Dans la ville sans nom, il est une place qui se dérobe aux voyageurs. Seuls des flâneurs insouciants la découvrent parfois. Elle est pourtant là, au bout d'une ruelle qui se faufile entre deux bâtisses anonymes. Les façades ont des arcades délicates qu'un enduit d'ocre passé maquille. Des escaliers de pierre mènent aux paliers d'appartements modestes. Les ouvertures se sont éparpillées sur les murs, au gré des siècles successifs, poussant même les toitures de tuile rondes. Aux appuis des fenêtres, la pierre se creuse pour recueillir des fleurs de champs perdues dans la ville et les linteaux évoquent des temps révolus où la pierre se paraît. Le sol est de pavé de lauze que les temps ont usé, chantant sous la pluie, tout autant qu'au soleil sous les pieds des enfants. Il est un puits sur cette place ornée de losanges de couleurs à la margelle de pierre froide et dure. Un puits s'habillant comme un arlequin ? Voilà bien un rêve d'une époque oubliée. Le temps s'écoule ici immobile et immuable.
Un jour, un kabbaliste à la barbe bleutée arpentait la ville sans nom. Le vieil homme d'une cane sculptée mesurait les pas suivant un plan imaginaire aux vus et sus de tout à chacun. Personne ne savait d'où il venait et à quoi rimait son travail. Tous s'entendaient pour perdre un instant à ce spectacle.
Sa vêture était pour le moins étrange. Ce long manteau épais et brodé d'arabesque était depuis longtemps passé de mode. Et que dire de ce chapeau pointu aux oreilles pendantes que des chausses tout aussi pointues semblait vouloir faire le pendant.
La scène était amusante, qu'avait-il perdu ? Peut-être son âme ? Ou pour le moins son esprit. Car l'homme s'il mesurait ne prenait point de note et semblait parfois contourner d'invisibles piliers pour mieux heurter une matrone. Un jeune homme connu pour sa réserve l'aborda, demandant " que fais-tu ? ", mais en vain. Un officier de la municipalité n'obtint pas plus d'information et s'en fut dépité de ne rien obtenir. Une jeune femme délurée se permis même de lui palper les fesses. En vain, l'homme avait une tâche bien plus importante.
Sur les murs, il gratta le parement, gratta encore, découvrant enfin des marques, des marques de tâcheron. La malice était dans ses yeux. Son pas se fit guilleret. Puis, d'une statue, il caressa les fesses. Faut dire que la courbe était tentante. À la porte d'une remise, il fit un signe de croix et au pied d'un balcon versa une larme. Où diable croyait donc être cet homme ? À l'étal d'un fruitier, il prit une pomme en guise de repas. Payant le maraîcher d'un regard de plaisir. Comme si cette monnaie était chose naturelle. Il s'assit enfin sur une marche pour un petit somme d'après repas.
Un chat vit là un compagnon fort digne et tel un sphinx surveilla le repos de l'ancien. Ce chat-là ayant l'habitude de juger les gens sur leurs sommeils. " Bon dormeur vit de bonheur. " Il dû être satisfait car bien vite les paupières de l'animal se mirent à l'unisson pour une sieste réparatrice.
Quant le soleil vint à baisser, le vieil homme reprit son périple. On le croit là, il n'y est plus, on le croit disparu le voilà apparaître. Il était là sans être là.
Ce n'est qu'entre chien et loup qu'il arriva dans la ruelle de la placette. Le chat l'accompagnant toujours. D'une corde à douze noeuds, il entreprit de mesurer le puits. Pour toute lumière une lune curieuse s'étant glissée par-dessus le toit. Bien des mesures furent prises et reprises. À même le sol des calculs et des figures furent dessinés. L'homme s'emportait parfois puis jubilait croyant avoir saisi quelques subtilités. On le vit rire, désespéré, sauter en l'air, semblant être perdu. Beaucoup d'agitation en somme. La chose fut épique quant le chat se prit fantaisie de jouer avec cette corde si tentante. Qui du vieil homme ou du chat maîtriserait la corde ? Le Chat s'entendait à merveille avec l'objet et les lieux. Et le voilà s'installant là où notre homme voulait mesurer. Regardant les détails qui réclamaient tant d'attention du vieil homme. Mais était-ce vraiment un jeu ? Car le chat déplaça d'un coup de patte le noeud sur une dalle marque d'un fer. Et tel un monarque vint se mettre en ce lieu. Et puis... Pfut ...Il disparut. Plus de chat. Le vieil homme en resta estomaqué, quelque peu mortifié même. Cela donnait lieu à réflexion somme toute. Et puis une pensée dut faire son chemin, un sourire vint se glisser au coin des yeux puis venir enfin sur ses lèvres. Le voilà qui se met à faire le chat. Ronronna-t-il de plaisir ? Je ne sais. Mais... ... Pfut ...L'arpenteur disparut à son tour.
Depuis lors parfois les soirs de pleine lune, quant la lune est rousse semblant être une invite aux voyages le pavé résonne des pas d'un vieillard qu'accompagne le bout ferré d'une canne. Si par hasard vous le rencontrez inutile de lui parler, seules ses mesures ont place dans sa tête. Quant au chat, cela est chose commune parfois ils sont là parfois ils disparaissent.
Et voilà une page de la légende urbaine qui fut ainsi noircie.
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