Silune a des cheveux de feu, une peau d'ivoire et des yeux d'ébène. De ravissantes taches de rousseur viennent moucheter ses pommettes. Quand je l'ai croisée pour la première fois, un soir où j'errais incognito dans les quartiers peu fréquentables de Cóhort, mon coeur s'est arrêté de battre.
Pharé a d'immenses yeux en amande, dans lesquels se dessinent des reflets violets. Sa chevelure, douce comme la soie, est tressée de fils d'or et d'argent. Son nez, légèrement retroussé, lui donne un charme mutin auquel nul ne peut résister. Elle sait être d'une beauté démoniaque que seul son air hautain vient parfois troubler. Quand elle me fut présentée par son père Tarudé, un vieil ami de mon propre père, mon coeur se mit à battre fébrilement.
La comparaison, si je la veux élogieuse pour mes deux amours, devrait s'arrêter là. D'une certaine manière, en dire d'avantage serait inutile : je ne suis pas sûr que vous puissiez désapprendre les préjugés qui sont sans doute les vôtres, et les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens, à présent que tout est achevé. Il existe tant de choses que le langage, fût-il soigné comme celui de quelqu'un de mon éducation, est imparfait à décrire...
Depuis sa plus tendre enfance, Silune souffre d'une déformation du visage et de l'abdomen : ses ailes sont atrophiées et son bras gauche fait un angle disgracieux avec le reste de son corps. Sa bouche est penchée de travers, avec une vilaine cicatrice à son angle. Je n'ai jamais pu savoir avec certitude si elle est handicapée de naissance ou si elle a été victime de mauvais traitements. Elle vit recluse, fuyant la compagnie, car sa laideur est source de risée. Et pourtant, malgré toute l'horreur que peut susciter son apparence, je ne saurais expliquer clairement l'étrange sentiment qui m'étreint chaque fois qu'elle pose son regard sur moi.
Pharé a un corps souple et délicieux, des mains graciles et un parfum enivrant. Elle possède quatre ailes : deux grandes, diaphanes, au niveau des épaules, et une paire plus courte, colorée comme les vitraux d'une chapelle, en bas du dos. Tous l'admirent, et chacun en secret aspire à son amour. Les soirées qu'elle organise chez elle sont fastueuses, et bien qu'elle soit ma promise, elle ne manque jamais de plaire à ses nombreux invités. Pour moi, Nardähé, fils de l'archonte Kardähé, qui suis aptère jusqu'à ma prochaine mue comme tous les enfants mâles nés un jour de solstice, les ailes de Pharé sont l'objet d'un émerveillement constant. Je me perds souvent, en les contemplant, dans leurs chatoiements qui déclinent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
Un matin mon père m'obligea à l'accompagner à l'assemblée qu'il présidait. Alors que nous étions sur les marches du palais, il m'attrapa par l'épaule et me dévisagea gravement.
« Fils, il serait temps que tu t'intéresses à la politique. Je sais que tu préférerais fréquenter tes fainéants d'amis et courir les filles avec ce bon à rien de Caludé, mais il y a un âge pour toute chose. Des sujets graves seront abordés aujourd'hui. »
Il me présenta aux députés de chaque province et aux représentants de chaque dème, puis me plaça au premier rang à ses côtés. J'étais impressionné par l'austérité des visages qui m'entouraient. Après les salutations d'usage, Dernudé le docte prit la parole.
« Sol-Udé et Sol-Ardähé, nos deux étoiles jumelles, sont à un stade critique de leur évolution. La « Coalescence des Astres » prédite par nos astronomes est sur le point de se réaliser. Les deux soleils tournent l'un autour de l'autre en s'effondrant lentement sur leur orbite. En d'autres termes, ils tombent l'un sur l'autre, en spirale. Leur chute pourrait durer jusqu'à ce qu'ils entrent en contact et fusionnent, mais les choses sont plus complexes que cela. Les forces gravitationnelles qui s'exercent entre eux sont si intenses que la courbure de l'Univers en est altérée. Sol-Udé est aplati sur les pôles et Sol-Ardähé, en raison de l'importante vitesse de rotation de son compagnon, oscille sous les effets dévastateurs des marées. »
« De ce fait, la trajectoire de notre propre planète se trouve modifiée. D'après mes premières prédictions, elle ira s'écraser sur la surface magmateuse d'Ardähé dans une dizaine de décades au plus. Cette échelle de temps est à réviser à la baisse, cela va de soi : les années iront en diminuant à mesure que nous nous rapprocherons du soleil. Selon nos estimations, l'intervalle avant l'impact doit être ramené à environ neuf de nos décades actuelles. »
- « Nous avons donc neuf décades à partir d'aujourd'hui pour nous organiser et songer à une solution. » résuma mon père. A chacun de ses propos, Dardähé le greffier acquiesçait en se mordant les lèvres.
- « La réalité est moins agréable, » répondit Dernudé, « car nous serons morts bien avant la collision. Au fur et à mesure que nous chuterons sur notre soleil principal, la température s'élèvera ; les glaces polaires disparaîtront et les déserts gagneront du terrain. Dans deux décades, il fera trop chaud pour que les espèces qui habitent sur la terre survivent - les plantes se dessécheront et flétriront, les animaux privés de nourriture mourront à petit feu. Enfin, derniers mais incapables de résister malgré notre technologie et nos sciences, nous disparaîtrons à notre tour. Lorsque les mers se seront évaporées, notre astre sera aussi morne et sec que ses lunes. »
- « L'Apocalypse ! » s'exclama quelqu'un dans la salle.
Un murmure craintif parcourut l'assemblée. La peur était inscrite dans le frémissement des ailes et les cliquettements nerveux des mandibules. Mon père se leva, le visage traversé d'émotions diverses.
- « Nous prenons tes paroles d'autant plus au sérieux, Dernudé, que de récents rapports viennent les étayer. Nos pécheurs disent que le niveau des mers ne cesse de monter, et les Septentrionaux ont vu de nombreux icebergs se détacher de la banquise. Pourtant, au coeur des terres, l'eau vient à manquer et les puits s'assèchent. »
- « D'autres signes précurseurs sont venus nous annoncer la Fin du Monde, » compléta Siläré, le gardien du Temple, « les grossesses avortent avant terme et les enfants meurent en bas âge. Les dieux sont en colère, nous avons trop longtemps vécu dans la débauche et le stupre. »
Mon père adressa un sourire condescendant au prêtre. « Nous ne sommes pas certains que les dieux soient liés à notre problème, Siläré. Et prier suffit rarement à assurer la survie des hommes... En dernière extrémité, peut-être... »
- « Qu'adviendra-t'il d'Udé et d'Ardähé ? » cliquetai-je à l'intention de Dernudé.
- « La collision met en jeu des phénomènes dont nous n'avons pas idée. Si les forces de dislocation deviennent trop importantes, peut-être exploseront-ils, libérant une colossale énergie destructrice dans l'univers et détruisant jusqu'à mille mondes parmi les mondes, avant de s'éteindre, comme deux pierres mortes et froides dans l'immensité gelée du cosmos. Sinon, ils s'effondreront jusqu'à ne plus faire qu'un seul soleil, Ud-Ardähé, et nos savants prédisent que cet astre aura une masse telle qu'il deviendra un Dévoreur d'Etoiles, entraînant dans sa chute tous les univers-îles les uns après les autres, jusqu'au vide infini qui les entoure. Mais très franchement, je ne sais pas ce que sera leur destin. Nos théories scientifiques ne rendent que très partiellement compte de la réalité, et elles sont souvent occultées par nos conceptions théologiques - La catastrophe finale comme le mythe de l'éternel recommencement ne sont probablement pas les seuls schémas possibles, mais il nous est difficile d'imaginer d'autres alternatives. »
Kardähé fit le silence autour de lui. « Es-tu bien sûr, Dernudé, de ne pas t'être trompé ? Se peut-il que nous ne soyons pas happés vers notre étoile, mais simplement déviés ? »
Le sage eut un rire cynique.
- « Votre question est pleine de bon sens, archonte, car nos savants prétendent en effet qu'un système à trois corps est instable : en général, un des astres est éjecté dans le cosmos, selon une trajectoire en hyperbole. Mais malheureusement, je peux vous assurer que chaque ligne de mes calculs a été vérifiée : nous n'avons pas cette chance, nous allons droit vers la fournaise, aspirés comme une étoile filante. Et quand bien même le scénario aurait été différent, notre planète aurait alors erré dans le ciel glacial des entre-espaces. Entre geler lentement et fondre à grande vitesse, je me demande ce que je préfère ! »
- « Au moins nous aurions eu plus de temps devant nous pour nous préparer... »
grommela mon père, « Car je n'ai pas l'intention de me laisser abattre par le pessimisme. Il y a certainement une issue, et j'entends bien la trouver. »
Lorsque je pus me retirer, la nuit commençait à tomber sur Cóhort. Je décidai de faire un détour par les rues piétonnes avec quelques amis. Caludé, le fils de Lanudé, était du nombre. Les lampes à arc venaient d'être allumées, elles répandaient une lumière rouge orangée sur les pavés.
- « Je meurs de faim, » fis-je, « je mangerais bien une pizza. »
- « Bonne idée. » approuva Rophudé, « Nous pourrions dîner dans ce petit bar que j'ai découvert l'autre soir. Vous verrez, c'est un endroit pour le moins glauque, mais l'ambiance y est très spéciale. Il est aménagé dans une ancienne cave en sous-sol, de sorte que la fumée s'y entasse et s'accumule en un épais nuage. La musique est correcte et la carte des bières fait rêver. Je crois par ailleurs que j'ai un ticket avec une des serveuses... une brune et pulpeuse demoiselle aux yeux verts, tout à fait mon style... » - « Toutes les femmes sont « ton style » ! » plaisantai-je.
Mon compagnon me donna une claque amicale dans le dos.
- « Quoi qu'il en soit, Nardähé, cette nuit le terrain de chasse m'est réservé. Contentez-vous d'admirer mes talents de beau parleur, et prenez-en de la graine ! »
Il nous entraîna dans un dédale de ruelles étroites où les clochards et les camés disputaient la moindre parcelle de trottoir aux filles de joies et aux revendeurs d'opium.
- « C'est un vrai coupe-gorge. » dis-je.
- « C'est un peu déroutant, mais je suis sûr que vous allez adorer. »
A l'angle d'un portique, nous tombâmes nez à nez avec Silune. Dans le quartier, elle était connue : elle faisait souvent l'aumône près des bistrots et certains allaient jusqu'à prétendre qu'elle vivait du commerce de son corps, sa difformité excitant les fantasmes morbides des passants. Loqueteuse et sale, elle nous tendit sa sébile vide sans nous regarder.
- « Quel laideron ! » lâcha Caludé sans la moindre discrétion. Il s'engouffra sous le porche, tandis que je restai en arrière, fermant la marche, fasciné par la jeune fille. Je lui donnai quelques pièces, plus pour justifier mon examen de sa personne que pour me donner bonne conscience. Elle me lança un regard fractal, un de ces regards où l'on se noie sans en saisir la signification, plein de promesses et de curiosité. Dans ses yeux brillaient un désespoir, une solitude tels que je fus pris de vertiges. La pitié m'envahit : elle devait éprouver une honte effroyable à se sentir ainsi observée, comme un monstre de foire. Troublé, je détournai mon regard. Elle avait dû remarquer que je l'avais détaillée, cependant, car elle rougit et baissa la tête. J'eus peur de l'expression que pouvait avoir mon visage : je me hâtai de rejoindre mes camarades.
« Cette session de notre assemblée est particulière. » cliqueta mon père, « Nous avons réuni les plus grands scientifiques pour qu'ils trouvent une solution à la crise que nous traversons. Oubliez vos querelles quotidiennes, messieurs, et tâchez de nous sortir de cette impasse. »
Dernudé se leva et embrassa l'amphithéâtre du regard.
- « Nous avons découvert une planète semblable à la nôtre, où nous pourrions nous établir. Elle n'a qu'un seul soleil, et une unique lune gravite autour d'elle, mais son air est respirable et l'eau y abonde en vastes océans. Je suggère que nos savants appliquent leurs efforts à mettre au point un moyen propre à nous transporter vers ce lointain système planétaire. »
- « Saint Jesardähé marchait sur les mers, loué soit-il. Si nos âmes sont suffisamment pures, nous nous élèverons dans les cieux. Construisons une grande cathédrale pour expier nos fautes. » proposa Siläré.
Kalimudé, un physicien de renommée internationale, ricana : « Je n'ai guère envie de me fier à une telle éventualité. Non que je mette en doute les préceptes de la religion, mon père, mais la pureté des âmes de mes concitoyens me paraît très compromise... En revanche, nous pourrions construire un ballon comme ceux qui planent au dessus de Sihart, et nous envoler à son bord vers les étoiles. »
- « Un ballon ne peut aller là où il n'y a pas d'air. » rétorqua Cirdähé l'architecte.
- « Alors un mécanisme imitant les ailes des oiseaux. » dit Tarudé.
- « Le problème reste sensiblement le même. » répondit Dernudé avec complaisance.
- « L'idée du ballon n'est pas mauvaise, » reprit mon père, « l'air contenu dans l'enveloppe nous permettra de respirer. La nacelle devra être étanche, bien entendu. Un moteur ne pourrait-il pas nous permettre de franchir le vide intersidéral ? »
- « Quel type de moteur ? » demanda quelqu'un.
Les propositions fusèrent, toutes plus farfelues les unes que les autres.
- « Une voile comme les hélices des éoliennes, mais fonctionnant grâce au vent solaire. »
- « Foutaises ! Il nous faut utiliser un explosif de grande puissance pour échapper à l'attraction de notre sol ! »
Cette dernière suggestion était due à un alchimiste : ses confrères opinèrent de la tête en marmonnant d'étranges formules hermétiques.
- « Je vois que nous avons tous des idées. » conclut mon père. « Nous les mettrons toutes à l'épreuve, car nous ne devons négliger aucune piste. Dirigeable, fusée, lévitation... Rien ne sera laissé de côté. »
A l'issue de la réunion, j'allai prendre une collation avec mon ami Caludé.
- « Que penses-tu des avis émis par nos édiles ? » demandai-je en sirotant mon nectar fermenté.
Caludé roula des yeux et lécha soigneusement de sa trompe le rebord de son verre. - « Je crois que la stupidité varie comme l'entropie. » fit-il en prenant un ton didactique.
- « Pardon ? »
- « Elle augmente dans les espaces clos. »
Une fois où nous avions bu plus que de coutume, Caludé me proposa de poursuivre la soirée chez Pharé. Muni de nos bouteilles aux trois-quarts vides, nous déambulâmes bras dessus, bras dessous, jusqu'à la demeure de Tarudé au bord des quais. Un chien ivre nous suivait en clopinant : nous l'avions fait boire par jeu et il semblait en redemander. Les lampes extérieures s'allumèrent avant même que nous eussions frappé à la porte. Pharé, riant aux éclats, apparut à contre-jour dans l'embrasure. Elle portait une longue robe noire avec un décolleté vertigineux. Nous étions tous deux passablement émoustillés par l'alcool, gagnés par l'hilarité. « Nardähé, mon compagnon de la bouteille, ne trouves-tu pas que les perspectives se déforment, que les angles s'allongent ? » délirait Caludé en titubant sur les marches du perron. « Regarde, les seins de la belle Pharé s'enflent, Dieux qu'ils sont pointus ce soir ! »
Pharé s'esclaffa. « Je vois que vous ne m'avez pas attendue pour faire la fête, vous deux. Et peut-on savoir ce que vous arrosez ? »
- « Je bois pour vous oublier, femmes infidèles ! » déclama Caludé en dédiant sa bouteille à la lune. « Ce vin couleur de rubis a les reflets de votre luxure ! »
Il se tourna vers Pharé, qui lui tendit la main.
- « Toujours aussi poète. » railla-t'elle.
- « Poésie rime avec griserie et grivoiserie. »
- « Je vois ça. Entrez... Vous auriez dû venir plus tôt, Rophudé est passé avec quelques amis, il avait apporté son luth électrique. Ils viennent juste de repartir, dommage, nous aurions bu ensemble. »
Je devinai, à son regard brillant, qu'elle n'en était pas à son premier verre. En la détaillant de près, il me sembla que des boutons manquaient dans son dos - juste sous les ailes supérieures - mais ma vue était trouble et mes sens émoussés. Caludé décocha un violent coup de pied au chien. « Dehors, sac à puces, clebs repoussant ! ». L'animal, trop saoul pour protester, s'en alla renifler une flaque suspecte au coin de la maison voisine.
Avachis sur un sofa garni de coussins moelleux, nous devisions, une coupe de mousseux à la main. Pharé se peignait les cheveux en nous écoutant. L'énervement s'emparait de Caludé : il s'était froissé une aile en s'asseyant, son ivresse retombait lentement et sa douleur se réveillait.
- « Le nouveau monde sera neuf, entièrement à découvrir... » racontais-je, en pleine euphorie. « Je partirai escalader ses montagnes, je construirai un bateau pour explorer ses mers... Qu'en penses-tu, Caludé ? Tu viendras avec moi, hein ? »
- « Je ne suis plus un gamin. Du moment que j'ai une place sur le vaisseau spatial, et tant qu'il y a des femmes et du vin, je suis heureux. »
- « Et Pharé sera avec nous. » continuai-je sans me démonter, « Elle nous préparera des poissons extra-terrestres. J'en pécherai des énormes, oui, les plus gros des poissons extra-terrestres, avec des yeux sur les côtés. »
- « Prétentieux, naïf Nardähé. » commenta Pharé. Quand elle buvait trop, elle devenait mauvaise. « Tu es trop fougueux, trop jeune ; tu t'engages dans n'importe quelle entreprise sans regarder où tu mets les pieds... Un pécheur ! On aura tout entendu ! »
Elle passa son bras autour du cou de mon compagnon. « Caludé, lui, sait ce qu'une femme attend. »
Elle l'embrassa sur les lèvres, et j'entendis leurs mandibules s'entrechoquer. Piqué au vif, je me rebellai.
- « Tu es ma promise, tu ne dois pas faire ça. »
Couchée sur Caludé, elle me lança un coussin au visage.
- « Je ne t'aime pas, Nardähé, je n'accepte de t'épouser que parce que tu es le fils de l'archonte, et que cela arrange nos parents. Mais ne crois pas m'enfermer dans une cage où tu seras le seul à me contempler, je ne t'appartiens pas... ». Elle fit une moue dédaigneuse et se cambra de manière peu décente. Caludé, qui avait entrepris de dégrafer sa robe, jubilait. « Tu ne m'as qu'en emprunt. »
Mes tempes bourdonnaient, un arrière-goût étrange me montait à la gorge. Impitoyable Pharé... Son visage était terrible... « Va donc pécher tes poissons extra-terrestres ailleurs, tu ne vois pas que tu nous déranges ? »
Je renversai ma coupe et je quittai l'appartement, horrifié par la vision de leurs corps enlacés. Je ne me souviens que très vaguement de ce qui arriva par la suite.
Lorsque je retrouvai mes esprits, je marchais sur les quais, le chien à mes basques. Un chantre, prophétique, psalmodiait quelques vers en s'accompagnant d'une mandoline.
Mon amour et ma mort,
Tout n'est qu'une apparence :
Désillusion des corps,
Dans ma désespérance
Ton visage a encore
Le masque du silence. »
Un peu plus loin je rencontrai des clochards qui se réchauffaient près d'un brasero. Une femme se détacha du groupe, un manteau rabattu sur la tête, et s'approcha de moi en boitant. Son visage était masqué par les ténèbres, seuls ses yeux fiévreux faisaient miroiter l'éclat des flammes.
« La charité, mon prince, la charité pour les lépreux. »
La main qu'elle me tendit était rongée par la maladie. Sa peau d'un teint ichoreux se détachait par lambeaux. Dans mon ivresse, j'injuriai l'intouchable, croyant m'adresser à Pharé.
- « Je vois maintenant comme tu es laide, corrompue en dedans. Tu m'apparais sans tes atours trompeurs. » hoquetai-je, fou de rage, « Je me vengerai de toi, je te briserai. »
Effrayé par mes propres propos, je m'enfuis en zigzaguant. A bout de souffle, meurtri à force de percuter les lampadaires, j'allai m'écrouler sous les piles d'un pont. Je rampai jusqu'au bord de l'eau, attiré comme un insecte par les pâles reflets argentés des deux lunes.
Le Chantier commença le mois suivant. Des engins nouveaux se construisaient tous les jours, chaque inventeur essayant de mettre en avant sa méthode personnelle, originale et assurément la meilleure. Siläré n'avait pas démordu de son projet de cathédrale ; avec quelques fidèles, il avait posé les premières pierres d'un imposant édifice en forme d'étoile. Du haut d'une colonne, il surveillait l'avancée des travaux et prêchait la sainte parole, exhortant le peuple à s'incliner devant la volonté divine afin d'obtenir quelque espoir de rémission, « Car les Dieux n'abandonneront pas leur création au néant si elle sait faire preuve d'humilité et reconnaît ses erreurs passées ». L'ouvrage le plus audacieux résultait d'une initiative commune de Kalimudé et Cirdähé. Un appareil complexe de tubes inextricables, de cadrans à aiguille, de jauges, de valves et de tiges métalliques reliées par des cardans apparut un matin au milieu d'un terrain vague à l'écart de la ville. Les alchimistes, d'abord réticents, se laissèrent convaincre quand ils eurent étudié la machine du physicien : ils lui apportèrent leur savoir-faire et leur connaissance, ce qui eut pour effet d'accélérer la construction de nouveaux modules qui vinrent s'ajouter à l'inquiétant échafaudage des précédents. Dans la journée, le moteur crachait des volutes de fumée noire : en ce sens, le vaisseau était le plus avancé, bien que son fonctionnement restât mystérieux. Les deux savants semblaient cependant en proie à d'importants problèmes techniques qui m'échappèrent totalement quand je les interrogeai. Selon Kalimudé, le confinement des combustibles était trop irrégulier pour garantir une énergie suffisant au décollage. L'architecte renchérit en m'expliquant que le réacteur nécessitait une structure lourde afin d'accroître l'absorption des rayonnements cosmiques et que l'espace vital s'en trouverait réduit.
Mon père, accompagné de Tarudé, inspectait chaque soir les ateliers et discutait longuement avec les ingénieurs. Quelquefois Dernudé se joignait à eux, quand il n'était pas retenu par ses propres recherches astronomiques.
« Quelle que soit la solution adoptée, » s'inquiétait Tarudé, « il ne fait plus de doute à présent que les nacelles ne pourront pas emporter toute la population de la planète. Compte tenu du coût d'un seul vaisseau, je ne sais même pas si tous les Cóhortiens pourront embarquer. »
- « Ce qui importe avant tout, c'est que l'espèce survive. Nous devrons faire des choix - voire des sacrifices - afin de déterminer qui de nous devra rester, qui pourra partir. N'est-ce pas, archonte ? »
Mon père acquiesça avec circonspection.
- « C'est effectivement une question épineuse, qu'il convient d'envisager sous tous ses angles avec la plus grande des précautions. Je nommerai une commission consultative chargée d'étudier ce dossier. »
Durant toute cette période, j'avais mûri ma vengeance contre Pharé. Je ne l'avais pas revue depuis l'incident. La rumeur s'ébruita - non sans fondements - que seuls nos satrapes et leurs familles prendraient place à bord de la fusée. Le désordre, d'abord circonscrit au Chantier, gagna la ville et s'étendit à la province. Devant les risques de révolte et sous la pression de la foule, mon père organisa un congrès législatif qui promulgua toute une série de lois.
Quand je fus informé de cette décision, un plan machiavélique germa dans mon esprit. Je retournai près du restaurant où nous avions dîné avec Rophudé, trouvant Silune à l'endroit même où elle avait mendié ce soir-là.
« Silune, sais-tu qui je suis ? »
- « Oui, mon prince. »
Sa voix avait la mélodie d'une harpe. J'hésitai un instant, mais ma haine envers Pharé m'obscurcissait le coeur.
- « Pharé organise un bal dimanche. Je veux que tu sois mon invitée. »
- « Mais Pharé est ta fiancée. »
- « Mon père l'archonte me l'impose, mais c'est toi que je désire comme cavalière. »
- « C'est que... »
- « Quoi ? Tu n'as pas à t'inquiéter, je pourvoirai à tout. Tu pourras prendre un bain avant, et je te ferai porter une robe de soirée. »
- « ... Je ne suis pas très jolie. » dit-elle, mélancolique.
Je lui attrapai les mains et je l'attirai vers moi. Sa joue parfumée frôla presque la mienne.
- « Je ne vais pas prétendre que tu es plus belle que Pharé, » rectifiai-je, « mais ta beauté est différente, elle est intérieure... Tu irradies de lumière, ton regard brille d'une telle luminosité que les autres femmes sont pâles à tes côtés. Elles ne sont que des écorces superficielles, des apparences sans profondeur... Oui, pour moi tu es belle : un ange dans les ténèbres, la plus mignonne des fées noctiluques. »
Elle leva ses yeux sombres vers moi, une expression indescriptible sur le visage. - « Tu le penses vraiment ? » fit-elle à mi-voix. Un sourire timide et gêné se dessina sur ses lèvres tremblantes. Peu habituée aux compliments, elle rougit de plaisir, et pourtant son regard trahissait ses doutes. Je la pris dans mes bras et je la serrai contre mon corps. Si frêle, si craintive ! Elle me regarda de biais - la poitrine haletante, les mains crispées - et ses yeux se voilèrent. « Je t'en prie, ne te moque pas de moi... ». Puis, dans un murmure inquiet : « Jamais, ou j'en mourrai. »
Ses larmes coulèrent dans mon cou. « Jamais. » répétai-je en écho. Je lui jurai ma fidélité, ma sincérité, avec des mots qui me semblèrent faux. Quel hypocrite je faisais ! Le remords s'empara de moi, et j'hésitai un instant à lui révéler la terrible vérité. Lentement, je la repoussai. Elle essuya ses larmes en riant. Non, je ne pouvais lui avouer mes desseins sans lui faire de mal. Il était trop tard pour revenir en arrière. Je la quittai en ruminant des pensées sombres et malveillantes.
« Mon coeur saigne comme le tien, fils, » me confia un jour mon père, « à l'idée d'abandonner tous les monuments de notre civilisation. Sihart et ses dômes d'ardoise, Dóhert et ses tours ciselées dans le marbre, et tant d'autres merveilles... Mais nous avons une mission à mener, et nos coeurs doivent se résigner. »
Laissant Kardähé à ses affaires, j'allai voir le vieux Dernudé dans sa demeure sur la colline. Je le trouvai dans son laboratoire aménagé au plus haut d'un donjon de pur style néo-médiéval.
- « Peut-on savoir sur quoi tu travailles actuellement ? » demandai-je curieux de découvrir l'utilité des astrolabes, des lunettes, des sphères armillaires et des compas en tout genre qui encombraient la pièce.
- « J'affine les principes de mes théories cosmologiques. N'en déplaise à Siläré, j'ai la certitude que les lois qui régissent notre univers sont immuables et continues, qu'il n'y a point de cataclysme que l'on ne saurait prévoir. Une forme de déterminisme, si tu veux : le destin des astres est écrit de leur naissance à leur mort incluse, nous ne pouvons rien y changer. »
« Tu vois, la plus massive de nos étoiles, Ardähé, échauffe le gaz de l'enveloppe de sa compagne et en arrache les couches externes. Udé épuise son combustible, ce qui provoque un resserrement de son orbite. Cette hémorragie de matière solaire nous est connue depuis la plus haute Antiquité : c'est elle qui ionise notre atmosphère à certaines périodes de l'année - en particulier à l'époque de la déhiscence - et qui nous offre de magnifiques aurores irisées, certains matins. L'éjection de notre planète, que j'ai décrite comme un « accident », n'est que la conséquence de la précession de son périhélie, ce même phénomène qui rend nos calendriers si complexes. Pas de nouveauté dans l'univers, mais une application scrupuleuse de règles qui n'ont rien de divin. »
« Mais laissons cela de côté... Sais-tu ce que donnent mes observations de Sol-Udé ? Il a depuis quelques jours une activité prodigieuse déclenchée par des effets de résonance gravitationnelle. D'étonnants orages magnétiques se déchaînent à sa surface : si tu examines sa projection sur un écran, tu noteras une importante concentration de taches sombres entourées de facules brillantes. Leur nombre ne cesse de croître, c'est fantastique ! Le soir dernier, j'ai assisté à une éruption terrifiante, j'ai vu s'élever une protubérance gazeuse dont la dimension avait près du double du diamètre solaire. N'est-ce pas incroyable ? »
Le lendemain, je me présentai au bal, Silune à mon bras.
« Tiens, voilà Nardähé, avec sa nouvelle conquête. » ironisa Pharé.
- « Il faut bien, puisque Caludé semble être ton préféré. » retorquai-je sans ambages.
- « Epargne nous les sarcasmes de ta jalousie, très cher fiancé. »
- « A ce propos, » embrayai-je, « je te présente Silune. Je dois t'avertir, très chère Pharé, que c'est avec elle que j'embarquerai vers le nouveau monde. Tu devras te trouver un mari plus partageur. »
Comme je l'avais prévu, elle parut estomaquée.
- « Et bien soit, » lâcha-t'elle, « Je partirai donc avec Caludé. »
Mon ami fronça les sourcils d'un air embarrassé.
- « C'est-à-dire que j'ai promis à Rophudé d'épouser sa soeur. » expliqua-t'il sur un ton d'excuse, « En échange il compte demander la main de la mienne à mon père... Je ne peux reprendre une parole donnée, et risquer ainsi de compromettre le départ de ma soeur. »
Pharé accusa le coup. Ses ailes changèrent de teinte et ses joues s'empourprèrent. - « Alors j'épouserai le premier venu. Tu crois me tenir par ce chantage infâme, Nardähé, mais il ne manque pas de prétendants à ma porte. »
- « Je sais parfaitement cela, » cliquetai-je, glacial, « et c'est exactement ce que je veux. Tu vas devoir mendier ton voyage, tu es obligée de te vendre comme la plus vulgaire des marchandises. Et même si tu trouves rapidement un époux, tout Cóhort se gaussera de toi quand il verra qui je t'ai préféré. Ils se moqueront peut-être aussi de moi, mais cela ne me gêne pas. Alors va, profite de ton bal pour chercher celui qui te permettra de quitter cette planète mourante ! »
J'avais haussé le ton pour qu'une majorité m'entende.
- « Tu... tu es infect ! »
Je crus qu'elle allait s'évanouir, tant elle devint cramoisie. Savourant ma victoire, je fis face devant tous à Silune dans le but de l'inviter à danser. Très pâle, elle s'appuyait gauchement contre une table. Ses yeux m'adressèrent un reproche muet. Ils étaient vides de toute colère, mais j'y lus une immense déception.
- « Je veux rentrer... Je t'en prie, mon prince, laisse-moi partir, je ne suis pas à ma place ici. »
Je ne pus la retenir : elle s'éclipsa dans la nuit. Accablé de remords, je retournai chez moi et je me réfugiai dans ma chambre.
La nouvelle de mes frasques ne tarda pas à se répandre. Mon père, très remonté à mon égard, me convoqua dans son bureau au palais.
« Fils, ta conduite est inconcevable. Tu insultes mon ami Tarudé en humiliant sa fille de la sorte. Tu me ridiculises auprès de mes confrères en semant la discorde. Je ne suis pas sûr que tu aies bien mesuré toute la portée de tes actes. »
Il me tourna le dos pour contempler le feu qui brûlait dans sa cheminée.
« Le pays s'embrasera quand il verra comment nous manipulons la commission, et voilà que tu joues la fine bouche en t'affichant avec cette miséreuse ! Tu es fils d'un archonte, Nardähé, tu ne peux pas te permettre d'étaler les turpitudes de ta vie sentimentale en public. Aussi, je te mets en garde. Tiens-toi le pour dit, tu ne partiras pas si tu ne fais pas amende honorable. Bien que tu sois mon fils, les affaires de l'état me dictent la plus stricte sévérité. Ton union avec Pharé est un mariage de raison, et j'en fais la condition sine qua non de ton embarquement. »
Moins de trois semaines après cet événement, nous traversâmes une période que Dernudé, en dépit de sa grande sagesse, n'avait pas prédite. Une pluie de météores brûlants s'abattit sur toute la planète, provoquant des incendies et des accidents mortels.
- « Les saintes écritures annoncent une ère de chaos. » claironna Siläré depuis le parvis de sa nouvelle église, « Ce temps est venu. Nous avons ignoré les avertissements des Dieux, nous avons méprisé les présages qu'ils nous ont envoyés : nous devrons maintenant en payer le tribut. Le jour du jugement est proche, où Saint Jesardähé reviendra d'entre les morts pour montrer du doigt les impies et pour choisir les justes. Il descendra de l'empyrée, accompagné d'anges exterminateurs, pour accomplir notre destinée. »
Malgré l'appel au calme lancé par mon père, le peuple se dressa et envahit le Chantier. Les accès de fanatisme de Siläré ne connurent plus de limite : plusieurs machines furent détruites, et l'archonte dut envoyer l'armée pour protéger les autres vaisseaux. La plupart avaient été endommagés, soit par la foule, soit par les météores. Par chance, l'appareil de Kalimudé, dans son champ éloigné, ne subit aucun dégât. Comme le palais était l'un des édifices les plus solides de la ville, il fut transformé pour accueillir les familles dont les maisons étaient les plus exposées.
- « La Terre est en train de franchir une ceinture d'astéroïdes composée des restes d'un astre fragmenté. » expliquèrent nos politiciens après avoir pris le conseil des astronomes. « Cette ancienne planète aurait été détruite par collision avec une comète, il y a plusieurs millénaires. Les chutes de pierre cesseront dans environ un mois. En attendant, nous vous incitons à consolider vos habitations ou à vous rendre dans les abris que nous mettrons en place. »
Le vent de panique submergea cependant les services de la capitale. Il ne se passait pas un jour sans qu'une dépêche arrivât de la province en annonçant quelque malheur. Les titres alarmistes des journaux effrayèrent les citadins. La population des campagnes afflua vers la ville et s'entassa au pied des murailles. Les anarchistes et les groupes nihilistes critiquèrent l'incapacité du gouvernement à gérer la crise et proposèrent de destituer l'archonte. Les prêtres firent circuler d'inquiétantes rumeurs sur un aérolithe de grande taille qui plongerait bientôt le pays dans une interminable nuit d'hiver en obscurcissant le ciel lors de son explosion. Ils profitaient de ce que leurs églises avaient été réquisitionnées pour sermonner ceux qui venaient s'y réfugier.
Lors d'une séance extraordinaire de la commission, Dardähé le greffier monta à la tribune et nous fit part de ses inquiétudes :
« Les sans-abri et les paysans sont ceux qui souffrent le plus. Nous déplorons d'importantes pertes humaines, car la capacité d'accueil des abris est très insuffisante. »
Ces propos me causèrent une angoisse inimaginable... Silune n'avait pas été vue depuis le bal. Je l'imaginai, seule dehors, sans nul endroit où se cacher, réduite à se terrer dans une vieille ruine à l'abandon. N'y tenant plus, je quittai la salle pour partir à sa recherche. Elle n'était pas là où je l'avais rencontrée par deux fois. Les pavés étaient jonchés de débris de pierre et de verre comme au lendemain d'un tremblement de terre ; le quartier, d'habitude d'une fréquentation élevée, était entièrement désert. Néanmoins, le chien qui m'avait suivi cette nuit marquée d'une pierre noire rôdait à l'entrée d'une pizzeria, salivant devant les plats laissés par les clients. Après l'avoir sifflé pour attirer son attention, je lui tendis un morceau de couenne qui traînait sur le rebord d'une assiette. Il remua la queue en signe de reconnaissance et vint fourrer sa truffe humide dans mes mains.
- « Bon toutou. » fis-je en lui grattant les oreilles, « C'est vrai que tu es plein de puces et de tiques ! Allez, cherche Silune, va ! »
L'animal fila à toute vitesse dans les rues silencieuses de la ville. Quand il voyait que je n'allais pas assez vite à son goût, il s'arrêtait en poussant de brefs jappements d'impatience. Il me laissait à peine le temps de le rejoindre et reprenait aussitôt sa course effrénée, le nez au ras du sol comme s'il flairait une piste invisible pour mes yeux. Au terme de plusieurs hésitations et d'autant de détours, il me mena sur les quais, tout près de l'endroit où j'avais dormi après m'être enfui de chez Pharé. Dans l'ombre d'une porte cochère, un couple de lépreux faisait griller des saucisses.
- « Maudit cabot ! » hurlai-je, « Je t'ai demandé de m'amener à Silune, reviens ici ! »
Il aboya joyeusement, ignorant mes ordres. L'homme lui lança un morceau de viande qu'il s'empressa de dévorer. Je fis un pas dans leur direction de manière à me placer à côté du chien.
- « Savez-vous où est Silune ? Si vous me le dites, je vous récompenserai. »
La femme se leva et vint s'accroupir sur le sol près du chien qu'elle caressa de sa main enroulée dans des bandelettes.
- « Tu ne mérites pas de le savoir, prince indigne. Nous tous ici, pauvres ou malades, rebuts de votre société injuste, nous savons comment tu t'es comporté avec elle. Nous ne permettrons pas que tu la fasses souffrir. »
La colère me fit oublier mon dégoût. J'attrapai la lépreuse par le col et je la soulevai à dix centimètres du sol en la secouant vigoureusement. Les grelots de ses oripeaux tintèrent, ce qui fit grogner le chien dérangé dans son festin.
- « Si tu sais où elle est, dis-le moi ! » ordonnai-je avec brusquerie. C'était sans compter sur son compagnon, que j'avais presque oublié. Il se rua sur moi, me faisant tomber à la renverse. En me débattant, je le saisis à la gorge, mais il était d'une force surprenante pour un vieillard de son âge. Il m'immobilisa de tout son poids, puis il me cracha à la figure.
- « Je ne crains pas tes paroles fielleuses, fils d'archonte, je n'ai plus peur de rien. Regarde, la maladie est en moi, elle me mine de l'intérieur ! Je suis ta mort, mon prince. »
Ses dents cariées dégageaient une haleine fétide. Effrayé à l'idée de mourir, j'étouffais sous ses haillons puants. « Silune » implorai-je d'une voix rauque.
« Je suis l'image de ta mort, » reprit l'homme, le visage haineux, « mais il ne m'appartient pas de te juger. Alors pars sans tarder avant que je ne change d'avis, tu trouveras celle que tu cherches près de l'ancienne meunerie. »
Il me relâcha et retourna dans son coin en ramassant ses guenilles déchirées. La femme me lança un regard méprisant.
- « Tu arrives un peu tard, prince. Elle doit être en pleine mue à l'heure qu'il est. »
- « Je tiens toujours mes promesses. » dis-je en lui lançant ma bourse.
Je découvris Silune derrière un moulin désaffecté, dans une impasse crasseuse encombrée de détritus... Elle flottait en position foetale dans un cocon translucide suintant de mucus. Sa peau était blême, à l'exception de ses doigts dont les bouts avaient bleui. Soupçonnant un début de nécrose, j'examinai la chrysalide dans ses moindres détails. Il faisait très sombre, mais je finis par repérer une protubérance inquiétante à la base du dos. En fouillant dans les poches de ma veste, je dénichai une boîte d'allumettes en carton prise dans un café. La première se brisa entre mes doigts tremblants. J'en craquai une autre en m'efforçant de conserver mon sang-froid. J'avais la désagréable sensation d'avoir une boule au fond de la gorge. L'appréhension me faisait tourner la tête. Je protégeai la flamme vacillante du vent en faisant écran avec mon corps, et je l'approchai du cocon. Mes soupçons se confirmèrent : un caillot de sang s'était formé sous les élytres. Pris de panique, je laissai tomber l'allumette, qui s'éteignit en crépitant sur les pavés humides. Le développement de la nymphe s'était mal déroulé, sans doute en raison des malformations dont souffrait Silune. Ses nouveaux élytres, durs et cornés, avaient entravé le processus de séparation de son ancienne peau en provoquant une hémorragie. De telles complications surviennent quelquefois lors de la mue, mais un membre de la famille est en général présent et il peut appeler un médecin dès les premiers symptômes. Silune m'avait fait confiance, elle avait accepté mon invitation pour le bal sans hésiter, cherchant en moi le réconfort d'un peu d'amour. Je m'en voulus de l'avoir trahie et de ne pas avoir su la protéger. « Allez, du courage ! » murmurai-je pour maîtriser mon affolement. Après mûre réflexion, je jugeai que la métamorphose était arrivée à son terme. Selon mon expérience personnelle, la mue s'opère en une dizaine de jour, bien que sa durée puisse varier selon l'âge, le sexe et les lunes. L'opacité de la substance nutritive était probablement due au rejet de toxines : la jeune fille aurait déjà dû éclore, mais elle n'avait probablement pas la force de s'extraire de sa chrysalide.
Je courus jusqu'à la maison la plus proche, frappant à toutes les fenêtres. Personne ne me répondant - les habitants s'étaient probablement cachés dans la cave d'un voisin - je pris la décision d'enfoncer la porte. Je pénétrai dans l'appartement en hurlant comme un fou, emportant sur mon passage un tapis et plusieurs chaussures. J'en ressortis armé d'une lampe-tempête, d'une couverture en laine et d'une paire de ciseaux. Je découpai le cocon avec le plus grand soin, en me plaçant dessous pour supporter son poids et éviter qu'il ne se déchire. Le liquide amniotique, tiède et visqueux, me coula sur la figure. Je me dépêchai de sortir le corps de Silune - il était si léger que je le soulevai sans peine - ; j'arrachai les restes flasques de peau morte encore collée aux ailes en prenant garde à ne pas rouvrir la plaie. Un météore fumant s'écrasa à quelques mètres de nous. J'enveloppai Silune dans la couverture et je la portai sur un canapé dans la maison dont j'avais fracturé l'entrée, puis je lui mis un doigt dans la bouche pour dégager les voies respiratoires (J'avais vu un docteur agir ainsi pour une de mes tantes). Les yeux toujours clos, elle toussa faiblement et recracha un peu de fluide séreux mêlé de sang. J'essuyai son corps avec le premier morceau de tissu qui me tomba sous la main.
J'éprouvai une curieuse sensation à découvrir la jeune fille dans sa moindre intimité, un mélange d'envie et de fascination coupable. Deux longs cerques partaient du creux de ses reins, vibrant au rythme de sa respiration. Mes gestes se firent attouchements, timides et maladroits, lissant les ailes mouillées, glissant le long de ses hanches, caressant le ténébreux duvet de son pubis, ses bras filiformes, blancs comme l'albâtre, ses seins menus aux aréoles arrogantes...
La nuit tomba progressivement sur la cité. Les cieux nous offrirent une relative accalmie dans le sens où pendant un quart d'heure je ne dénombrai que trois détonations importantes. En regardant par le velux, cependant, j'aurais pu faire une dizaine de voeux. Je pris dans la cuisine de mes hôtes involontaires de quoi préparer un grog bien chaud que j'amenai à Silune après l'avoir doucement éveillée.
« Tu dois boire quelque chose de sucré. Comment te sens-tu ? »
- « Un peu nauséeuse... J'ai froid. » répondit-elle en frissonnant.
Je me mis à genoux devant le fauteuil.
- « La nuit est fraîche. Si tu le veux bien, je peux te communiquer un peu de chaleur en m'enroulant avec toi dans la couverture. »
Elle me gratifia d'un sourire.
- « Je veux bien... Tu fermes les yeux, alors, je suis nue là-dessous. »
Ses joues s'embrasèrent. « Je sais qu'il n'y a pas grand chose à voir, mais j'ai ma pudeur. »
- « Tu ne dois pas dire ça. Tu es très belle, tu sais. »
- « Tu m'as déjà dit ça une fois, pour te servir de moi. »
Je me glissai sous le couvre-lit à ses côtés. Elle vint délicatement se blottir contre ma poitrine.
- « J'ai honte. » dis-je en passant ma main autour de sa taille. Elle frémit au contact de mes doigts sur sa peau. « Je suis d'un égoïsme impardonnable. »
Elle leva ses yeux vers moi et je fus submergé par son amour.
- « Je ne peux m'en prendre qu'à ma naïveté, prince Nardähé de Cóhort ! Tu n'as rien à te reprocher, qui serais-je pour t'en tenir rigueur ? Je suis heureuse que tu sois là. »
Sa voix était au bord des larmes. « Est-ce que... est-ce que tu veux bien me dire comment je suis maintenant ? » ajouta-t'elle d'un ton tendu.
- « Oui... Ta peau est d'un grain plus soyeux qu'autrefois, très douce au toucher. Deux courts élytres viennent à présent couvrir tes ailes. Enfin, comme tu as dû le sentir, te voilà dotée de fines antennes annelées. »
- « Un vilain scarabée, en somme ! » soupira-t'elle dans un rire entrecoupé de sanglots.
- « Irrésistible Silune, tu aimes être flattée, tu veux encore m'arracher des compliments, avoue-le. Arrête de te faire du souci, ma petite fleur, tu es tout simplement merveilleuse. » susurrai-je avec tendresse.
Confuse, elle se dégagea de mon étreinte et se détourna pour pleurer hors de ma vue. Je la retins et je l'embrassai sur le front, les paupières, le nez, puis enfin sur les lèvres, avec douceur. « Je boirai l'eau de tes larmes, » dis-je, « et plus jamais tu ne seras malheureuse. Tes yeux me souriront, je me plongerai dans leur noirceur jusqu'à me perdre dans les labyrinthes de ton âme. »
Je la serrai très fort contre moi, et aussi étonnant que cela puisse vous paraître, nous restâmes ainsi jusqu'au petit matin, heureux et dans la plus parfaite immobilité. Je dormis cependant quelques heures, et je rêvai de Pharé l'hyménoptère m'entraînant dans une danse endiablée qui mettait en valeur ses formes généreuses. Nous fûmes réveillés par une violente déflagration qui ébranla le mobilier. J'aidai Silune à se lever, puis j'allai lui chercher des vêtements dans une penderie.
- « Nous ne pouvons pas rester ici. » dis-je, « Essayons de rejoindre la cathédrale de Siläré : de là j'enverrai quelqu'un au palais pour qu'il nous procure un fiacre. »
En sortant de la maison, elle me fit signe de l'attendre et alla chercher une vieille sacoche rafistolée de partout derrière une bouche d'aération. « Quelques affaires personnelles. » expliqua-t'elle simplement. Nous courûmes main dans la main jusqu'au Chantier.
- « Attends, Nardähé... Je n'irai pas au palais avec toi. »
- « Mais... »
Elle mit son doigt sur ma bouche.
- « Ecoute-moi, il est encore trop tôt. Cette nuit est une des meilleures qu'il m'a été donné de vivre, mais une confiance trahie ne se regagne pas si rapidement. Il me faut encore un peu de temps. »
- « Où vas-tu aller ? »
- « Mon monde est là, dehors. Chaque fois que je me suis blessée, il y avait quelqu'un pour m'aider, quelqu'un de plus malheureux que moi. Regarde-les, dans cette église, tous égarés, la peur au ventre. Je dois rester avec eux. »
Elle me tendit son sac. « Tiens, un gage de mon amour... Au palais, ce sera plus à l'abri qu'ici. »
- « Qu'est-ce que c'est ? »
- « Mon jardin secret, ma seule raison de vivre avant que je ne te rencontre. Il y a aussi la robe que tu m'as offerte. »
J'ouvris le baluchon. Soigneusement enveloppé dans un morceau d'étoffe se trouvait un petit vitrail représentant saint Jesardähé traversant le fleuve des enfers, un enfant au dessus des épaules.
- « C'est magnifique. » soufflai-je.
- « Je l'ai fait avec des bouts de verre amassés dans la rue. Certaines couleurs sont plus rares, comme le rouge et le jaune. Elles proviennent d'objets d'art qui sont tombés lors d'une livraison. Pour le bleu, j'ai acheté un vase Dóhertien avec mes modestes économies. Je n'ai pas mangé pendant trois jours, mais ça en valait la peine... Va, maintenant, ton cocher t'attend. »
Je la quittai précipitamment, emportant son précieux bagage sous mon bras.
« Nardähé mon bel amant ichtyophage, » roucoulait Pharé, « je dois bien reconnaître que tu as gagné... Tu as eu ta petite vengeance, mon père m'a sérieusement fait la morale. Nous pourrions peut-être arrêter là les frais avant que l'un de nous ne profère des propos qu'il regrettera ! »
Elle s'était introduite dans ma chambre par le balcon, dont j'avais laissé la fenêtre ouverte pendant que je prenais une douche. Sans aération, la buée avait une fâcheuse tendance à détériorer mon papier peint et ma bibliothèque.
« Arrêtons les gamineries qui étaient bonnes quand nous étions plus jeunes mais qui n'ont plus leur place aujourd'hui. Nos jeux devraient être autrement plus adultes, tu ne crois pas ? »
- « Je ne vois pas où tu veux en venir... » commençai-je sur la défensive.
- « Tttt... Tttt... » fit-elle en venant se frotter contre mon peignoir, « Ce n'est pas très gentil de ta part. Tu voulais que je vienne te supplier, et bien me voilà à tes pieds, implorante... C'est ce que tu voulais, non ? Tu ne vas pas m'en demander plus et profiter de ton avantage alors que finalement tu n'as guère plus le choix que moi ? »
- « Personne ne me dicte comment agir. »
- « Allons Nardähé... ». Elle prit un ton enjôleur, jouant distraitement avec ma ceinture. « Ce monde agonise lentement ; ne me dis pas que tu veux risquer ta place dans la fusée pour une simple incartade... Les océans et les montagnes du nouveau monde t'attendent, l'as-tu oublié ? »
Elle ramena ses cheveux en arrière et me lança un regard aguicheur.
« Tu ne vas quand même pas prétendre que ton idylle avec cette pauvre fille est sérieuse ! Tu as juste voulu m'agacer, et c'était très réussi, j'avoue que j'ai été très impressionnée. Une manoeuvre digne du plus fin des politiciens ! Le plus fort, c'est que cette Silune n'y a vu que du feu. »
- « C'est quelqu'un de très sensible. » protestai-je sans vigueur.
- « Aïe, tu t'es réellement amouraché d'elle ! Je vais donc devoir te reconquérir... »
Elle posa ses lèvres dans mon cou. « Je suis venue sans défense, qu'est-ce que tu attends pour t'engouffrer dans la brèche ? » glissa-t'elle entre deux baisers. Sa main se promenait sur mon peignoir, cherchant une ouverture. « Je parle au figuré comme au sens propre. » soupira-t'elle. Elle me poussa dans la salle de bain. Ses vêtements devinrent moulants sous l'eau ruisselante. Après s'en être débarrassée elle recula pour s'offrir à mon regard. « Vois comme je suis à toi, finalement ! ». En proie à un émoi croissant, je restai bouche bée. Elle battit des ailes, projetant des gouttelettes dans toutes les directions. Ses yeux violets brûlaient d'ardeur...
Nous fîmes l'amour plusieurs fois dans la nuit, jusqu'à ce que je m'endormisse dans le creux de son sein, éreinté par un effort d'une telle intensité.
Comme tous les lundis, Silune lavait son linge au lavoir de la place du marché. Penchée par dessus la margelle, elle ne m'avait pas vu arriver ; elle sursauta et laissa échapper son savon dans le bassin lorsque je lui adressai la parole.
« Décidément, tu es introuvable, cela fait presque une heure que je parcours la ville en tous sens. » mentis-je. « Je vais finir par croire que tu m'évites ! »
- « Bonjour mon prince. » répondit-elle joyeusement. « Je ne suis pourtant jamais loin de toi... Hier je suis allée t'attendre à la grille du palais, mais tu es sorti avec des amis : je n'ai pas osé t'approcher. »
Je la pris par la taille, écartant de la main les cheveux qui retombaient sur son visage.
- « Pourquoi ne viendrais-tu pas dîner chez moi ce soir. » proposai-je. Je l'avais déjà invitée plusieurs fois, prétextant un repas aux chandelles ou un spectacle en ville, mais elle refusait toujours mes avances d'un rire gêné. Lorsque j'insistais, elle se réfugiait dans un mutisme silencieux, comme une enfant rétive.
- « Tout le monde sait que tu t'es réconcilié avec Pharé et que tu l'épouseras la semaine prochaine. Tu n'as pas besoin de moi. »
Je soupirai.
- « Ce n'est pas la vraie raison, Silune. Pourquoi me fuis-tu sans arrêt ? »
Sourde à mes arguments, elle persista dans son refus. Depuis la nuit que nous avions passée dans une maison étrangère, je n'avais pas retrouvé un pareil moment de communion avec elle. Je la laissai à son nettoyage ; boudeur, j'allai flâner le long des échoppes, laissant traîner mon regard sur les étalages sans rien acheter. Mon coeur désirait une chose qu'aucun marchand n'aurait pu m'offrir, même pour une importante somme d'argent. Cela m'était difficile à admettre. Un musicien s'était installé près de la fontaine, un vieux galurin posé à ses pieds. Il me rappela vaguement quelqu'un que j'avais déjà rencontré. Cependant je ne parvins pas à rassembler mes souvenirs, je restai sur une impression de déjà vu.
Une étoile s'étiole en ce matin brumeux.
Tremblante devant la fin d'une éternité
Ma muse Sélênê, dans la blancheur des cieux,
S'est cachée sous un voile de féminité.
Mystérieuse lune, mon amour éphémère,
Quel est donc ce secret que tu caches en ton coeur,
Jadis abandonnée, sans l'amour d'une mère,
Une enfance d'insecte où se nichent des pleurs ?
Les vers ne s'adressaient pas à moi, mais ils eurent un écho particulier en rapport avec mon histoire. Que craignait donc Silune pour me quitter dès que nos relations menaçaient de devenir plus sérieuses ? Je voyais pourtant qu'elle m'aimait, qu'elle me pardonnait toutes mes inconstances. Mes sentiments étaient loin d'être aussi purs : je passais mes nuits avec une Pharé de plus en plus voluptueuse, tandis que le jour je tournais vainement autour de Silune. Je ne savais presque rien de ses origines ; elle ne m'en parlait jamais qu'à mots couverts, comme si elle redoutait le jugement que j'aurais pu porter à ses confidences. J'avais entendu dire que sa mère était morte à sa naissance et qu'elle avait fui son père parce qu'il la battait. Mais je ne pouvais accorder aucune foi aux racontars des mendiants : des affabulations de ce genre couraient facilement les rues. Ne m'avait-on pas soutenu à grand renfort de preuves que Kalimudé utilisait des os humains dans son astronef et qu'il avait été vu par plusieurs témoins rôdant dans les cimetières de la ville ? Partagé entre deux amours, je ne savais plus que croire et que penser. La nécessité de me préparer au départ et la peur de l'inconnu brouillaient tous mes repères.
« La ville est en feu, la ville est en feu ! »
La nouvelle se répandit plus vite encore que les flammes. L'odeur de bois calciné et un épais nuage de cendres noires vinrent rapidement confirmer les dires des premiers messagers. Vers l'est, l'horizon rougeoyait comme lors d'un coucher de soleil, alors que le crépuscule recouvrait encore les quartiers nord et ouest de la ville endormie. La population fit preuve d'un courage remarquable, bravant les risques dus aux météorites, en formant une longue chaîne humaine. Les seaux passaient de main en main, mais pourtant l'incendie semblait ne pas vouloir s'éteindre. Les vieilles bicoques et les chaumières construites les unes sur les autres au détriment de la sécurité à une époque où la démographie avait augmenté exponentiellement faisaient des proies faciles pour le feu. Le brasier s'était constitué autour de plusieurs foyers provoqués par des corps célestes particulièrement volumineux qui étaient tombés presque au même moment, surprenant les équipes de pompiers occupées à protéger le Chantier.
Attrapant mon blouson en cuir, je sortis porter main-forte aux secours. Près du canal, Caludé et quelques autres s'escrimaient avec une pompe à eau. Ils essayaient d'ouvrir la vanne à grands coups de marteau, tandis que deux autres personnes avaient déjà déployé la lance d'arrosage. Pharé, hystérique, pleurait en se tordant les mains. Ses ailes poudrées la rendaient plus vulnérable que nous.
- « Emmène-la ailleurs, elle ne nous est d'aucune utilité ici et je n'ai pas le temps de veiller sur elle. » me cria Caludé.
Je lui répondis par un signe de la main. Nous essayâmes de nous frayer un chemin jusqu'au parvis de la cathédrale, devant lequel les enfants avaient été rassemblés. Alors que nous contournions une maison en feu, une femme apparut à la lucarne, tenant son enfant à bout de bras. Ses gémissements étaient couverts par les craquements de la charpente. Les flammes formaient un rideau infranchissable.
- « Il faut faire quelque chose. » dis-je. Je m'élançai vers l'escalier principal, mais le plancher céda sous mes pas. Une poutre manqua de me briser le crâne alors que j'essayai de sauter jusqu'aux premières marches. « Ne me laisse pas seule ! » pleurnicha Pharé, les yeux rivés sur les flammes qui me léchaient le pantalon. La fumée me brûlait la gorge. Suffocant, couvert de sueur, je dus renoncer et revenir en arrière. Silune, mon ange-gardien, protégée par sa carapace, venait de surgir sur le toit. La mère hurla et lâcha son enfant qui glissa sur les tuiles jusque dans la gouttière. Les flammes jaillirent de la mansarde ; la femme transformée en torche disparut dans l'incendie. Silune attrapa l'enfant au moment où toute une partie de la toiture s'effondrait.
Les visages sont sérieux, ridés par l'appréhension. J'avance vers l'embarcadère en tenant Pharé par la main. Le vaisseau est là, immense, pointant sa flèche vers un ciel sinistre. Je me retourne, pour contempler une dernière fois la ville où je suis né. Mon père me fait signe d'avancer, ma mère regarde dans le vague, perdue dans ses souvenirs. Pharé parle, mais je n'écoute pas ce qu'elle me dit. J'entends Caludé rire nerveusement tandis que sa toute récente épouse lui parle d'enfants. Nous ne sommes que treize. Le quatorzième devait être Dernudé, mais au dernier moment il a prétexté un malaise. Son regard avait brillé étrangement alors qu'il serrait sa vieille lunette astronomique contre lui. Les gens de la ville, ceux qui restent, sont tous là, à l'entrée du Chantier, conscient de leur destin. Ils ont compris, cependant, que tout était vain : ils ne bougent pas, tels des santons au bord d'une crèche, figés dans une attitude sereine proche de l'ataraxie, comme s'ils avaient mis tous leurs espoirs dans ce voyage et que leur unique consolation avant la mort était de savoir que la vie continuerait ailleurs. Siläré prie silencieusement, aux côtés du nautonier, Kalimudé, qui sera le dernier à monter à bord. Silune est venue aussi, livide, ne regardant que moi. Ses yeux sont des gouffres de douleur. L'enfant qu'elle a sauvé des flammes dort dans un panier à ses pieds, surveillé par le chien. J'essaie de lui sourire, mais mes lèvres restent scellées. Pourquoi ma langue est-elle si sèche ? Je monte les premières marches qui mènent à la nacelle, mes pas sont chancelants, mal assurés. Pharé me dévisage avec étonnement.
Diantre, qu'elle est belle, elle a mis ses plus beaux habits de princesse et s'est délicieusement maquillé le pourtour des yeux. Je la lâche pour faire un bond en arrière. Mon père crie quelque chose ; Pharé hurle. Sous mes pas, l'herbe est molle. Un oiseau siffle dans le lointain, son chant a les accents aigus d'un cistre. Silune avance vers moi, lentement, très lentement, comme si l'éternité se déroulait au ralenti. Je la prends dans mes bras, elle cligne des yeux. Nos lèvres s'unissent. Coalescence.
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le 22-11-2007 à 07h27 | Effectivement | |
C'est un très bon texte que j'ai apprécié lire. | ||
le 14-08-2006 à 22h02 | Relecture | |
En passant, je relis pour la énième fois ce texte bien ancien, et je me dis que c'est vraiment un de mes préférés du site. Je ne peux pas dire "le" préféré, il y en a trop qui méritent lecture et relecture, mais celui-ci est vraiment extraordinaire. Aux nouveaux lecteurs de faëires qui ont du retard et donc peut-être pas le temps de tout lire, ne passez pas à côté de Coalescence... :o) | ||
le 29-07-2004 à 23h15 | c'est une tres belle histoire, superbement ecrite ... je ne suis qu'une amatrice mais j'admire le travail |