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Justice Fauve

A G.S.


" Grader, toi que l'on dit le Sage ! Jusques à quand laisseras-tu ton orgueil parler avant ta raison ? "

Les bras écartés, les paumes tendues vers le ciel, face à la direction de Chiswarta, je criai vers cet homme bien-aimé qui me fermait son esprit.

" Celui qui refuse l'aide d'un ami perd une aide et un ami. Crois-tu toi aussi que j'aie pu envoyer ce fléau pour punir les habitants de Chiswarta de m'avoir chassée ? Ta fille cadette Odariel la blonde use ses dernières forces à m'appeler à l'aide chaque jour, et tu te tais ? "

Je m'enveloppai dans mon manteau noir et rabattis la capuche sur ma chevelure ardente. Je donnai un grand coup de pied dans les cailloux, comportement à peine digne d'un humain, mais exutoire passable.

J'étais à la poursuite d'un Nel Cuilli, un démon à trois vies, un démon caméléon qui pouvait prendre n'importe quelle apparence. Beaucoup d'hommes étaient déjà morts à cause de lui, et j'avais pu le localiser grâce au pendule de Rastacarca ; après ma victoire j'avais fabriqué ce collier original fait des douze crocs du monstre alignés sur un lacet de cuir, qui était aussi un instrument magique révélant la présence des démons.

Mon coeur m'appelait à Chiswarta, mais la mission que je tenais d'Oromë lui-même et qui justifiait ma présence ici-bas n'aurait pu être différée. Je suivais donc la piste d'une caravane de marchands où je savais que se cachait la créature. Il ne se montrerait qu'au moment de m'attaquer, probablement cette nuit au lever de la pleine lune. J'avais, suffisants pour un Trois-Vies, au revers de ma cape cinq stylets affûtés comme des rasoirs, cadeau de mes amis de Khazâd-dûm. Mais quel serait le sort final qui permettrait d'anéantir l'esprit démoniaque ? Avec quelle arme nouvelle aurais-je encore à me battre ?

Souhaitant ménager les forces de Rolanya pour un éventuel combat, je n'atteignis le Gilrain qu'en fin de journée ; Frère Loup m'escortait en silence, et notre ami Kyo, dit le Charognard, oiseau de proie de son état, nous guidait d'en haut. Il avait plu tout le jour, de cette pluie froide, insistante, traversière, qui transforme également en chiffon mouillé le roi et le vagabond. Je peux traverser le feu sans crainte, mais je déteste la pluie. Le gué n'était pas encore dangereux, mais déjà un peu impressionnant. Le dernier chariot du convoi était bloqué. Ménardil, marchand de Minas Tirith, y ramenait sa jeune épousée, fort jolie mais point trop courageuse, qui avait par ses cris stridents et inutiles complètement terrifié leur pauvre cheval bai. La bête ruait dans les brancards, se pointait, reculait, exprimant un refus catégorique de s'engager dans l'eau tourbillonnante, malgré les appels de tous ses congénères passés sur l'autre rive, à qui il répondait par des hennissements désespérés. Le marchand perplexe se demandait qui serait plus facile à calmer, de la femme ou du cheval, quand j'arrivai à sa hauteur et proposai mon aide, qu'il accepta aussitôt.

" Vous allez traverser sur Rolanya ; je ferai passer le chariot.
- Ce cheval est fou ", glapit la jeune mariée.
" Taisez-vous. Je ne vous ai rien demandé. Vous n'avez rien à faire ? Dormez !"
Comme elle restait sidérée et enfin muette, l'homme me sourit.
" Votre cheval ...
- Oui ?
- Ni selle, ni mors ? "

J'éclatai de rire.
" Rolanya est très confortable, et c'est une amie. Veux-tu dire bonjour à Ménardil, ma fille? "

La jument leva très haut l'antérieur droit, l'encolure majestueusement portée, et prit la pose. " Elle attend que vous lui disiez bonjour.
- Euh ...bonjour, Rolanya. "

Elle eut un hennissement bref et reposa le pied. J'aidai Ménardil, encore tout ébaubi, à l'enfourcher, et m'approchai du lourd. C'était une brave bête d'une dizaine d'années, gentil et expérimenté, mais les cris de la femme l'avaient affolé. Je caressai le chanfrein, les oreilles, le velours des naseaux. Je lui parlai doucement, mobilisai sans peine et sans aucune magie la nuque et la mâchoire. Il soupira. Je m'installai confortablement sur son large dos et claquai de la langue.
" Rolanya, tu passes devant. "

Grader le Sage m'a reproché plus d'une fois mon penchant pour les numéros de cirque, ce cabotinage peu compatible, disait-il, avec ma dignité de Grand Maître ès Magie. Mais ceux que je fais sourire oublient leur méfiance, ne me maudissent pas sans même m'écouter...

Ménardil, ravi de la traversée, m'invita à me joindre à leur campement, malgré les grimaces de sa femme qui répétait plus ou moins fort : " C'est une sorcière, c'est une sorcière ! "

Derrière moi, Frère Loup montrait son plus grand sourire ironique, ce qui l'effrayait d'autant plus...

Pendant le repas, Ménardil me raconta leur voyage depuis Dol Amroth, tandis que du coin de l'oeil je cherchais en vain où pouvait se cacher le démon. La nuit tomba, égayée par les feux de camp et les rires des hommes rassasiés. Enfin la pleine lune se leva et Kyo hurla au-dessus de ma tête ; je me dressai d'un bond. Une silhouette frêle et blonde boitillait dans le clair de lune.
" C'est Almina, la pauvre jeune fille que nous avons recueillie en chemin. C'est une malheureuse qui ... "

J'avais vu scintiller l'oeil du Nel Cuilli. J'avais vu la dent sauvage déborder des lèvres mi-closes. Mon stylet aussi rapide que ma pensée alla se ficher dans son oeil gauche avant que quiconque n'ait bougé. Je grommelai :
"Minya (1) !"

Quelqu'un hurla :
" Sorcière ! A mort ! "

Les marchands atterrés se levèrent, dans un murmure sourd. Frère Loup gronda derrière moi. De l'endroit où gisait Almina se dressa Ménardil, me parlant doucement.
" Tu n 'aurais pas dû, Narwa Roquen, t'attaquer à l'innocente, tu n'aurais pas dû ... "

Près de moi, Ménardil, les yeux écarquillés, reculait de deux pas... Kyo hurla au-dessus de moi.
"Tatya (2), démon de Morgoth ! ", criai-je en lançant sans faille mon deuxième stylet dans l'oeil gauche du monstre.

Les marchands avaient fait le cercle, ne comprenaient plus ce qui se jouait et qui était le méchant. Le démon se releva sous sa troisième forme et je crus que mon vieux coeur allait exploser. Je serrais le troisième stylet dans ma main, "Nel (3), Nel, Nelya (4), Nel Cuilli, va au diable ! ", mais mon bras restait pétrifié, je ne peux pas, je ne peux pas...Devant moi Grader le Sage, ses yeux si bons, sa main tendue, la mélodie de sa voix cassée, musique si troublante qui me manquait depuis tant et tant, Grader qui était mon seul repère dans cette pauvre vie vagabonde, Grader pour le sourire de qui j'aurais pu...
" Narwa, ma bien-aimée, cavalière de mes rêves, je suis venu pour toi ... "

Kyo hurla, Frère Loup gronda, Rolanya sauta dans le feu, mêlant au rayon de lune argenté les éclairs rougeoyants de la braise. Une image, bien sûr, une image ! Oeil droit, oeil gauche, deux stylets pour deux yeux de démon maudit.
" Retourne en enfer, Nelya ! "

Je n'étais pas au bout de mes peines. Se releva la forme boitillante d'Almina, son oeil droit unique flambant de cruauté.
" Tu ne pourras jamais me détruire, créature ridicule aux sentiments délicats ! Retourne faire tes numéros de cirque pour enfants attardés ! Tu ne seras jamais assez louve, tu ne seras jamais assez monstrueuse pour me vaincre ! "

Frère Loup bondit sur elle, arracha un bras malingre dans l'étau de ses mâchoires et me fit face. Je lus dans son esprit quelle était l'épreuve suivante. Ce démon pervers avait raison. Trop de bons sentiments vous masquent l'essentiel. La vie, la mort, la souffrance, la guerre. La justice.

Les yeux de fauve de Frère Loup dans mes yeux. Deviens sauvage, deviens louve, deviens monstre, car telle est ce soir la volonté d'Eru qui a créé le monde.

Je pris le bras ensanglanté et chassai les marchands à la ronde.
" Reculez ! Il n'est point de spectacle ici pour les braves gens. Reculez ! Laissez place à la justice fauve ! "

Frère Loup avait commencé à dépecer le monstre, griffant, grattant, lacérant la chair jeune et fraîche. Kyo avec des cris stridents arrachait des lambeaux qu'il gobait en plein vol. Rolanya continuait de ses sabots guerriers à faire voltiger les étincelles. J'empoignai le cinquième stylet et dans un feulement primitif arrachai le coeur de la poitrine tendre. Un flot de sang tiède et sucré m'éclaboussa le visage, et j'en salivai de convoitise en me léchant les lèvres. Je plantai mes dents, devenues des crocs acérés et cruels, dans cette énorme fraise croquante, dégoulinante de sang écarlate et poisseux qui coulait dans mon cou, qui coulait dans ma gorge, m'emplissait d'une jouissance sauvage et magnifique ! Du sang, encore, encore, imprégnant mes cheveux, ma peau, mes vêtements, un bain intarissable de sang pulsé, vivant, giclant, la vie et la mort mélangées... Mais quelle mort ? Il ne s'agit que de Puissance ! Puissance absolue et jubilatoire de la Bête qui mord, qui dévore, qui triomphe, qui prend la vie pour se faire une vie plus forte... Encore ! Rolanya d'un coup de sabot joyeux fracassa le crâne et j'engloutis la cervelle écrasée, petite purée fine à l'arrière goût de noisette, à lécher tendrement dans la paume de la main, tandis que Frère Loup faisait craquer un à un les petits orteils sous ses dents comme des radis frais... Kyo s'était réservé les yeux et la langue, qu'il déchiquetait des serres et du bec, avec de petits cris ravis.

Et puis ce fut l'orgie, le foie, la rate partagés en frères de sang dans les grognements, les hurlements et les soupirs d'aise, avec autour de nous, nimbé d'argent pâle par une lune froide un cheval fou dansant la sarabande sous une pluie d'étincelles...

Je n'ai pas revu les marchands. Ils ont dû partir avant le jour, terrorisés par nos bacchanales. Bien sûr ils iront dire partout que Narwa Roquen est pire qu'un démon de Minas Morgul, qu'elle nourrit ses pouvoirs en dévorant à chaque pleine lune les entrailles d'une vierge innocente, qu'elle chevauche un dragon ensanglanté et que son escorte est faite d'un aigle à deux têtes et d'un loup plus grand qu'un cheval.

Je me moque de leurs ragots. J'ai accompli ma mission. Je pars à l'instant pour Chiswarta, dès que mes compagnons et moi nous serons lavés dans le Gilrain de nos violences innocentes. Je le sauverai malgré lui s'il le faut. Il n'y a qu'une seule chose au monde dont je ne puis même supporter l'idée ; je veux qu'il vive, même sans moi, au besoin j'irai combattre la Mort elle-même !

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (5).


N.d.A.

(1) : (le) premier
(2) : (le) deuxième
(3) : trois
(4) : (le) troisième
(5) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour


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© Narwa Roquen



Publication : Concours "Rencontre sous la Lune" (Mai 2001)
Dernière modification : 09 novembre 2006


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