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Face Cachée

L'air était lourd pour une nuit de septembre. La ville de Lumpa était silencieuse. Depuis presque 6 mois, le détachement de Darus s'était installé ici. Ils venaient des Collines Ocres, où après avoir mené un combat héroïque contre les Shta, le conseil de l'Amba les avait dépêchés ici, afin de mettre fin à une guerre entre factions rebelles au sein même de leur territoire. Ces vieux débiles de l'Amba ! Ils étaient des mercenaires, et on les envoyait dans une région loin de tous les fronts ! Mais l'Amba n'avait pas eu le choix... Ils étaient les premiers hommes à s'être rendus disponibles en massacrant les Shta sur leur position. Peut-être auraient-ils pu faire durer l'affrontement, et ce serait le groupe 4 et son chef Igelan qui serait à leur place. Mais comme toujours, ils avaient foncé dans le tas. L'un des meilleurs groupes de mercenaires jamais formés. Ils n'avaient aucun scrupule, et la vue du sang était un motif suffisant pour tuer ; ils n'étaient pas des garde-troupeaux !

Ian était posté un peu à gauche de la porte d'entrée de la maison où l'on soupçonnait le propriétaire de posséder de nombreuses armes, qui iront alimenter la révolte. Il n'aimait pas cette affectation. Toute la ville était trop calme... Les habitants n'avaient presque pas de chevaux, et pratiquement aucun bruit ne s'élevait des demeures avoisinantes. Il préférait largement le bruit horrible des monstrueuses machines de guerre des Shta... Au moins, on savait où était l'ennemi... Certes, être ici avait des avantages : Ils étaient maîtres d'eux-mêmes, et les femmes étaient jolies. Ils ne s'en plaignaient pas. Toutefois, leurs maris étaient dangereux, et armés très lourdement parfois. Il se remémora la journée précédente, où ses hommes et lui avaient trouvé des armes par hasard chez un couple. Ils les avaient tués, l'homme d'abord, puis la femme, après en avoir profité, comme cela se faisait couramment. Ils n'avaient pas opposé la moindre résistance, c'était presque trop...

Soudain, un homme sorti de la maison encerclée, et se rua sur Ian. Celui-ci étouffa un juron. Il était déjà trop près pour sortir son arme, alors il dégaina sa lame. L'homme le frappa à la main et la lame vola dans les airs, tel un papillon, quelques rayons de lune se réfléchissant sur le plat de la lame. Le forcené poussa Ian de toutes ses forces, et bondit sur son cheval, maintenant vide. Au bout de deux foulées, l'homme s'écroula, mortellement touché par une balle de Ista, l'homme posté au bout du chemin menant à la maison. Le cheval de Ian s'arrêta trois pas plus loin.

Ian s'était laissé surprendre et il savait que c'était à cause du calme apparent de la ville qui n'incitait pas vraiment à l'entraînement. Darus s'approcha de Ian et lui tendit la main.

- Alors, dit-il, on ne sait plus tenir une épée ?

Ian baragouina une piètre excuse et se releva sans aide. Darus éclata de rire derrière son masque de mort. Chaque Chef de groupe avait un masque correspondant à l'une des 22 arcanes du Tarot. Darus était la Mort, car il était l'homme aux 13 victoires contre les Shta, un record inégalé.

- Ne te vexe pas, mais soit plus attentif la prochaine fois, je n'ai pas envie de perdre d'autres hommes.

Petit à petit, les soldats partirent, laissant le cadavre au bon soin de la population, qui l'enterrerait dès qu'il n'y aurait plus de soldats en vue.

Ian récupéra son cheval et commença à rechercher son épée, elle n'était pas en vue... En poussant un juron pour la 5ème fois de la soirée, il continua de chercher un peu plus loin, guettant un reflet éventuel de lune sur la lame trempé. Comment une journée qui avait si bien commencée pouvait-elle déraper à ce point ?

Il chercha encore dix minutes sans succès, et revint vers son cheval... et en plus il devrait affronter les railleries de ses camarades... à moins qu'il ne puisse s'arranger avec Gokur qui s'occupait de l'armurerie... il lui devait quelques services.

Il retournait vers son cheval quand il entendit des chuchotements dans son dos. Il se retourna brusquement, prêt au combat, mais il vit... une fillette de 12 ans, qui sortait d'une maison en piteux état, suivie de près par un garçon qui ne devait pas être son aîné de plus de 2 ans, et qui essayait de la retenir d'avancer.

- N'y va pas ! , lui souffle - t - il.

Puis il leva les yeux et quand il aperçut le regard de Ian, il se tut en se rapprochant un peu plus de la fillette. La fille s'avança, et Ian regardait amusé le visage pâle de son frère qu'éclairaient les rayons froids de la lune. Le garçon voulait paraître plus âgé qu'il n'était en réalité. Pour cela, il s'était habillé de vêtements amples, et se forçait à garder la tête haute. La fille, quant à elle, avait les cheveux roux, mais l'on voyait mal son visage au clair de lune. Elle était plutôt petite pour son âge, mais son regard portait une maturité que seul des temps hostiles et difficiles peuvent incruster dans le regard d'un enfant.

Arrivée à un mètre de Ian, elle fit glisser le drap qu'elle tenait à deux mains et découvrit l'épée. Elle la lui tendit.

Pris au dépourvu, il arracha furieusement son épée des mains de la fillette, qui le regarda avec un air mi-accusateur, mi-amusée. Il rengaina son arme et s'enfuit sur son cheval, sans un regard en arrière. C'était décidément une mauvaise journée. Il s'était fait désarmer par un paysan, mais en plus, il avait eu besoin de l'aide d'une fillette de 12 ans pour retrouver son épée. Heureusement pour lui, ce dernier point ne serait pas connu de ses compagnons. Furieux, il rentra au campement.

Le lendemain, la routine prit le dessus, et Ian continua sa vie. Pourtant, vers la fin de la journée, alors que le soleil partait se cacher devant la pâleur de l'astre de la nuit, la petite fille prit la place de ses pensées. Et telle une apparition, il crut la voir du coin de l'oeil, suivie par son frère, essayant toujours de réfréner ses envies enfantines. Il tourna la tête, mais ils n'étaient plus là. Peut-être n'y avaient-ils jamais été.

Deux nuits plus tard, les nuages recouvrirent le ciel, et la lune disparût. Elle ne se montra pas de toute la nuit. Ian ne parvint pas à dormir... Il était tourmenté par une idée dont il n'arrivait pas à se rappeler...

Enfin, le jour suivant, il les revit. C'était la première visite officielle d'un messager du Roi ; il devait faire un rapport à celui-ci afin de juger de la nécessité de maintenir une force armée. Les ordres étaient clairs : pas de vague. Le moindre abus serait sanctionné. La veille, plus de la moitié de la ville avait été fouillée afin de prévenir une attaque des factions rebelles. Suivant le cortège dans une rue adjacente, Ian et Darus discutaient d'un air léger. Darus portait le masque de Mort, comme à son habitude. Certains disaient qu'il ne l'enlevait jamais. Et il est vrai que Ian n'avait jamais vu son visage.

Darus aimait bien Ian, et il le considérait comme son élève, et son probable successeur. Il avait remarqué que Ian était souvent ailleurs ces derniers temps, et cela l'inquiétait. Serait-il tombé amoureux ? Cela serait une catastrophe pour sa carrière militaire, et il s'empresserait de faire assassiner la femme dès qu'il saurait son nom. Cette journée était un bon moyen de lui tirer les vers du nez.

Ian ne pensait plus à rien. Il était obsédé par cette fille, et il pensait à elle en plein jour maintenant. Il y a peut-être quelques mois à peine, il l'aurait probablement tuée, après s'être amusé avec elle. Mais il n'arrivait pas à comprendre le fait de l'avoir laissée en vie cette nuit là.

Un paysan déboucha un peu trop rapidement d'une ruelle adjacente, juste devant le cheval de Ian. Celui-ci, perdu dans ses pensées, laissa son corps agir. L'homme retomba, mort. Ian cru que Darus allait le tuer sur-le-champ ! Il entra dans une colère folle. La déflagration allait amener d'autres soldats et Ian serait probablement pendu ou pire pour avoir gâché la cérémonie. Darus sauta de son cheval, pénétra dans la maison la plus proche, tua ses habitants, déroba un collier de perle à un cadavre et le mit dans la main de l'homme tué par Ian. Un affrontement sans importance entre villageois. Et Ian restait son protégé.

Ian n'eut à répondre de rien, mais le quartier entier fut bouclé et les habitants furent tous conduits pour interrogatoire afin de faire bonne impression au messager du Roi. Finalement, cette erreur allait leur servir à quelque chose.

Les prisonniers furent vite relâchés, mais Ian ne vit aucun enfant sortir, alors que de nombreux étaient entrés. Pris d'un doute horrible, il franchit la grille de la grotte-prison, ancienne mine utilisée comme geôle et latrines. L'odeur était immonde, mais il parcourut les couloirs interminables qui composait l'entrée. Des enfants étaient accolés aux murs. Il regardait partout, mais ne les voyait pas. Il soupira de soulagement quand il vit un éclat roux sortir d'une niche un peu à l'écart où deux enfants étaient blottis l'un contre l'autre. C'était eux.

Ian se plaqua contre le mur. Son coeur battait de désespoir. Il fallait faire quelque chose. Il le devait. Ou il allait en mourir.

Un homme en blouse tachée de liquides variés apparut de l'autre côté du tunnel. Ian ne l'avait jamais vu, et il supposa que le messager du Roi n'était pas venu seul. Ian se précipita sur les enfants et leur dit vite et bas :
- Ne vous inquiétez pas, je vais vous sortir de là !

L'homme, arrivant derrière, dit alors d'une voie forte et grave :
- Que faisiez-vous avec ses enfants ? Devrais-je les prendre pour mes expériences ? A moins que ce ne soit que la fille qui vous intéresse ?
- NON, n'y touchez pas ou vous mourrez !
- Oh oh, ça se dit soldat, et ça ose me défier... mais vous n'oseriez pas frapper un homme désarmé de votre camp quand même...

Le docteur continua :
- Je vous propose un défi, qu'en dites-vous ? Si j'arrive à vous faire 18 demi-lunes sur le bras avec mon scalpel, je gagne, et j'emporte les enfants, sinon, vous en faites ce que vous voulez.

Les deux enfants s'éloignèrent en direction d'un autre groupe, où ils discutèrent avec vigueur. Ian sorti sa dague, et le docteur son scalpel. Ian fendit, mais le docteur esquiva. Après quelques essais infructueux, il sentit soudain la lame du scalpel sur son bras... juste posée, mais prête à faire une entaille qui le laisserait infirme à vie. Il s'immobilisa, et le docteur inclina sa lame pour découper un demi-cercle de peau dans la chair du bras. Une demi-lune. Sans ménagement pour la partie déjà découpée, le doc inclina brutalement sa lame de l'autre côté en restant en contact avec le bras. Son poignet refit une rotation rapide... Deux demi-lunes. Cela continua. Ian n'avait pas le choix. Son bras lui était indispensable, et un faux mouvement le rendrait infirme. A la 18ème demi-lune, le doc éloigna enfin son scalpel, tandis qu'une raie ondulante de sang faisait son apparition petit à petit sur le bras de Ian.

Alertés par les cris des enfants, d'autres soldats arrivèrent, et Ian repartit, cachant son bras. Il croisa le regard des deux enfants, alors qu'ils étaient emmenés par l'homme au scalpel, mais il ne put y lire qu'un regard de haine et de souffrance qui le glaça et le blessa bien plus que le contact récent de l'acier sur son bras.

Cette nuit là, la lune était pleine, et Ian avait l'impression de vivre un cauchemar éveillé. Il était sur le point de balancer sa carrière pour deux êtres avec lesquels il n'avait pas échangé plus de trois phrases. Mais avait-il envie de continuer la même vie ? Non, quelque chose avait changé en lui.

Il s'introduisit doucement dans le tunnel menant au laboratoire. Quand il ouvrit la porte, il se trouva face au doc. Il n'hésita pas cette fois ci, et plongea sa lame dans son larynx, pour l'empêcher de crier. Dans une cage, contre un mur, se trouvaient les deux enfants. Près du mur opposé, une poignée de cadavres témoignait encore des expériences atroces du peuple de Ian. Il courut délivrer les vivants. Apparemment, il était arrivé à temps pour une fois. Mais les enfants ne voulaient plus partir. Du moins pas avec lui. Ian n'en croyait pas ses oreilles ! Il faillit les frapper, mais quand un rayon de lune, venant d'une cheminée d'aération, frappa le sol juste devant la fille, elle se mit à parler :
- C'est vous qui avez tué nos parents. L'un des enfants vous a vu. Il nous a tout dit.

Ian était maudit. Comment pourrait-il jamais effacer son passé. Le regard de cette fillette avait modifié profondément son comportement, et voilà qu'elle se retournait contre lui. Il priait pour qu'il reste un moyen de se faire pardonner. Qu'il ne retourne pas dans son ancienne vie, faite de meurtre, de viol, de torture et de souffrance.

Il les poussa en avant malgré tout. Il les sauverait contre leur volonté s'il le fallait. Darus franchit la porte. Il avait suivi Ian, afin de connaître la raison de son trouble. Et il l'avait trouvée. Enfin.
- Et tu risques ta carrière, et tu risques notre amitié... pour ça ! , dit-il en montrant dédaigneusement les enfants du bout de sa lame.

Ian jeta sa dague et sortit son épée, il n'avait plus rien à dire. La liberté valait bien un dernier meurtre. Ils se battirent, chacun essayant de nouvelles techniques jusque là gardées pour l'ennemi. Ils s'entraînaient ensembles depuis deux ans maintenant, ils se connaissaient trop bien. Ian fatiguait. Il devait innover, mais comment ? Il se jeta sur Darus, enveloppant l'épée de son adversaire dans le creux de son bras, en collant son corps contre le sien. Une fois l'épée de Darus immobilisée, il retourna sa propre épée contre lui, et au dernier moment s'écarta pour la laisser pénétrer dans le ventre de Darus. Celui ci ne fit presque aucun geste. Il mourut en dégageant son épée d'une brusque poussée. Ian sentit une douleur presque grisante après les événements de cette nuit, et il regarda pendant quelques secondes le bras par terre avant de réaliser que c'était le sien.

Il se fit un garrot, et emmena au loin les enfants, qui acceptèrent finalement de le suivre. Sur le sol du laboratoire, se trouvait le cadavre du chef du groupe 5, la Mort, et à coté, un bras orné de 18 demi-cercles.

L'homme s'enfuit loin au sud, là où le temps est plus clément et où la guerre, les armées et les souffrances ne sont pas encore arrivées. Les cauchemars de l'homme s'atténuèrent avec le temps, et les nuits de pleine lune étaient toujours calmes. Les enfants vivaient avec lui, ils l'avaient accepté, d'abord comme leur bourreau, mais ensuite comme leur ami, à défaut de pouvoir éprouver un sentiment plus fort. Ils s'épanouirent, et je crois qu'ils lui pardonnèrent, sur son lit de mort, au milieu de ces livres devenus si chers à son coeur.

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Publication : Concours "Rencontre sous la Lune" (Mai 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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