Les minables sont étendus sur la pente boisée. Morts. Dans les regards des autres, les survivants, l’horreur est née. L’horreur mais aussi la peur, annihilatrice et profonde, une peur qui s’insinue par chacune de leurs pores, qui forme une boule au creux de l’estomac.
« Vous savez à quoi vous en tenir ! »
La phrase a été lâchée sans pitié, sans haine non plus. Simplement sur le ton de la constatation. Tu apprends. Première leçon : la mort est la seule issue pour les faibles. Mais tu ne peux détacher tes regards des corps repliés sur eux-mêmes, dans une pose instinctive de défense. Position foetale. Il semble que la boucle soit bouclée. A vrai dire, en un peu moins de temps peut-être. L’expression des visages est tragi-comique : étonnement, panique ! Quelque chose de moins formel aussi, te semble-t-il.
Tu fixes, paralysé, les impacts des lames, la vie rouge qui s’écoule sur l’herbe froissée pour nourrir une terre exsangue, craquelée, stérile. Seules les mauvaises herbes ont réussi à germer.
« Maintenant, vous faites partie du groupe. La mort est là, qui rôde tout autour. Souvenez-vous en bien. Vous seuls pouvez attacher de l’importance à votre peau. Personne d’autre ! ».
Tu ne peux totalement réprimer un sanglot. Il y a quelque chose qui s’était attaché à toi. Il courait à tes côtés entre les arbres doux-amers, pour sauver ta peau. Le souvenir d'un regard mi-rieur mi-sérieux. L’écho pas très lointain d’une voix douce et chaude. A présent, tout est mort, à tes pieds. Le ciel, au-delà de la canopée, est d’un gris sale et délavé. Tellement loin, tellement haut. Le soleil est une tâche légèrement plus brillante et sa taille est curieusement dilatée. Cet endroit, baigné d’une lumière terne et moite, restera à jamais pour toi la Clairière. La clairière de la sélection, où seuls les plus robustes, les plus résistants et les plus malins ont survécu.
Le groupe ne peut se permettre la moindre faiblesse à présent. La forêt sans limite est parcourue par des bandes pareilles à la tienne et les confrontations sont brutales et sans merci car le gibier est maigre. Ceux qui survivent forment une nouvelle meute pour assurer leur survie, oubliant leur haine. Les temps sont impitoyables.
Oeil-Rusé contemple une dernière fois son groupe, attentif derrière lui. Les visages sont impassibles. Il y a cette même volonté farouche de vivre un jour de plus. Se sentir vivant est un miracle qui se fait si rare ! Pour toi, à cet instant, continuer de vivre n’a plus de signification. La douleur te submerge. Et dans ce naufrage, il y a ce visage, aux traits parfaits, qui semble te sourire de si loin ! Tellement loin !
Oeil-Rusé jette un cri et s’éloigne entre les taillis, dans le contre-jour. Le mouvement de cette masse vivante t’a sorti de ta torpeur. Tu les suis parce que quelque chose en toi ne veut pas mourir. Déjà, tu as remarqué la lueur qui s’est allumée dans les prunelles ambre du lieutenant d'Oeil-Rusé. Cela a éveillé un sentiment mobile en toi. Tu as besoin de cette lueur pour exister et tu ne résistes pas. Pourtant, au fond de ta mémoire, n’est pas encore effacé le souvenir de celui qui gît là-bas dans cette clairière...
La horde que tu suis, tu l’apprends de cet homme sinistre qui a jailli sur ta gauche, se nomme martialement « Les Maraudeurs du Diable ». Comme tu apprends que ce barbu borgne sera ton instructeur. Tu as pu voir dans son regard, un désir dépassant tout ce qui a été donné à l’homme depuis le premier jour de la Recréation.
Il est si loin, le temps de la Communauté, près du lac forestier, vert et bleu. Là-bas, l’existence s’écoulait paisiblement. Tu te souviens des longues promenades parmi les joncs et les saules, penchés au-dessus du miroir argenté. Là-bas, la vie était aussi douce que la lumière tamisée par les feuillages. Il régnait un sentiment d'une immobilité éternelle. Jusqu’au jour où les Fous Hurlants sont venus te ravir, avec onze de tes frères. Le reste de la Communauté s’est dispersée dans d’obscures galeries, barricadant le palais souterrain.
Une femme à demi nue t’interpelle mais tu ne comprends pas. Il y a encore ce brûlot au fond de ses yeux verts. Heureusement, alors que tu t’apprêtes à sombrer dans ce que tu redoutes, un autre frère s’approche de toi et te sourit furtivement. Ses mains dessinent un signe secret et la souffrance qui enserrait ta poitrine se dilue dans un réconfort salvateur.
Et le temps passe...
Beaucoup de maraudeurs font de grands gestes, ordonnant le plus complet silence. Face-de-Chacal, le lieutenant d’Oeil-Rusé, se tient près de toi, te faisant signe de t’allonger sur la mousse humide du sous-bois. Tu sens alors le contact de sa main. Répulsivement, tu roules sur toi, mettant le plus de distance entre vous. Dans tes oreilles son rire cascade, crescendo, lourd de menaces.
Peu après, dans le crépuscule, il y a une trentaine de bâtiments resserrés auprès d'un embarcadère qui plonge ses pieux noueux dans les eaux paisibles d'un grand fleuve, en contrebas. La fumée qui s'échappe des toits rassure : il y a de la vie. Chacun, dans le groupe, sait que le peuple qui vit là appartient sans nul doute aux Pêcheurs. Inoffensifs mais nombreux. Plusieurs dizaines à en juger par les barcasses tirées sur le rivage ou attachées le long de l'embarcadère.
De l'endroit où tu es allongé, tu peux entendre les rires cristallins des enfants qui s'amusent, hors de vue, près de l'eau et les voix nettement plus graves des adultes dans l'ombre qui s'étend progressivement. Tu perçois à un niveau primal, la Vie, tout près. Une ivresse délicieuse coule dans tes veines, grise ta conscience aussi sûrement que l'élixir que tu buvais dans la Communauté, aux jours heureux, depuis ton plus jeune âge. C'est une faim qui grimace dans ton ventre, affolé par la nourriture si abondante, si proche...
Autour de toi, la horde attend. Tous fixent Oeil-Rusé, murmurant sourdement. Mais celui-ci hésite. C'est perceptible au tressaillement de sa paupière. La Vie est là, juste à portée de main. Mais la Mort se cache peut-être tout près, tant il est vrai que la Vie chevauche parfois derrière la cavalière au pâle destrier. Le murmure se fait prière, toujours à la limite de l'audible. Cela excite les nerfs, sorte de transe vocale qui parle directement au corps. C'est lancinant et hypnotique, si profondément ancré dans ce que tu as de plus ancestral. Tu ne peux lutter. Qui pourrait lutter contre l'appel venu du fond des âges? Et tu retrousses les lèvres, comme un animal énervé.
Oeil-Rusé sait qu'il ne pourra retenir sa meute plus encore sans risquer sa suprématie. Cela fait trop longtemps qu'elle se nourrit de glands et de racines. Beaucoup de saisons ont passées depuis la Clairière, mais cela semble pourtant si proche pour toi, juste hier dans ta mémoire. Maintenant, tu es un Maraudeur, un vrai, comme les autres. De tes frères, il n'en reste que sept.
Le village est juste là, comme un appât miraculeux. Tu as appris que les peuples sédentaires dressent d'habiles pièges contre vous. Tu n'ignores pas que, bien qu'inoffensifs, ils se battront jusqu'au bout pour protéger les enfants. Ce que vous ne faites pas. Le danger existe, mais il faut l'accepter.
Comme tu as tiré parti de ce feu que tu allumes, ainsi que tes frères, dans les yeux des hommes et des femmes de la horde. Tu as pris un certain plaisir, pour ne pas dire un plaisir certain, à leurs brutales étreintes, à ces corps hirsutes, à cette peau rêche et dure, au grain grossier. Ton corps long et délié, ton teint pâle, ta peau si douce et tes traits si fins, agressent leurs sens, les exacerbant à la limite du supportable.
A présent, toi et tes frères, vous restez en arrière, à l'abri du tumulte de la mêlée, laissant les autres se battre. Que votre orgueil est flatté lorsqu'ils reviennent ensuite vers vous, les mains tendues, pleines de Vie encore palpitante, délicieuse offrande! Tu as été étonné de la réaction des Maraudeurs lorsque tu as déchiré, pour la première fois, la poitrine d'un homme agonisant, et porté à ta bouche son coeur gorgé de sang. Ils faisaient cuire les viandes avant de les avaler rapidement : instinct strictement alimentaire. Puis ils ont accepté : ce que vous leur apportiez en échange était au-delà de leurs rêves les plus fous!
Au sein de la meute, la place des survivants de la Communauté n'a alors cessé de croître, pour constituer aujourd'hui de véritables Conseillers dont les avis sont écoutés avec attention. L'autorité naturelle d'Oeil-Rusé et la force brutale de son lieutenant Face-de-Chacal sont les seules limites à votre influence.
Depuis longtemps, tu songes à t'en débarrasser pour prendre le vrai pouvoir et surtout ne plus être leur objet sexuel favori. Alors, avec tes frères, tu as attendu l'occasion favorable. Cette nuit. La lame que tu tiens ne faillira pas. Oeil-Rusé attend toujours l'obscurité la plus complète. Et il n'y a jamais d'étoiles dans le ciel nocturne. Elles sont invisibles, au-delà des nuées poussiéreuses qui enferment la Terre aussi sûrement qu'un cercueil.
La nuit a enveloppé les maisons de son long manteau. Le ciel est noir. Silencieusement, la meute se déploie à l'abri du sous-bois. La manoeuvre est simple. Pourtant, huit autres silhouettes se glissent furtivement derrière huit maraudeurs, dont Oeil-Rusé. Tu as choisi Face-de-Chacal.
Sans bruit, tu te coules dans l'obscurité, dans le dos de l'ombre confuse qui progresse à quelques pas devant toi. La boule chaude dans le bas du ventre naît encore. A présent, les bâtiments se profilent, à un jet de pierre. Tu ne distingues rien d'autre, bien qu'il y ait une quarantaine d'ombres qui se faufilent vers le fleuve.
C'est alors que la lumière jaillit. Blanche. Crue. Aveuglante. Elle te cloue sur place, en engloutissant tous tes repères. Tu ne peux résister au vent de panique qui balaie ton âme. Un bruit étrange rompt le silence. Les premières balles tombent trop court, mal ajustées. Tu hurles vers une lune absente quand tu sens la douleur métallique percer ta poitrine. Elle enserre douloureusement tes poumons. Tu tombes à genoux, essayant de retenir la Vie qui s'échappe de toi, si vite. Tu grondes, en haletant, quand l'ombre se dresse entre la lumière et toi.
D'une main tremblante, tu lèves ta lame. Un pied écrase ton bras et tu lâches ton arme. Tu sens la morsure froide d'un canon lisse contre la tempe. Tu cries, tu hurles, paralysé d'horreur et de révolte. Tu ne veux pas mourir, tu ne veux pas mourir, tu ne veux...
Quand le bruit explose dans ton crâne, tu sombres immédiatement dans de profondes ténèbres, t'accueillant dans un réconfort cotonneux.
« ...ne pouvaient croire que nous les savions là. Ou alors, ils étaient trop affamés pour... »
Bruits de voix dans ta tête.
« ...hordes d'animaux humains... plus monstres qu'humains d'ailleurs... »
« ...maxillaires hyper-développés, arcade sourcilière en visière, bras touchant presque le sol... »
« ...dégénérescence cellulaire, sans doute... ADN altéré... »
« ...Selon une étude récente, ils auraient fait l'objet de manipulations génétiques interdites, après que les Puissances Occidentales aient mené la dernière bataille... »
Tu respires difficilement. Tu es dans une grande pièce plongée dans une pénombre rafraîchissante. Tu t'y trouves presque à l'aise. Aucun écho douloureux...
« ...la forêt qui s'est développée inexorablement malgré les défoliants les plus puissants utilisés... »
Tu crispes les doigts sur les barreaux graciles de ta cage. Tu peux les secouer, la matière qui dont ils sont faits est d'une rigidité extraordinaire.
« ...cannibalisme très répandu dans ces hordes nomades... »
Tu ne cries pas, tu ne descelles pas les lèvres, stupéfait par le minuscule soleil captif qui inonde une grande salle que tu aperçois très partiellement.
« ...aurions pu les détruire plus rapidement, comme d'habitude, mais il y avait plusieurs spécimens sur les photos infrarouges... »
Il y a un homme qui parle devant un auditoire dont tu ne vois que les premiers rangs. Il est tellement différent des Maraudeurs. Il se tient très droit devant un pupitre.
« Nous n'avons pu les prendre tous vivants. Un seul a survécu. Malgré les consignes, vous connaissez la répulsion des militaires pour les zorks. Et celui que nous avons pu sauver était déjà assez abîmé! Mesdames, messieurs, toute votre inestimable attention car j'ai le plus grand honneur à vous présenter... »
D'autres hommes, en treillis rouge et bleu, poussent la cage où tu te trouves vers le centre de la salle de conférence. Et comme tu parais en pleine lumière, tous se taisent subitement et ouvrent des yeux étonnés...
« ...le premier androgyne de la création... »
Ton corps nu, lisse et souple, est exposé à la vue de tous! Et, alors que tu libères les toxines qui t'apporteront une mort sans douleur et fulgurante, tu peux apercevoir la lueur coutumière qui s'est allumée dans tous leurs regards, la lueur d'un désir inhumain...
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le 08-01-2007 à 17h19 | Apocalypse now | |
Au rythme de me répéter : le style est sûr, quasiment pro. Les descriptions sont efficaces. L’histoire bénéficie d’un arrière-plan mais je l’ai trouvé moins détaillé et complet que d’habitude. Il faut dire que tu m’as habituée à l’excellence et que c’est quelque chose auquel on ne s’habitue que trop vite, ;o) L’ambiance science-fiction, post-apo ici, est bien rendue par un juste choix de mots. Le... | ||
le 18-08-2006 à 18h50 | Vous en reprendrez bien une tasse? | |
Ce récit est comme un bon café: fort, noir, à peine sucré et avec un fond d'amertume. Une ambiance, un style, une histoire: je suis comblée! Voilà de la belle ouvrage... |