la sorcière !
- A mort !
- Va brûler avec les démons ! »
Utilisant la magie, j’arrivai à éteindre quelques foyers. Naï ! (4), pour un que je maîtrisais, il s’en allumait dix , que le vent amplifiait aussitôt ! J’aidai les animaux blessés à sortir de la cabane, après avoir glissé Kyo dans une poche de ma cape.
J’essayai en vain de parlementer avec les hommes.
« Arrêtez ! Je ne veux de mal à personne ! Je suis une Istar ! »
Mais ma voix se perdit dans le tumulte de leurs cris et des arbres qui s’abattaient autour de moi, lançant des gerbes de flammèches qui répandaient le feu alentour.
Ils devaient être une vingtaine, guère plus, et à la lueur de leurs torches il me sembla reconnaître le visage haineux de Biron. Je dégainai Ambaron, mon épée de lumière, et courus vers le pont, prête à en découdre pour sauver la vie des animaux qui m’avaient fait confiance.
Valar valuvar (5) ! Il était en flammes, lui aussi, et quand j’y posai un pied, les troncs cédèrent, me coupant toute issue, me condamnant au bûcher. Je dois le dire en toute franchise, je n’ai pas eu peur de mourir. Mon passage en Arda ne devait avoir qu’un temps, je le savais. Cette mort serait douloureuse, mais toute agonie a une fin qui délivre de la souffrance. Non, le désespoir qui m’envahit n’était lié qu’au spectacle de l’affolement et de la douleur des bêtes innocentes qui m’entouraient, et qui allaient mourir par ma faute. Certaines avaient déjà sauté dans le vide, s’écrasant sur les rochers ; d’autres se roulaient par terre en hurlant pour essayer d’éteindre le feu de leur fourrure. Et partout ce n’étaient que glapissements, hurlements, gémissements...
C’est alors qu’Oromë se souvint que j’étais là pour le servir. Dans une nuée de lumière il apparut au firmament, chevauchant son étalon Nahar dont les yeux lançaient des éclairs. De sa voix tonitruante il fit reculer les hommes terrifiés.
« Tremblez, pauvres mortels ! Sacrés sont les Istari, et maudits ceux qui les blessent ! »
Une boule de feu balaya Biron et ses plus proches compagnons. Mais l’incendie gagnait toujours. Je vis Oromë tendre la main vers la pleine lune ; je vis la lune envoyer un rayon vers sa paume, un rayon rouge où tourbillonnait une fine poussière dansante. Je vis sa main se refermer, son bras s’armer avant le jet... Et dans l’instant, ces mille petits grains de poussière se mirent à scintiller dans la nuit, et toujours dansant et tourbillonnant, composèrent la forme majestueuse d’un cheval rouan traversant le ciel, portant haut sa tête fière, les naseaux écumants, la crinière étincelante au milieu des flammes. Sa robe aux trois couleurs, aussi rare que somptueuse, son épaule forte et oblique, son dos court et sa croupe puissante en faisaient un animal d’une beauté absolue qui inspirait l’admiration et le respect.
« Lelya (6), Rolanya ! », cria-t-il.
Ce fut un instant d’éternité. Dans un fracas d’étincelles la jument se posa près de moi et hennit en grattant le sol. J’avisai alors Mère Loup qui tenait dans la gueule son dernier fils. Par l’esprit elle me supplia :
« Il est trop tard pour nous, mais lui, sauve-le ! »
Je pris le louveteau contre moi et sautai à cheval. Rolanya recula de quelques pas pour prendre son élan, et je sentis ses muscles vigoureux se gonfler d’énergie vibrante. Puis, d’un bond que jamais cheval ne put accomplir, elle s’envola au dessus du fossé, m’emportant loin de la terreur et de la mort.
Dans les plaines sombres elle galopa longtemps, et sa course était plus rapide que le vent. Son souffle régulier ne trahissait aucun effort, aucune fatigue. Son corps était parfaitement détendu, et son esprit serein touchait le mien d’une infinie délicatesse. Alors, comme je l’ai toujours fait depuis, je m’en remis à elle totalement, avec une confiance aveugle et un sentiment de plénitude tellement intense que j’eus l’impression que nous n’étions qu’un, et que nous ne faisions qu’un avec l’immensité du monde.
Rolanya ! Rolanya, ma jument bien-aimée, issue d’une poignée de poussière de lune et de la volonté d’Oromë! Cheval divin, cheval unique ! Mon amie, ma complice, mon dernier recours ! Je ne sais plus si je fais partie d’elle ou si elle fait partie de moi... Rolanya, qui lit en moi à livre ouvert, qui pardonne mes faiblesses et porte mes fatigues, qui sait réveiller mon courage et sans cesse faire renaître l’espoir... Rolanya gourmande, joueuse, farceuse, cabotine, intrépide, enragée au combat, tendre pour ma tristesse, sage pour ma colère, plus fidèle et plus proche que mon ombre elle-même ! »

Rolanya leva le nez de sa pâture et m’adressa un petit renâclement amical, puis secoua sa crinière et se remit à brouter.
« En voilà des bavardages inutiles », me dit-elle en pensée. «Ce qui est, est. Qu’as-tu besoin d’en faire des phrases ? »
Radagast me sourit.
« J’avais eu vent de cette histoire, mais je me demandais si elle était vraie.
- Pour sûr », lui répondit Frère Loup. «J’y étais !
- Oui, tu avais quelques semaines », ricana Kyo en pensée.
- Oh toi tu peux parler, l’oisillon, tu étais dans sa poche !
- Et j’ai tout entendu ! Et j’ai écouté toutes ses pensées !
- Eh ben moi... eh ben moi...

« ’Roquen, il nous faut repartir, si tu veux y être avant la nuit.
- Tu as raison. Mais je sais qu’il m’attendra... et pour cela, je redoute d’arriver : dans un sens, c’est mon absence qui le garde en vie... »
Nous chevauchâmes en silence. Le cheval que Meneraf (7) avait offert à Radagast était docile et résistant. Ni Rolanya ni Frère Loup n’avaient réussi à le distraire de son application sérieuse.
« Feuyanet ? (8) »
Perdue dans mes rêves, je sursautai.
«Laume ! (9) En vouloir à Grader ? Comment aurais-je pu ? L’amour ne peut pas mener à la rancune. J’ai été en colère contre ses hommes, mais lui... »
Un peu plus tard, je lui demandai :
« Tu es sûr de vouloir venir avec moi ?
- Je viens parce que je sais que je peux t’aider à porter ta peine. Si jamais je t’insupporte, je me retirerai. L’amour serait-il pour toi plus facile à donner qu’à recevoir ?
- Pardonne-moi. Je ne pensais pas qu’un jour je rencontrerais mon double, j’ai parfois encore du mal à m’y habituer.
- Un petit galop ? »
Longue la route, et pourtant inéluctable. Je sentais dans mon esprit sa flamme vaciller d’heure en heure. Son heure était proche, et je serais là. Oh Chiswarta, la citadelle grise, si souvent noyée dans la brume, limelin ar linaicellea osto (10)...
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (11).

N.d.A.

(1) : En ces temps très anciens je marchais seule
(2) : Tu sais bien
(3) : Technique pour dresser un jeune cheval : le cavalier tient les deux rênes du poulain dans la main droite, et le mène à côté de son propre cheval, dont il tient les rênes de la main gauche. Cela se pratique encore dans certains pays, lors de l’apprentissage de l’extérieur : le jeune cheval est tenu par une longe attachée au pommeau de la selle du cavalier, et le vieux cheval joue le rôle de « maître d’école »
(4) : Hélas !
(5) : Que la volonté des Valar soit faite
(6) : Va
(7) : cf «Règlement de comptes» in Concours « La magie des nombres »
(8) : Est-ce que tu l’as détesté ?
(9) : Non !
(10) : Forteresse très chère et très douloureuse
(11) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

Ecrire à Narwa Roquen
© Narwa Roquen



Publication : 16 décembre 2006
Dernière modification : 16 décembre 2006


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signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


3 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 12-01-2007 à 17h23
Encore encore !
Ben chouette alors ! Un flashback, on va apprendre plein de trucs croustillants. *se frotte les mains* Au risque de me répéter, chère sorcière, je te considère comme l’auteure la plus talentueuse de ce concours. Le style est magnifique, efficace en restant élégant. Les descriptions sont courtes mais fécondes en images, les noms sonnent juste. L’histoire exalte des valeurs attachantes : courage, pa...

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oïnkari Ecrire à oïnkari 
le 06-01-2007 à 23h22
Superbe!
Tout y est, la puissance, le style. C'est inventif, original, intelligent et surtout maitrisé. Félicitations!
Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 19-12-2006 à 00h16
Toujours aussi puissant!
C'est super d'assister à la rencontre des 3 compagnons... Quant à Rolanya, cheval issu de poussière de lune, c'est la classe! ;) Ce texte-là est un vrai bonheur!

Elemm', émerveillée (Elemm'erveillée donc :))


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